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Le Monde Illustré  No 112. 4 Juin 1859 [p. 362-363]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

[Suite.]
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XLIX

Concert du 16 décembre 1838. — Paganini, sa lettre, son présent. — Fureurs, joies et calomnies. — Ma visite à Paganini.
     — Son départ. — J’écris Roméo et Juliette. — Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu.

    Paganini était de retour de son voyage en Sardaigne quand Benvenuto fut égorgé à l’Opéra. Il assista à cette horrible représentation, d’où il sortit navré, et après laquelle il osa dire : « Si j’étais directeur de l’Opéra, j’engagerais aujourd’hui même ce jeune homme pour m’écrire une autre partition. »

     La chute de celle-ci, et plus encore les fureurs que j’avais éprouvées et contenues pendant ses interminables répétitions, m’avaient donné une inflammation des bronches. Je fus réduit à garder le lit et à ne plus rien faire. Mais il fallait vivre pourtant, moi et les miens. Résolu à un effort indispensable, je donnai deux concerts dans la salle du Conservatoire. Le premier couvrit à peine ses frais. Pour forcer la recette du second, j’annonçai dans le programme mes deux symphonies, la Fantastique et Harold. Malgré le mauvais état dans lequel mon obstinée bronchite m’avait mis, je me sentis encore la force de diriger ce concert, qui eut lieu le 16 décembre 1838.

     Paganini y assista ; et voici le récit de l’aventure célèbre sur laquelle tant d’opinions contradictoires ont été émises, tant de méchants contes faits et répandus. J’ai dit comment Paganini, avant de quitter Paris, fut l’instigateur de la composition d’Harold. Cette symphonie, exécutée plusieurs fois en son absence, n’avait point figuré dans mes concerts depuis son retour : en conséquence, il ne la connaissait pas et il l’entendit ce jour-là pour la première fois.

     Le concert venait de finir, j’étais exténué, couvert de sueur et tout tremblant, quand, à la porte de l’orchestre, Paganini, suivi de son fils Achille, s’approcha de moi en gesticulant vivement. Par suite de la maladie de larynx dont il est mort, il avait alors déjà entièrement perdu la voix, et son fils seul, lorsqu’il ne se trouvait pas dans un lieu parfaitement silencieux, pouvait encore entendre ou plutôt deviner ses paroles. Il fit un signe à l’enfant qui, montant sur une chaise, approcha son oreille de la bouche de son père et l’écouta attentivement. Puis Achille, redescendant et se tournant vers moi : « Mon père, dit-il, m’ordonne de vous assurer, monsieur, que de sa vie il n’a éprouvé dans un concert une impression pareille ; que votre musique l’a bouleversé, et que, s’il ne se retenait pas, il se mettrait à vos genoux pour vous remercier. » A ces mots étranges, je fis un geste d’incrédulité et de confusion ; mais Paganini, me saisissant le bras et râlant avec son reste de voix des « oui ! oui ! » m’entraîna sur le théâtre où se trouvaient encore beaucoup de mes musiciens, se mit à genoux et me baisa la main. Besoin n’est pas, je pense, de dire de quel étourdissement je fus pris ; je cite le fait, voilà tout.

     En sortant dans cet état d’incandescence par un froid très-vif, je rencontrai M. Armand Bertin sur le boulevard ; je restai quelque temps à lui raconter la scène qui venait d’avoir lieu ; le froid me saisit, je rentrai et me remis au lit plus malade qu’auparavant. Le surlendemain j’étais seul dans ma chambre, quand j’y vis entrer le petit Achille. « Mon père sera bien fâché, me dit-il, d’apprendre que vous êtes encore malade, et s’il n’était pas lui-même si souffrant, il fût venu vous voir. Voilà une lettre qu’il m’a chargé de vous apporter. » Comme je faisais le geste de la décacheter, l’enfant, m’arrêtant : « Il n’y a pas de réponse, mon père m’a dit que vous liriez cela quand vous serez seul. » Et il sortit brusquement.

     Je supposai qu’il s’agissait d’une lettre de félicitations et de compliments, je l’ouvris et je lus :

« Mio caro amico,

     » Beethoven spento, etc. etc. » (On connaît les expressions dont Paganini se servit, expressions beaucoup trop flatteuses pour que j’ose les reproduire. Voici la fin seulement de cette lettre dont la Gazette musicale publia dans le temps le fac simile. ) « Credo mio dovere di pregarvi a voler accettare in segno del mio omaggio venti mila franchi, i quali vi saranno rimessi dal signor baron de Rothschild dopo che gli avrete presentato l’acclusa.

     » Credete-mi sempre il vostro affezionatissimo amico,

 NICOLO PAGANINI.

Parigi, 18 dicembre 1838. »

     Je sais assez d’italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant l’inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se brouillèrent et que le sens m’en échappa complétement. Mais un billet adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je l’ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français :

« Monsieur le baron,

      » Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que j’ai déposés chez vous hier.

» Recevez, etc.

» PAGANINI. »

     Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma femme, entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage défait, s’écria 

     — Allons ! qu’y a-t-il encore ? quelque nouveau malheur ! Il faut du courage ! nous en avons supporté d’autres !

     — Non, non, au contraire !

     — Quoi donc ?

     — Paganini…

     — Eh bien ?

     — Il m’envoie… vingt mille francs !…

     — Louis ! Louis ! s’écrie Henriette éperdue, courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin, viens, come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu’il fait pour ton père !

     Et ma femme et mon fils accourant ensemble tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l’enfant étonné joignant à côté d’elle ses petites mains… ô Paganini !!! quelle scène !… que n’a-t-il pu la voir !

     Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu’il m’était impossible de sortir. Ma lettre m’a toujours paru si insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n’ose la reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent…

     Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s’étant répandu dans Paris, mon appartement devint le rendez-vous d’une foule d’artistes qui se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d’obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient ; l’un d’eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. « Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j’en eusse bien fait autant. » Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C’est le seul exemple que je connaisse d’un mouvement d’envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m’écrivit Janin, son magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont m’honorèrent d’obscures publications, les insinuations calomnieuses contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.

     Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d’impétueux sentiments, je frémissais d’impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n’y pus tenir, je m’habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu’il se promenait seul dans la salle de billard. J’entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où nous étions me permettait d’entendre les paroles, m’arrêta par celles-ci : « Ne me parlez plus de cela ! non ! n’ajoutez rien, c’est la plus profonde satisfaction que j’aie éprouvée dans ma vie ; jamais vous ne saurez de quelles émotions votre musique m’a agité ; depuis tant d’années je n’avais rien ressenti de pareil !… Ah ! maintenant, ajouta-t-il en donnant un violent coup de poing sur le billard, tous ces misérables qui cabalent contre vous n’oseront plus rien dire ; car ils savent que je m’y connais et que je ne suis pas aisé ! »

     Qu’entendait-il par ces mots ? A-t-il voulu dire : « Je ne suis pas aisé à émouvoir par la musique ; » ou bien :  « Je ne donne pas aisément mon argent ; » ou : « Je ne suis pas riche. »

     L’accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi, cette dernière interprétation.

     Quoi qu’il en soit, le grand artiste se trompait ; son autorité, si immense qu’elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence à mes adversaires.    .    .    .    .

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1 La traduction et la reproduction sont réservées.

HECTOR BERLIOZ.          

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Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 1er décembre 2011.

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