2013
Cette page présente les comptes-rendus d’exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2013. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.
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Par Christian Wasselin
Opéra de Nice, 19 novembre 2013
On a peu l’occasion d’entendre Der Freischütz dans la version française d’Émilien Pacini munie des récitatifs de Berlioz et rebaptisée Le Freyschütz pour l’occasion. On se souvient en particulier des représentations données au printemps 2011 à l’Opéra Comique dans la mise en scène du navrant Dan Jemmett. Malgré le flamboyant Orchestre révolutionnaire et romantique, et malgré la direction exigeante et inspirée de John Eliot Gardiner, la plupart des interprètes avaient alors oublié la consigne de Berlioz, qui a toujours insisté pour que ses récitatifs soient « dits d’une façon familière et animée, et non vociférés avec emphase ». Or, à Nice, c’est exactement l’inverse qui se produit : la distribution ne brille pas par ses individualités, chacun en revanche possède le sentiment de la partition et s’efforce de le rendre avec simplicité via des récitatifs abordés sans alanguissement. Ajoutons que si Bernhard Berchtold (Max) a étudié au Mozarteum de Salzbourg, si Claudia Sorokina (Agathe) est née à Tachkent, si Stephen Bronk (Kouno) vient des États-Unis (mais il a travaillé le chant à Cologne), tous, y compris les francophones de la distribution (Hélène Le Corre, Franck Ferrari, Lionel Lhote…), articulent le français avec un naturel réjouissant.
On ne cherchera pas ici une caractérisation poussée des personnages : ni le chef Philippe Auguin, ni le metteur en scène Guy Montavon ne semblent avoir particulièrement approfondi leur vision de l’ouvrage quand on considère la mise en scène peu fantastique du second (un escalier monumental sur lequel se déroule l’action tout entière) et la prestation assez terne du premier (qui nous prive de l’« Invitation à la valse » – faute de ballet, nous dit-on). On précisera ici que l’Opéra de Nice sort d’une longue période de troubles et d’incertitudes. La nomination d’un nouveau directeur, Marc Adam, qui proposait là le spectacle inaugural de sa première saison, peut laisser augurer le meilleur. Attendons donc avant de porter un jugement définitif sur l’orchestre ; Philippe Auguin, directeur musical de la maison, va sans doute le faire travailler avec énergie et communiquer son ardeur au chœur, dont la précision et l’homogénéité ne sont pas précisément aujourd’hui les vertus dominantes.
Un dernier mot sur les récitatifs : on sait que Berlioz les a écrits avec beaucoup de délicatesse et qu’il a accepté ce travail afin d’éviter qu’un autre, moins intime que lui avec la musique de Weber, en profite pour déformer le Freischütz. A l’audition, on se rend compte de leur discrétion, on mesure aussi à quel point Berlioz sait graduer ses effets, étoffant tout à coup son instrumentation au moment où les dialogues, par leur longueur, l’obligent à se montrer moins concis. Rester trop effacé, en pareil cas, aurait donné des arguments à ceux qui n’aiment pas Weber et qui n’auraient pas manqué de rendre le compositeur allemand responsable de la langueur dans laquelle serait tombée tout à coup la partition. (Au risque de rappeler une évidence, rappelons que Weber a choisi d’écrire un Singspiel et qu’il attendra Euryanthe pour se lancer dans la composition d’un opéra entièrement chanté.) L’un des meilleurs exemples est cette simple tenue des timbales, sur vingt et quelques mesures, qui soutient la scène entre Max et Gaspard, dans la Gorge du loup, scène que Weber avait conçue sous la forme d’un simple dialogue. Il ne s’agit pas seulement de dosage musical : on trouve là, de la part de Berlioz, une marque de bienveillance et d’amitié post mortem envers un musicien qu’il portait très haut et qu’il a voulu défendre au mieux, tantôt en se plaçant en retrait, tantôt en prenant la parole pour quelques secondes. On ne peut qu’être ravi et touché devant la justesse de son comportement.
Christian Wasselin
Par Christian Wasselin
Salle Pleyel, Paris, 16 et 17 novembre 2013
Les amoureux de Berlioz sont souvent dépités ou désespérés à la fin des concerts au cours desquels est jouée la musique de leur héros. Celle-ci exige de telles qualités en effet que la déception, routine ou incompétence oblige, est la plupart du temps au rendez-vous. Il arrive a contrario qu’un interprète d’exception fasse sien le message de Berlioz (il doit « sentir comme moi ») et réveille la beauté contenue dans le livre des merveilles.
C’est ce qui s’est produit par deux fois, Salle Pleyel, en compagnie du London Symphony Orchestra (qui s’est forgé de longue date une mémoire et une pratique berlioziennes en compagnie du très regretté Colin Davis) et de Valery Gergiev, l’un des rares chefs qui nous comblent aujourd’hui dans ce répertoire. Encore faut-il qu’il ait les mains libres, qu’il ne soit pas bridé par une distribution médiocre ou un metteur en scène incapable (comme ce fut le cas en 2007, à Salzbourg, lors d’un Benvenuto Cellini de sinistre mémoire) ou par des conditions de répétition inconfortables (comme ce fut de nouveau le cas avec Benvenuto, en juin dernier, au Théâtre des Champs-Élysées). Mais un premier Benvenuto au Concertgebouw d’Amsterdam, en 1999, et certains Troyens représentés à Valence en 2009 nous avaient dit combien Gergiev est porté par la flamme de Berlioz et en comprend l’esprit. Il suffit de le regarder diriger avec cette micro-baguette qui n’appartient qu’à lui (une allumette ?) pour se convaincre de ses vertus : rien avec lui n’est laissé au hasard, chaque pupitre est exhorté à répondre avec cette « précision extrême unie à (cette) verve irrésistible » exigée par Berlioz ; l’extrême exigence du chef fait que chaque note est habitée, que chaque silence devient éloquent (ah, la toute fin de Cléopâtre, après les derniers mots murmurés par la reine expirante !). Souple, aérienne, fébrile, l’Ouverture de Waverley se fait l’image sonore de la gestique du chef, dont les doigts palpitent et les mains s’envolent. On oubliera peut-être plus vite, dans la cantate qui suit l’ouverture, la Cléopâtre de Karen Cargill, qui n’a ni une couleur de mezzo, ni une agilité de soprano, et qui essaye de compenser par un engagement dramatique assez convenu tout ce que son timbre, ses effets de poitrine et son vibrato peuvent avoir de peu flatteur.
La Symphonie fantastique est jouée cent fois par saison un peu partout dans le monde, mais avec Gergiev elle captive à chaque seconde. Rêveuse, passionnée, tendue à chaque instant, elle est riche de cette instabilité qui la fait frémir de bout en bout. Rien à voir ici avec la lecture prosaïque d’un Leonard Slatkin avec l’Orchestre national de Lyon, lors de l’édition 2013 du Festival de La Côte-Saint-André, qui se contentait de jouer les notes sans donner sens ni expression à la musique (mais le débat sur l’expression en musique est sans fin !) : Valery Gergiev se place au cœur de la partition et non pas à la périphérie, sans pour autant solliciter l’effet. On citera en particulier la manière dont il installe un prodigieux effet d’ébriété, dans le « Songe d’une nuit de sabbat », au moment où les violoncelles et les altos lancent le long crescendo qui conduit à une série d’accords martelés aboutissant eux-mêmes à la superposition de la Ronde du sabbat et du Dies irae. On regrettera seulement que les harpes du London Symphony Orchestra (deux seulement, et noyées dans l’orchestre) aient une sonorité aigrelette et maigrelette, et que les bois, excepté une splendide clarinette, ne soient pas à la hauteur du reste et notamment des cordes, très homogènes et portées par une houle étreignante. Les bois d’une formation comme l’Orchestre national de France ont une présence chaleureuse et une sonorité autrement fruitée, là où ceux de l’orchestre anglais paraissent opaques et sans couleur.
Dans Roméo et Juliette, lors du concert du lendemain, la tension retombe d’un degré, peut-être en raison des interventions du chœur. Les jeunes Guildhall Singers abordent le Prologue avec finesse, mais le London Symphony Chorus, pâle et peu articulé, survole la partition, là où l’orchestre reste d’un engagement sans faille. Les trois solistes, dont on aurait pu craindre le pire, s’en sortent avec les honneurs. Olga Borodina est bien plus crédible ici qu’en Marguerite, en février dernier, sous la direction de Tugan Sokhiev ; Kenneth Tarver joue le Scherzetto autant qu’il le chante, Evgeny Nikitin s’impose par sa diction et son autorité. On fera les mêmes réserves sur les harpes et les bois, mais l’ensemble est d’une facture splendide et nerveuse.
Berlioz aurait-il reconnu là cette « fougue réglée », cette « sensibilité rêveuse », cette « mélancolie pour ainsi dire maladive » qu’il appelait de ses vœux ? On a envie de répondre oui. Et de réentendre Gergiev diriger Berlioz.
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
Roméo et Juliette, Paris, Salle Pleyel, 17 novembre 2013.
Valery Gergiev s’est attelé au cours de ces mois d’octobre et novembre derniers, à une série de concerts appelés à faire date : de Saint-Pétersbourg à Vienne, Londres et Paris pour finir, pas moins treize concerts (sous réserve de nos fragiles informations) entièrement dédiés à Berlioz. Avec des œuvres de poids : les Troyens (par deux fois, au Mariinski de Saint-Pétersbourg et à Vienne), la Damnation de Faust (au Barbican de Londres) ou Roméo et Juliette… en sus d’Harold, de la Fantastique, des Nuits d’été, de Cléopâtre ou de l’ouverture de Waverley. Un marathon ! auquel nous habitué le chef titulaire du Mariinski, mais ici sur une période courte et limitée, à travers les salles les plus prestigieuses de l’Europe musicale. Gergiev confirme ce que l’on savait déjà : qu’il figure actuellement le plus important intermédiaire de Berlioz, dans un vaste répertoire où ne manque pas le si rare Benvenuto Cellini, le plus grand peut-être.
De ce magnifique parcours, il ne nous a été offert que d’assister à l’ultime concert (au rebours d’un ami farouchement passionné, Louis-Paul Lepaumier, qui a suivi les chemins de Gergiev de Vienne à Londres puis Paris) : Roméo et Juliette à la Salle Pleyel de Paris (venu, dans cette même salle, au lendemain d’une Fantastique, de Waverley et de Cléopâtre). C’est l’Orchestre symphonique de Londres, dont Gergiev est le chef principal, accompagné de son Chœur et des Guildhall Singers, qui fait le déplacement et participe à la cérémonie. Car cérémonie, il y a. D’emblée frappe l’intensité, une ferveur (du côté du public également), quasi mystique. Gergiev est le démiurge de Berlioz, le prêtre d’un office d’essence sacrée, transmis par sa minuscule baguette (héritage du court bâton de Berlioz chef d’orchestre ?), en constante vibration et comme chargée des foudres intérieures. Cette intensité ne se relâchera jamais, des dispersions les plus subtiles (le Scherzo de la Reine Mab), des emportements les plus endiablés (la “ fête chez Capulet ”), des déchaînements abrupts (la scène au tombeau) aux silences lourds de profondeurs. Qu’importe ! dès lors, l’acoustique sèche et plate de Pleyel, ou quelques détails des timbres d’orchestre et vocaux… Car le chœur participe de la même véhémence que son orchestre, comme les solistes. Olga Borodina délivre un legato que l’on n’aurait pas cru d’elle, sauf pour deux notes malencontreusement criées ; Keneth Tarver dispense une délicate voix de ténor fluide ; et Evgeny Nikitin s’acquitte de sa partie de basse, sans réellement en posséder la tessiture, avec ardeur (loin cependant d’un Orlin Anastassov, entendu au Théâtre des Champs-Élysées le 26 février 2012, l’un des plus éloquents Père Laurence qui soient). On regrettera toutefois l’absence des répartitions spatiales prévues par la partition, préjudiciable au relief sonore (à l’encontre du concert précité, avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment sous la battue de Mark Elder, décidément à inscrire dans les annales). Mais reste un moment de fusion, entre les interprètes, l’assistance et l’œuvre, un moment d’exception dans la vie d’un amateur de Berlioz.
Pierre-René Serna
Quelques échos du Festival de La Côte-Saint-André 2013
Par Christian Wasselin
Et de trois ! Après Benvenuto Cellini au Théâtre des Champs-Élysées, le 1er juin dernier, et Les Troyens à Marseille, le 12 juillet, c’est au tour de Béatrice et Bénédict d’avoir subi l’épreuve de l’altération. Contrairement à celle de Benvenuto pourtant, la partition de Béatrice n’impose aucun choix nécessitant longues études et profonde réflexion ; et contrairement à celle des Troyens, elle ne permet pas au chef d’orchestre incapable ou au directeur de théâtre inculte de s’écrier : « Trop long ! ». Non, l’opéra-comique de Berlioz souffre qu’on ne veuille pas le considérer pour ce qu’il est : un opéra-comique, tout simplement. Et il se trouve toujours un prétexte pour qu’on touche à son organisation, si délicate mais si génialement mise au point par Berlioz : ici, ce seront des chanteurs refusant de dire les dialogues ; là, ce sera un metteur en scène ahuri devant l’intrigue ; ailleurs, un chef d’orchestre prêt à capituler devant les exigences des uns et les caprices des autres. Pour sa part, l’auteur de ces lignes, au cours de sa longue vie de berliozien, n’a jamais vu et entendu qu’une seule fois Béatrice et Bénédict respecté dans son intégrité, paroles et musique, dialogues et numéros chantés : c’était à Nancy, en 2000, dans une mise en scène de Pierre Constant, sous la direction musicale de Jean-Yves Ossonce. Et c’est pour mémoire seulement qu’on citera la calamiteuse production donnée à l’Opéra Comique en 2010 sous la direction chlorotique d’Emmanuel Krivine et dans une mise en pièces de Dan Jemmett.
A La Côte-Saint-André, le 23 août dernier, l’absence d’une réelle scène de théâtre (avec fosse, coulisses, etc.) et le manque de temps nécessaire aux répétitions (il s’agissait de jouer Béatrice un seul soir) ont obligé les protagonistes à opter pour une mise en espace réduite au minimum (signée par la talentueuse Lilo Baur) et, plus grave, pour l’expédient du texte de liaison (celui de Ronald Eyre écrit pour le Festival de Buxton 1980 traduit en français par Geneviève Page, qu’on trouve dans l’enregistrement de Barenboim). Solution irritante qui fait de Béatrice une espèce d’ouvrage hybride à mi-chemin de l’opéra et de Lélio, et qui transforme plusieurs personnages (Claudio, Don Pedro, Somarone) en comparses. Composée de jeunes chanteurs francophones parfaitement à l’aise, la distribution aurait pourtant pu tout à fait nous offrir les dialogues et donner toute sa vie à l’ouvrage. Il n’y a qu’à entendre Isabelle Druet, idéale Béatrice, qui déroule avec une sensibilité extrême toute la palette des sentiments dans son air, pour deviner ce que ces interprètes sont capables de faire.
D’année en année cependant, on se rend compte que le héros du Festival Berlioz est bien le Jeune orchestre européen Hector Berlioz, qui réunit de très jeunes musiciens sous la houlette des instrumentistes-tuteurs de l’orchestre Les Siècles, tous jouant sur instruments d’époque. Cette fois encore, François-Xavier Roth, qui emmène cette formation depuis 2009, nous a offert une magnifique leçon d’interprétation, toute de fluidité, de souplesse, de couleur, de dynamique.
Il était intéressant, à cet égard, d’entendre dans Béatrice et Bénédict ce jeune orchestre et, le lendemain, l’Orchestre national de Lyon. Excellente formation (qui malheureusement juxtapose les violons I et II, les violoncelles étant à droite du chef) venue avec son nouveau directeur musical Leonard Slatkin donner le Requiem l’année dernière, et proposant cette fois trois œuvres ayant en commun l’utilisation du thème rituel du Dies irae : L’Île des morts de Rachmaninov, la Totentanz de Liszt (avec au piano Bertrand Chamayou) et la Symphonie fantastique. Cette soirée était captivante sur le double plan de l’interprétation et de l’expression.
L’interprétation, d’abord. Berlioz fut l’un des premiers à noter scrupuleusement les nuances et les tempos qu’il entendait obtenir de ceux qui abordent sa musique ; l’improvisation ou le déboutonné ne font pas partie de sa manière de composer. En même temps, il rappelle ceci, qui est essentiel : « Les exécutants, leur directeur surtout, doivent sentir comme moi ». La rigueur est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. « L’à peu près est tout à fait faux », dit encore Berlioz, quand fait défaut cette « mélancolie pour ainsi dire maladive » qu’il éprouve et que les interprètes doivent éprouver avec lui. Il y a des mots tels que « folie » ou « démesure » qu’on utilisait à tort et à travers, autrefois, pour qualifier la musique de Berlioz. Or, on aurait bien voulu avoir un peu de folie, un peu plus de démesure dans l’interprétation de Leonard Slatkin, impeccable technicien mais avant tout pourvoyeur de notes, alors que certains, sans rien abandonner de leur précision, mettent mille intentions poétiques derrière chaque mesure. Un bel orage s’était déchaîné pendant l’entracte : il s’est interrompu après le « Bal », alors qu’on aurait aimé qu’il donne la réplique à l’orage un peu mesquin de la « Scène aux champs » selon Slatkin.
A moins que la musique, après tout, comme le disait si bien Stravinsky, n’exprime rien et ne vaille qu’en elle-même. Mais Berlioz, héritier de Beethoven, ne parlait-il pas de « genre instrumental expressif » ? Disputatio sans fin que ce concert aurait pu relancer, tant Berlioz était là tout en étant absent.
Le lendemain, Emmanuel Krivine et sa Chambre philharmonique abordaient Harold en Italie et la Symphonie héroïque. Y assister aurait pu nourrir ce débat (et ouvrir, pourquoi pas, celui de l’acoustique, le même concert étant donné deux jours plus tard dans l’abbatiale de La Chaise-Dieu). Mais Krivine dans Berlioz, c’est décidément au-dessus de nos forces.
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
Festival Berlioz de la Côte-Saint-André : Béatrice et Bénédict, version de concert mise en espace, le 23 août 2013 ; récital de François-Frédéric Guy, le 24 août 2013 ; concert de l’Orchestre national de Lyon, le 24 août 2013.
Exposition “ Wagner, la Légende orchestrée ”, au Musée Hector-Berlioz.
C’est la toute première fois que le Festival Berlioz de la Côte-Saint-André, né il y a exactement vingt ans, s’attaque à l’un des opéras du compositeur qu’il est censé célébrer : Béatrice et Bénédict. Une jolie ambition, qui plus est en ouverture de festival, mais qui n’est pas démesurée. Et la restitution musicale s’en est révélée parfaitement digne, au-delà de toutes réserves. Celles-ci émaneraient plutôt du côté des choix qui ont présidé à la soirée. Explications.
Il semblerait, selon diverses petites sources, qu’il ait été d’abord envisagé une version de concert, ensuite pourvue d’une mise en espace. Idée en soi judicieuse, d’autant que Lilo Baur s’acquitte avec un certain brio des mouvements tournoyants de la petite foule chorale, entre un arrière-plan de fond de scène, une passerelle centrale et une avant-scène découpant un orchestre à même le plateau. Mais devant la difficulté de dernière minute d’imposer aux chanteurs, sans l’aide d’un pupitre, tout à la fois leur partie musicale et leurs dialogues parlés (consubstantiels à cet opéra-comique), il a été opté pour une solution bâtarde, sinon impossible : remplacer lesdits dialogues par un texte apocryphe de liaison, aussi lourd qu’empêtré, mal dit par un récitant. L’ouvrage en ressort irrémédiablement défiguré. Imagine-t-on un seul instant pareil traitement pour Carmen ! De surcroît, ce texte importun heurte de front la structure même de l’œuvre et son esprit : emplissant de bavardages des moments qui en sont dépourvus, comme entre l’ouverture et le chœur d’entrée, ou après le chœur bouffe au début du second acte, en principe directement enchaîné à l’introduction haletante de l’air de Béatrice. Bref, un petit désastre… À tel point, d’après un rapide sondage, que bien des spectateurs ne saisissaient guère plus rien des soubresauts de ce pétulant marivaudage.
Dommage ! Car musicalement, le miracle s’est accompli. Le Jeune Orchestre européen Hector-Berlioz reste toujours le plus bel acquis du Festival. On le doit au talent et à l’imagination de François-Xavier Roth, l’âme de cette manifestation aux côtés de son directeur, Bruno Messina (à qui revient le beau mérite d’avoir su faire appel à lui). Sur la base de son Orchestre les Siècles, se réunissent de jeunes instrumentistes issus de différents conservatoires de France et d’ailleurs, qui s’essayent en formation d’ensemble et au style d’époque. On ne dira jamais assez combien l’instrumentarium d’époque est indispensable à l’exécution de la musique de l’auteur du Traité d’instrumentation ! L’ouverture virevoltante du petit opéra-comique surgit toutefois encore incertaine et verte – normal ! pour de juvéniles musiciens, serait-on tenté de croire. Mais, très vite ensuite, la verve s’impose, pour ne plus se relâcher. Dans ce jeu poussé à son extrême d’effleurements insaisissables, qui font le sel inimitable de Béatrice, les instruments, souvent individualisés et à découvert, s’emportent ou s’épanchent avec une aisance confondante. “ Cette partition est difficile à bien exécuter ”, reconnaît lui-même Berlioz. Le chef, pourtant, ne ménage pas ses troupes : dans des tempos vifs, mais sans rubato déplacé, des mises en valeur de pupitres comme autant de solistes. Bravo ! à Roth et à son valeureux orchestre qui s’affirme une magnifique réussite, le clou incontestable, édition après édition, de ce festival.
Le plateau vocal, constitué pour la plupart également de jeunes et talentueux interprètes, n’appelle lui aussi que des éloges. Isabelle Druet (Béatrice), Jean-François Borras (Bénédict), Marion Tassou (Héro), Aude Extrémo (Ursule), Philippe Ermelier (Somarone), Thomas Dolié (Claudio) et Luc Bertin-Hugault (Don Pedro) délivrent l’assurance et un bagout de circonstance, dans une volubilité pourtant ici aussi soumise à rude épreuve. Les bribes restantes de dialogues parlés qui leur sont octroyées, vers la toute fin et pour le rôle de Somarone, prouveraient à l’envi, par leur acuité en situation, combien il était inutile et absurde de les en dispenser ! Les chœurs, Chœur Britten et Jeune Chœur Symphonique, se révèlent tout autant en phase. Le Béatrice et Bénédict embourbé de l’Opéra-Comique, à Paris en février 2010, ne saurait se comparer, lointain et mauvais souvenir désormais effacé.
AUTRES CONCERTS
Le lendemain laisse place à un récital de piano, dans la charmante chapelle du lieu, dans le cadre de l’intégrale des sonates de Beethoven prévue au long du festival par François-Frédéric Guy, avec l’opus 10, trois sonates de jeunesse transmises comme neuves sous des doigts acerbes. En soirée, l’Orchestre de Lyon fait le (petit) déplacement pour un programme associant l’Île des morts de Rachmaninov, la Totentanz de Liszt et la Symphonie fantastique. Trois œuvres réunies par une même thématique, celle du diabolique Dies Irae, et par une même ardeur scrupuleuse sous la baguette éclairée de Leonard Slatkin et le piano transcendé de Bertrand Chamayou (soliste du Liszt). Après le Requiem de l’an passé ici même, Slatkin se confirme dans la Fantastique un interprète d’une fidélité exemplaire pour Berlioz, avec qui il faudra compter dans les temps qui viennent.
PROGRAMME
On notera, autre première du festival et excellente initiative, le copieux programme, comprenant, outre des commentaires des concerts et les biographies des artistes, les livrets des œuvres présentées. Les auditeurs de Béatrice ont pu ainsi avoir en toute objectivité, et toute naïveté, connaissance du texte prévu par Berlioz pour son opéra. Juste réparation ! Comme s’en est exprimé par exemple notre voisin de siège lors de la soirée, enthousiasmé par ce texte et désolé de son absence sur scène.
EXPOSITION
Et s’impose toujours une visite au Musée Hector-Berlioz. Cette année y figure, parmi ses traditionnelles expositions temporaires, “ Wagner, la Légende orchestrée ”. Une exposition très instructive ! en particulier pour les images prêtées par le musée de Bayreuth, avec les maquettes des personnages pour la première du Ring en 1876, en présence de Wagner et sous son contrôle : Albérich et Mime grimés comme des Juifs de caricature, face à un Siegfried au visage d’Apollon ! On ne peut plus parlant ! Complètent le parcours iconographique présenté, des lithographies de Fantin-Latour (partageant ses passions musicales entre Berlioz et Wagner), ainsi que des planches de bandes dessinées actuelles traitant du Ring sous un éclairage inattendu. Dans le cadre de cette exposition, il convient aussi de ne pas manquer une projection de la pellicule de télévision réalisée en 2013 aux États-Unis mais diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte, intitulée “ Wagner et les Juifs ”. Tout aussi instructive ! des rapports ambigus, pour le moins, du compositeur avec son ascendance et son entourage. (Exposition jusqu’au 6 janvier 2014.)
Pierre-René Serna
Par Christian Wasselin
Opéra de Marseille, 12 juillet 2013
Les amoureux de Berlioz sont quelquefois saisis d’une fatigue qui peut confiner à la détresse. Car s’ils ont en tête les (nombreuses) pages écrites par le compositeur à propos du respect dû aux partitions en général et aux siennes en particulier, ils finissent par se décourager de dresser la liste des coupures, arrangements, soudures et autres tripotages dont celles-ci font souvent l’objet. Ce fut le cas, une fois de plus, à l’Opéra de Marseille, à l’occasion des Troyens dirigés par Lawrence Foster.
Bien sûr, on vous répétera benoîtement qu’il s’agissait d’une version de concert, mais est-ce une raison suffisante pour nous priver du « Combat de ceste », des trois entrées du troisième acte, de deux des trois ballets du quatrième ? Une raison pour s’adonner à des mutilations assassines (dans le début du second tableau du deuxième acte amputé de sa prière à Cybèle, dans le premier air de Didon réduit de moitié, etc.) et à des coupures mesquines (dans le duo entre Chorèbe et Cassandre, dans celui entre Anna et Didon par ailleurs privé de sa reprise finale, dans le duo final entre Didon et Énée, dans l’avant-dernier tableau, etc.) ? Une raison pour supprimer des passages instrumentaux évocateurs (les cymbales marquant l’arrivée de Priam dans la pantomime d’Andromaque, l’arrivée du Spectre d’Hector sur fond de cors bouchés, etc.) ?
Sir Colin, où êtes-vous ?
Faut-il rappeler encore et encore que Berlioz a écrit dans sa partition : « En un mot, cet ouvrage doit être exécuté tel qu’il est » ? Celui qui aime Les Troyens est meurtri car il ressent dans sa poitrine ces coups de poignards donnés à la partition, mais il est las de souffrir et de prendre l’habit du justicier, il a envie de crier, il a envie de s’insurger, de provoquer un incident, de déstabiliser le chef (en étant persuadé que les musiciens de l’orchestre l’approuveraient) afin que le public, au moins, sache qu’on dépouille Les Troyens, là, en douce, ni vu ni connu. Le chef, qui devrait être le bouclier de l’œuvre !
Bien sûr, on vous expliquera doctement que d’autres que lui prennent davantage de libertés (et puis ?), qu’il s’agit de donner l’ouvrage en une seule soirée (et alors ?), que certains détails de la partition ne se justifient que dans le cadre d’un spectacle (alors que c’est le contraire : en l’absence de mise en scène, seuls les cors bouchés peuvent nous annoncer que le Spectre d’Hector apparaît tout à coup), qu’il n’a pas été possible d’engager des musiciens supplémentaires pour faire commencer dans le lointain la marche troyenne, etc., etc. Toutes ces mauvaises raisons épuisent et ne justifient rien. Et ce d’autant que l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, plus encore que le Chœur, est dans une très bonne forme, que Lawrence Foster obtient le meilleur de certains pupitres comme le cor et la clarinette, et qu’il pousse le scrupule jusqu’à demander qu’on joue un cimbasso et non pas un banal tuba et ce afin de se rapprocher du son de l’ophicléide.
On était aussi venu écouter Les Troyens pour la prise du rôle d’Énée par Roberto Alagna. Après tant de sous-Tristan et de ténors n’ayant ni les moyens, ni le style (l’auteur de ces lignes se souvient d’un seul Énée convaincant : Kurt Streit, en 2007 à Genève), on était heureux d’entendre un ténor français généreux. Résultat : Alagna pourra camper à l’avenir un fort bel Énée, à condition qu’il se discipline, qu’il approfondisse le rôle, qu’il soit moins désinvolte, qu’il participe à l’ensemble de la fin du troisième acte au lieu de se contenter de pousser un claironnant « Aux armes ! » dans les dernières mesures. On tient là potentiellement un valeureux Énée, mais potentiellement seulement, encore faudrait-il qu’un chef exigeant réussisse à réveiller chez Alagna toutes les qualités qui somnolent.
Écouter Les Troyens, c’est enfin, parfois, avoir la chance de découvrir tel interprète dans tel ou tel rôle. Ce fut le cas à Marseille : Alexandre Duhamel (qui donne vie aux brèves interventions de Panthée), Nicolas Courjal (superbe Spectre d’Hector et splendide Narbal) et Clémentine Margaine (sensible et sensuelle Anna), en particulier, nous ont séduits, ravis, conquis par la voix, la diction, la présence, l’intelligence du rôle. Vite, qu’on les réentende !
Un mot sur Béatrice Uria-Monzon, enfin : quand on réussit à convaincre en Didon, quand on y est manifestement à l’aise, inutile de se perdre dans Cassandre.
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
Les Troyens, Opéra de Marseille, concert du 15 juillet 2013.
Les Troyens n’avaient pas été donnés à l’Opéra de Marseille depuis vingt-quatre ans, en juin 1989 précisément. C’était donc une sorte de retour attendu que ces Troyens pour deux soirées de concert, d’autant que l’affiche annonçait une prise de rôle qui suscitait elle aussi toutes les attentes : Roberto Alagna en Énée. Mais il y eut aussi d’autres surprises, moins attendues, bonnes et mauvaises.
Commençons par ces dernières, pour récriminer et se faire le défenseur d’une partition encore trop souvent outragée. On l’aura compris, il faut une fois de plus dénoncer des coupures – un devoir même, dans le cadre du site qui entend parler au nom de Berlioz ! Elles sont ici de deux ordres : nettes (les entrées et les ballets, sauf le Pas d’esclaves nubiennes, coupes éventuellement tolérables pour une version de concert), ou insidieuses et d’autant plus condamnables : telle mesure, telle phrase, telle réplique, tel raccord mal accordé… L’argument tout trouvé dans les deux cas serait la longueur prétendument démesurée de l’ouvrage. Mauvais alibi, qui ne tient pas, pour en rester par exemple aux coupures perfides (malhonnêtement censées passer inaperçues ? mais au dépens d’une cohérence bousculée), à vouloir ainsi gagner une dizaine de minutes… vite perdues avec la répétition des entractes (trois !), les tempos appesantis du chef (régulièrement, dans des passages pourtant indiqués vivace ou agitato) et la place laissée libre aux applaudissements intempestifs de l’exubérant public marseillais : comme lors de l’injustifiable et grossier arrêt de la battue à la fin du duo, douze mesures seulement avant la chute du quatrième acte ! D’où, on peut le croire, le petit parfum de polémique de la soirée, sourdement, mais pleinement éclaté au moment des saluts, entre bravos et ponctuelles huées confrontées.
Fermons ce peu lénifiant chapitre et abordons enfin l’interprétation. Et donc, la présence d’Alagna, clou annoncé de ce concert. Le divo n’a pas réellement manqué à sa promesse, même s’il ne donne pas l’exacte mesure de son nouveau rôle, comme en témoignent quelques notes escamotées, trous et passages à vide (avec la partition sous les yeux ! qu’il semblait lire à vue). Il alterne voix pleine et de falsetto, choix a priori judicieux sachant les inclinations de Berlioz pour la technique de ténor mixte… Si ce n’est que font défaut les notes de passage d’un registre à l’autre : sa participation dans le duo du quatrième acte est ainsi maintenue obstinément en voix de tête, quand les autres interventions du chanteur vedette français usent du registre de poitrine, exclusivement (y compris pour l’andante de son air au cinquième acte, où une couleur évanescente aurait été appropriée, et le contre-ut de ce même air mieux destiné à la voix de tête). Demeurent l’ardeur et la franchise du timbre. Nul doute, au fil d’autres exécutions (Alagna reprendra ce rôle au Deutsche Oper de Berlin en mars et avril prochains), que le chanteur saura mieux appréhender et dominer un rôle qu’il semble à Marseille n’avoir fait que débroussailler.
Alors que l’on attendait Alagna, il y eut Courjal… et aussi Alexandre Duhamel. Nicolas Courjal pour une Ombre d’Hector d’anthologie, l’une des meilleures caractérisations depuis une bonne trentaine d’années, et le second pour un Panthée d’une assurance confondante. Certains attendaient peut-être aussi Béatrice Uria-Monzon, mais ce fut Clémentine Margaine qui se révéla ! Anna à la projection ferme et au legato tout autant. Ce n’est pas qu’Uria-Monzon déçoive vraiment, mais la tâche était à l’évidence trop lourde de camper à la fois Cassandre et Didon. La seconde héroïne lui convient mieux, d’une belle teneur dramatique, comme on l’avait déjà noté à l’Opéra de Berlin en décembre 2010 ; alors que sa prophétesse troyenne n’évite pas toujours les notes tirées.
Le reste de la distribution vocale s’affirme en adéquation, avec l’Ascagne de Marie Kalinine, l’Iopas de Gregory Warren – seul non francophone –, en dépit d’un Chorèbe de petit gabarit. Quant à la direction de Lawrence Foster, récent directeur musical de l’institution marseillaise, elle prend mieux corps passant la soirée : quelque peu incertaine et fruste dans les deux premiers actes, puis épanchée dans les deux derniers, devant un orchestre qui suit un même parcours, terne puis éveillé, coloré et palpitant. Le chœur correspond, à son aise pour les pupitres féminins et flottant davantage pour les hommes.
Il reste à souhaiter que l’Opéra de Marseille inscrive les Troyens parmi ses productions au cours de prochaines saisons. Il en a les moyens et vient de le prouver. Mais alors, cette fois de manière intègre…
Pierre-René Serna
Par Christian Wasselin
L’Enfance du Christ à Saint-Denis, 29 mai
Benvenuto Cellini au Théâtre des Champs-Élysées, 1er juin
[voir aussi le compte-rendu de P.-R. Serna ci-dessous]
Certaines partitions de Berlioz exigent des interprètes qui les abordent des choix méticuleux : c’est le cas de Benvenuto Cellini, l’une des œuvres dont le destin est le plus romanesque de toute l’histoire de la musique. D’autres, au contraire, ont été fixées une fois pour toutes par le compositeur : c’est le cas, par exemple, de L’Enfance du Christ.
L’Enfance du Christ a été donnée deux fois (les 29 et 31 mai) en la basilique de Saint-Denis par le Chœur de Radio France et l’Orchestre national de France. La direction en avait été confiée à Colin Davis mais la disparition du chef anglais (auquel ces deux soirées étaient dédiées) a contraint Radio France à trouver un chef disponible pour le remplacer, et c’est James Conlon qu’on a retrouvé au pupitre.
James Conlon aborde L’Enfance du Christ avec une certaine prudence : des tempos retenus et des dynamiques mesurées ôtent à la musique d’une partie de son animation tout en la mettant à l’abri des caprices de l’acoustique, redoutable dans ce vaste édifice où il arrive qu’on vibre sans entendre. Mais l’orchestre suit fidèlement les indications du chef (certains détails surgissent inopinément, comme le basson sur les mots « Effort stérile » prononcés par Hérode), le chœur se montre à son meilleur, et les solistes ne déméritent pas. François Lis campe un Hérode sombre et tragique, Stéphanie d’Oustrac et Stéphane Degout d’irréprochables parents de Jésus, mais Jeremy Ovenden est un Récitant (et un Centurion) bien pâlot, cependant que Nahuel di Pierro (qui est aussi Polydorus) incarne le Père de famille avec un accent qui prive de tout naturel ce personnage bienveillant.
Les cent ans du Théâtre des Champs-Élysées
On attendait avec plus d’impatience et de crainte le Benvenuto Cellini dirigé par Valery Gergiev annoncé dans le cadre des festivités marquant le centenaire du Théâtre des Champs-Élysées. Car c’est avec une série de représentations de Benvenuto Cellini que ce magnifique édifice fut inauguré, en 1913, sous la direction de Felix Weingartner (par ailleurs responsable, avec Charles Malherbe, d’une édition des œuvres musicales de Berlioz pour le compte de la maison Breitkopf). Impatience, car Benvenuto est l’une des moins jouées des grandes œuvres de Berlioz ; crainte, car la partition Bärenreiter (eh oui, depuis 1913, une autre édition est passée par là) oblige tout chef abordant cet ouvrage à des décisions délicates voire périlleuses. En 1999, Valery Gergiev avait dirigé un exaltant Benvenuto à la tête de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, avec l’éblouissant Christ Merritt, et la jeune Anna Netrebko dans le rôle de Teresa. Des choix judicieux avaient permis de donner toute son ampleur à la partition. Ce qui ne fut pas le cas lors de l’édition 2007 du Festival de Salzbourg, au cours de laquelle Gergiev dut s’incliner devant les saccages opérés dans la partition par le piètre metteur en scène Philippe Stölzl et par le ténor Neil Shicoff. (Celui-ci, incapable de chanter le rôle-titre, déclara d’ailleurs forfait peu avant le début des répétitions mais obligea le ténor appelé à la rescousse à se glisser dans ses choix inconséquents.)
En 2013, la situation était tout autre. Il faut rappeler ici que les premières semaines du Théâtre des Champs-Élysées, en 1913, furent marquées par la création du Sacre du printemps avec la clameur que l’on sait. Or, Valery Gergiev avait aussi été choisi pour célébrer cet anniversaire, et ce avec un tel succès public qu’il fallut in extremis ajouter une séance, et donc, sans doute, priver Gergiev de réfléchir à Benvenuto, voire de répéter l’ouvrage. C’est donc dans un état d’impréparation palpable qu’eut lieu le concert du 1er juin, avec les seules forces du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, ce qui nous permet de saluer au passage la capacité d’une compagnie russe comme celle-ci de monter un ouvrage que négligent les institutions françaises.
Résumé des péripéties
L’auditeur au fait des péripéties de la partition et présent à ce concert est passé par toutes les émotions possibles et imaginables. Résumons : l’ouverture est jouée dans sa version définitive, soit. Commence le premier tableau : il est donné avec l’air de Balducci (surprise, qui augure du meilleur !), ce qui dès le début dément le programme de salle qui annonce la version de Weimar. Malheureusement, l’air de Teresa n’est pas le délicieux « Ah ! que l’amour une fois dans le cœur » mais la cavatine et la cabalette qui le remplacent. Mettons ce choix sur la tessiture de la chanteuse chargée du rôle (Anastasia Kaligina) et poursuivons. Le trio est bien donné dans la version de Paris, le chœur des voisines et servantes est aussi développé que possible, et il s’en faut de peu que Gergiev enchaîne avec le tableau suivant, comme l’avait imaginé Berlioz (seuls les applaudissements l’en empêchent). Cellini ne chante pas sa romance (il est vrai qu’elle a été ajoutée lors des répétitions de 1838) et l’on passe directement au chœur des ciseleurs, mais donné dans sa version courte. Air de Fieramosca suivi d’un incompréhensible entracte, puis scène du Carnaval (version longue, avec le passage issu du « Ballet des ombres » qui sera repris dans « La Reine Mab » de Roméo et Juliette).
L’acte II commence sans transition, avec une prière écourtée puis le duo intégral entre Teresa et Cellini (ce qui étonne et réjouit). L’air du Pape est à sa place, mais le Sextuor donné dans une version concise (euphémisme !). Le pire a lieu dans le dernier tableau, mutilé, qui fait s’enchaîner l’air d’Ascanio (sans l’entr’acte instrumental qui l’introduit), le chœur « Bienheureux les matelots » (avec Francesco et Bernardino mais sans Cellini) et la scène finale. C’est dire que l’air de Cellini « Sur les monts » a disparu (de toute la soirée, Cellini n’a aucun air), de même que tous les épisodes faisant intervenir Teresa et Fieramosca : provocation en duel, grève des ouvriers, retour de Cellini. Ce qui rend incompréhensible la présence de Fieramosca dans la scène de la fonte.
Et ce qui nous fait nous interroger sur la cohérence d’une version qui commence bien, se poursuit tant bien que mal, mais finit bâclée. Comme si le chef, faute de temps et de réflexion, s’était réfugié dans la facilité ou la routine.
Un mot sur l’interprétation. La distribution est fort bien choisie : tous les chanteurs ont la voix du rôle et ont à cœur d’incarner un personnage. Mais il leur manque la diction et surtout le style. Le chœur est à plus mauvaise enseigne : qu’il incarne des voisines en chemise, des ciseleurs ou la foule déchaînée, il fait preuve d’un imperturbable sérieux qui prive l’ouvrage de son humour et de ses humeurs. La suite des épisodes du Carnaval (notamment la pantomime sur le théâtre de Cassandro) en devient refroidissante. L’orchestre, lui, n’est pas toujours à son meilleur : l’ouverture est jouée de manière assez ordinaire, le premier tableau manque de feu, la fin du Carnaval est précipitée dans un tempo frénétique. Tout s’arrange au début du troisième tableau, vraiment magnifique (avec une très belle clarinette dans la nuance piano), mais les coupures de la fin replongent l’orchestre dans l’alternance de moments fougueux et de moments indifférents qui sont en réalité son lot depuis le début.
Que conclure ? Que toute partition de Berlioz mérite d’être méditée et répétée avec soin avant qu’on la joue. Qu’il est illusoire d’espérer monter Le Sacre du printemps, ou tout autre œuvre d’importance, et d’enchaîner avec Benvenuto Cellini comme s’il s’agissait d’accomplir une formalité en passant. La musique de Berlioz est la plus délicate qui soit, elle mérite non seulement les interprètes les plus inspirés, mais aussi tous les égards.
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
L’Enfance du Christ ; concert du 29 mai 2013, à la Basilique de Saint-Denis.
Benvenuto Cellini ; concert du 1er juin 2013, à Paris,
Théâtre des Champs-Élysées.
La dernière semaine de mois de mai a été l’occasion de diverses manifestations parisiennes en hommage à Berlioz. Le hasard (en partie voulu) a donc fait coïncider et se succéder trois concerts mémorables et des commémorations, en quelque sorte, en miroir. Parmi ces dernières, il convient de relever la promenade, organisée sous la tutelle de l’Association nationale Hector-Berlioz et de la Société des Amis de Victor Hugo, le 24 mai sur les traces de Berlioz à Paris. Une vingtaine de marcheurs ont ainsi battu le pavé, du Conservatoire (actuellement d’Art dramatique) où le compositeur a connu ses premiers émois avant d’y participer à plusieurs titres, jusqu’au cimetière Montmartre où il repose, en passant par l’emplacement de l’ancien Opéra de la rue Le Peletier et ses divers domiciles de la Nouvelle-Athènes ; sous la férule de Christian Wasselin, notre propre personne, Danièle Gasiglia et Arnaud Laster (Secrétaire générale et Président de la Société des Amis de Victor Hugo), dans une atmosphère à la fois recueillie et bon enfant. Ce fut aussi l’occasion de s’affliger et de se révolter devant l’état désastreux de la statue du héros du jour, square Hector-Berlioz.
Une semaine plus tard, le 1er juin, se réunissait l’Assemblée générale de l’AnHB, à la Bibliothèque nationale, avec comme participants d’honneur Monir Tayeb et Michel Austin. En fin d’après-midi, une table ronde dans l’Atrium du Théâtre des Champs-Élysées retrouvait Christian Wasselin, Arnaud Laster et votre modeste serviteur pour présenter les rapports entre Berlioz et Hugo ainsi que Benvenuto Cellini (en prélude au concert de l’opéra dans ce théâtre). Assurément, et prétexte à ces rencontres, l’Enfance du Christ à la Basilique de Saint-Denis et Benvenuto Cellini de concert, constituaient les moments d’ancrage de cette semaine berlioziste parisienne.
L’Enfance du Christ devait être transmise par Colin Davis. La vie en a décidé autrement. Mais c’est ainsi que les deux concerts à Saint-Denis (les 29 et 31 mai) étaient dédiés à sa mémoire. James Conlon ne pouvait certes pas remplacer l’irremplaçable, mais sa venue à la tête de l’Orchestre national de France et du Chœur de Radio France s’est, au-delà de ces circonstances, avérée adaptée. Du moins pour ce que nous pouvons en juger, lors du premier concert (ce même soir offrait aussi les Nuits d’été à la Cité de la Musique avec Véronique Gens, choix élu par certain amateur de Berlioz, tel Louis-Paul Lepaumier – puisque le compositeur semblait décidément fêté en ces jours parisiens), et dans l’acoustique réverbérante de la Basilique des rois de France. Conlon choisit des tempos modérés, adaptés au lieu, et qui laissent lisibles les différents plans sonores. L’articulation et l’éclat, dans ces diverses conditions, s’en suivent quelque peu estompés, comme lors du seul passage tumultueux des trombones pour ponctuer la fureur d’Hérode. Le chœur, contre toute attente, se révèle en phase, à l’instar du plateau vocal réuni. Jeremy Ovenden est un ténor sensible, au souffle élégiaque qui convient au Récitant. Stéphanie d’Oustrac dispense une Marie au lyrisme contenu, alors que Stéphane Degout, François Lis et Nahuel di Pierro livrent Joseph, Hérode et un Père de famille de vocalité et caractérisation idoines. Un plateau parfaitement choisi. Si certaines indications de la partition font défaut (le chœur d’anges “ dans un salon voisin ”, l’Hosanna “ tournant le dos à la scène ”…), en raison, toujours, des lieux, l’ensemble dégage une unité et une ferveur que l’œuvre appelle. Sans concession d’estrade : on aura noté à cet égard la direction de Conlon pour le Trio des deux flûtes et harpe, qui n’est ainsi pas abandonné au faire-valoir (et rubato éventuel) de ses instrumentistes.
Benvenuto forme une autre aventure. Si, hormis les aléas de l’interprétation, on ne craint guère les restitutions des œuvres de concert de Berlioz, il en va tout différemment de ses opéras. De par leur rareté aussi. Un récapitulatif, en forme de lamentation, s’impose ici pour Benvenuto Cellini. Car l’opéra s’est révélé plus que parcimonieux à Paris, la ville où il fut conçu et créé : deux concerts en 2003, de l’Orchestre national de France (sous l’égide de John Nelson, concert gravé pour Virgin, rendant seul véritablement justice à l’opéra) et de l’Orchestre de Paris, en 1993 un spectacle à la Bastille, en 1972 une autre production à l’Opéra de Paris (sous la baguette de Jean Fournet). Et c’est tout ! entre la création même en 1838 et l’intermède du spectacle qui ouvrait le Théâtre des Champs-Élysées en 1913 (sous la direction de Felix Weingartner). Dans le reste de la France, le tableau serait tout autant décourageant, puisque depuis vingt-cinq ans il ne faut compter qu’avec les seules représentations de Strasbourg en 2006. Pour les temps qui viennent, rien ne s’annonce dans ce “ plaisant pays de France ”, dont Berlioz se demande avec raison “ où le bon Dieu avait-il la tête ” en l’y faisant naître. L’intention de l’actuelle direction de l’Opéra de Paris semble dans les limbes, et le projet pour l’Opéra-Comique (prometteur, avec Gardiner) paraît reporté sine die. Reste à voyager, en Allemagne (encore une production annoncée pour la saison prochaine), ou en Russie…
Le Théâtre des Champs-Élysées entendait, donc, commémorer son centenaire et les représentations de l’ouvrage, en avril 1913, qui avaient inauguré ce théâtre. Initiative timorée : une unique soirée, en version de concert, empruntée aux forces du Mariinsky de Saint-Pétersbourg et de son tsar, Valery Gergiev. Gergiev et Benvenuto, c’est une veille histoire. Depuis 1999, avec l’Orchestre philharmonique de Rotterdam, concert repris en tournée, puis les représentations de 2007 à Salzbourg, les uns et les autres entrecoupés et suivis de concerts de l’opéra, notamment au Mariinsky ou avec la troupe de ce théâtre dans différentes villes. Pour dire que Benvenuto accompagne Gergiev depuis maintenant quinze ans ! Peu de chefs, si l’on omet Colin Davis et John Nelson, peuvent se vanter d’une si fidèle complicité.
Le point de départ, Rotterdam donc, semble lui aussi être resté fidèle : à la version de Paris de 1838, plus ou moins constante ; assez scrupuleusement à Rotterdam, puis émasculée à Salzbourg, puis enfin fixée dans ses tergiversations (et ses coupes) telle que l’on vient de l’entendre à Paris. Abordons donc d’emblée ce chapitre épineux. Au Théâtre des Champs-Élysées, a été donnée la version dite “ Paris 1 ” (comme la stipule la partition Bärenreiter), à l’encontre du programme de salle qui annonçait aventureusement : “ Opéra en trois actes (1852) ”. Ou plutôt, “ Paris 1 ” grosso modo. Y compris l’air de Balducci, mais avec la seconde version de l’air de Teresa et l’air d’Ascanio. Le tout, déparé de coupures : sournoises et, avouons-le, peu incidentes : la reprise du Chant des ciseleurs, le prélude instrumental précédant l’air d’Ascanio ; puis brutales et d’un bloc : toute la musique (exceptée la Chanson de matelots) entre le susdit air et l’épisode de la fonte de la statue. L’entracte de la soirée, placé étrangement avant le tableau du Carnaval romain, laissait présager quelque malversation, que la seconde partie de concert a confirmée… Reconnaissons toutefois – en espérant que l’on ne nous jettera pas la pierre – que nous préférons ce genre de coupe franche et nette, aux tripatouillages insidieux et tarabiscotés : comme lors du concert de Colin Davis au Barbican de Londres en 2007 (reporté sur disques chez LSO Live), avec ses coupures plus gravement dommageables et ses dialogues parlés apocryphes. Avis personnel !
Clos ce chapitre – qui tourne trop souvent à litanie obligée pour les opéras de Berlioz, et davantage encore pour Benvenuto –, venons-en à l’interprétation. Pour la chanter. Le chef, le chœur et l’orchestre maîtrisent l’ouvrage, un ouvrage difficile comme peu. Nonobstant les tics de Gergiev : une préparation à la va-vite, dont témoignent des raccords de toute dernière minute (et dont nous avons été témoin) et les tâtonnements de premiers moments, dans une ouverture encore indécise et une première scène qui ne prend corps que peu à peu. Mais ensuite, quel feu ! Ce feu qui bout de bout en bout, dans des tempos vifs (parfois moins, on ne sait pourquoi) et ardents, dans l’entrelacs précis d’une partition enchevêtrée entre toutes. Et la distribution vocale suit, jusqu’aux plus petits rôles (le Cabaretier, campé hardiment par Andrei Zorin), investie et en parfaite adéquation avec ses personnages (même dans l’élocution, plus claire que chez bien des chanteurs français). Anastasia Kalagina épanche sa Teresa avec une ampleur affirmée passant la soirée. Sergei Semishkur, au timbre ingrat, livre un Cellini ferme qui sait à l’occasion jouer des notes de passages et de tête. Ekaterina Semenchuk dispense un Ascanio au mezzo assuré (expliquant certainement que l’on ait conservé son air, acquitté avec brio). Mikhail Petrenko n’est peut-être pas le Pape profond que l’on aurait attendu de sa grande réputation, mais son legato en reste digne. L’émotion des chanteurs, au moment des saluts, est visible. On la comprend !
Pierre-René Serna
Par Pierre-René Serna
Les Troyens ; Darmstadt, Staatstheater ; première représentation, du 9 mars 2013 ; Katrin Gerstenberger (Cassandre), Erica Brookhyser (Didon), Hugh Kash Smith (Énée), Oleksandr Prytolyuk (Chorèbe), Ninon Dann (Anna), Aki Hashimoto (Ascagne), Lasse Penttinen (Iopas et Hylas), Wilfried Zelinka (Narbal), Martin Lukas Meister (direction), John Dew (mise en scène).
Vale, Germania, alma parens ! On ne peut s’empêcher de songer à cette interjection de Berlioz qui clôt la relation dans les Mémoires de son premier voyage en Allemagne. Car il semble bien que l’Allemagne soit la terre élue de Berlioz, et des Troyens tout particulièrement. C’est ainsi que chaque saison y apporte son lot du Grand Œuvre, avec cette année pas moins de trois productions différentes. Le déplacement au mois de mars était donc pour Darmstadt et son Staatstheater (mais on aurait pu hésiter avec Béatrice et Bénédict le même jour à Weimar, tant les opéras de Berlioz sont régulièrement servis en ce pays, au rebours d’une France toujours mal amante de son compositeur national). Annonçons d’emblée, pour rester dans cette image de régularité, que cette production ne se signale guère par des traits exceptionnels, sinon par une espèce de conformité avec ce que doit être un grand ouvrage du répertoire : parfaitement servi, sans aucune indignité.
Cela pourrait paraître presque insuffisant, n’était le sentiment revigorant d’une consécration. Désormais, en Allemagne tout du moins, il convient de représenter les Troyens tels qu’ils se doivent de l’être. C’est ainsi qu’entre un Ring complet (pour cette année du bicentenaire de Wagner, c’est bien le moindre), le Staatstheater offre des Troyens tout aussi complets. Il semblerait donc, ces derniers temps, qu’il en soit fini des malversations et autres coupures qui frappent l’ouvrage, après Covent Garden à Londres et le Metropolitan Opera de New York (les uns et les autres conformes à la partition Bärenreiter, tout du moins). Le répertoire, disions-nous…
Et comme pour tout répertoire, le succès peut être divers, aussi scrupuleusement fidèle que se veuille la transmission. Le principal écueil viendrait ici de la mise en scène, conçue par John Dew, actuel directeur du Staatstheater. Ce n’est pas son premier essai en la matière, puisqu’il avait déjà signé des Troyens en 1998 pour l’Opéra de Dortmund. Il semble avoir revu sa copie (la production est entièrement différente), mais sans réellement l’accomplir. Les deux premiers actes sont à cet égard spécialement affligeants d’inanité, entre des ténèbres obstinées qui masquent mal une cruelle absence de direction d’acteurs, des idées absurdes (ce Priam grimé en Napoléon III ! copié de MacVicar à Covent Garden) ou passe-partout (un cheval de bois aussi laid que contraire aux didascalies – tout comme, encore, celui de Covent Garden !). Le troisième acte reprend de la couleur, avec des masses chorales qui savent bouger sous des lumières bariolées. Les deux actes suivants jouent dans une même note assez appropriée, entre statuaires antiques et costumes façon boubous africains, et des ballets au quatrième acte qui méritent un éloge : bien amenés, par l’introduction d’une sorte de bal de cour lancé par les protagonistes de l’action, puis une chorégraphie savoureuse, le Pas d’Esclaves nubiennes tout particulièrement avec ses gestes saccadés. Bravo à l’imaginative chorégraphe Mei Hong Lin ! qui nous change de manière rafraîchissante des laborieux entrechats trop vus par ailleurs. Mais l’ensemble reste assez conventionnel, sans la force et l’invention de la production l’an passé à Carlsruhe, reprise cette saison – heureux Allemands ! qui ont le choix entre des Troyens différents à seulement une centaine de kilomètres de distance.
La restitution musicale serait du même ordre, mais ici pour le meilleur. On est frappé d’entrée par la cohésion et l’ardeur des chœurs, dès la première intervention de la Populace troyenne. L’apparition de Cassandre ramène au prosaïsme : la voix de Katrin Gerstenberger est dure, sans réelles nuances, même si l’émission ne fait jamais défaut. Et passons sur un Chorèbe de circonstance, vocalement empâté. Néanmoins, chœur et orchestre se révèlent déjà intensément présents, en dépit de l’acoustique froide de ce vaste et anonyme théâtre moderne. Il en sera ainsi jusqu’à la toute fin de l’ouvrage, si l’on excepte de fugaces accrocs instrumentaux dans une partition difficile entre toutes, dont la direction ferme et attentive de Martin Lukas Meister parvient à maintenir le souffle à travers des détails souvent ciselés. Pour les trois derniers actes, le plateau vocal se rachète avec une Didon de belle stature, l’une des meilleures actuelles, en la personne d’Erica Brookhyser, qui conjugue justesse du style et ductilité du phrasé (et beauté plastique, ce qui n’est pas accessoire pour la reine de Carthage). Hugh Kash Smith ne manque pas lui non plus de prestance, Énée crédible – son “ Je suis Énée ”, mais oui ! c’est bien lui – qui use judicieusement de la voix de tête (dans le duo du quatrième acte, l’andante dans son air du cinquième), comme Berlioz le prescrit, mais sait garder des élans (au moment de ses adieux). Peut-être, précisément, aurait-on mieux goûté en ce registre (si l’on peut dire), une technique mixte maîtrisée, avec des notes de passage d’un registre à l’autre moins arrachées. Mentionnons aussi de l’Anna de Ninon Dann, avec son joli timbre de quasi alto (comme il se devrait) ou l’Hylas de Lasse Penttinen, et sa chanson délicieusement jetée de filins en hauteurs auxquels il s’agrippe. Nombre de petits rôles seraient ainsi à citer pour leur adéquation, comme les deux sentinelles, crânement campées par Malte Godglück et Daniel Dropulja, pour ne s’en tenir qu’à ces exemples parmi de bons chanteurs tous issus de troupe même du théâtre. Puisqu’il s’agit, musicalement, de Troyens gratifiants. Qui méritent assurément le voyage, d’autant plus en venant de France et son jeûne persistant en matière troyenne.
Il est aussi émouvant de marcher en quelque sorte sur les pas de Berlioz. Puisque le compositeur acheva son premier séjour en Allemagne par la capitale du Grand-Duché de Hesse. Le théâtre de cour où il donna son concert reste toujours en place, au moins pour son aspect extérieur, mais transformé en musée ; en face du château du Grand-Duc, qui avait invité princièrement Berlioz, lui aussi toujours là. Il en serait presque tout du faste d’antan de la ville, avec une statue équestre et une colonne à la gloire de Ludwig Ier (“ Ludewig ”, comme il y est inscrit) sur la place centrale et monumentale, dans l’axe, monumental lui aussi, qui mène à un obélisque dans la perspective d’une imposante église imitée du Panthéon de Rome. Effluves parcimonieux d’une gloire déchue… Quand bien même Berlioz n’y dirigea pas ses Troyens (encore dans les limbes lors de son séjour), cette production de Darmstadt apparaîtrait comme un parfum d’un temps passé, voire d’un certain présent conjoncturel : quand on sait que la ville est jumelée… avec Troyes, en France !
Pierre-René Serna
Par Christian Wasselin
Paris, Salle Pleyel, 11 février 2013
Il y eut les Huit Scènes de Faust, œuvre étonnante et composite écrite sous l’influence immédiate du poème de Goethe, puis La Damnation de Faust. C’est dire que d’un ensemble de pièces qui n’était pas destiné à la représentation Berlioz fit, dans un second temps, une œuvre portée par un grand souffle dramatique. Or, à la Salle Pleyel, avec son l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, Tugan Sokhiev aborde La Damnation sans privilégier la continuité de l’ensemble ; il cisèle chacune des scènes, et ménage d’assez longs silences de l’une à l’autre. La partition perd un peu de son urgence, mais il est vrai qu’on est au concert et non pas au théâtre. Il est vrai aussi que Sokhiev soigne sa prestation, quitte à parfois irriter. Contrôlée, animée, sa direction est jonchée de coquetteries : ici on s’attarde sur un détail, là on met en valeur un trait instrumental, mais l’Orchestre du Capitole n’est jamais abandonné à lui-même ; ses bois sont volubiles (le cor anglais remplit la salle), ses cuivres ont du mordant, seules ses cordes manquent de soyeux.
Berlioz souhaitait qu’un chœur soit d’abord une seule et grande voix riche de tous les possibles. C’est le souvenir que nous gardons du Tanglewood Festival Chorus, qui nous avait éblouis lors d’une Damnation par ailleurs assez bancale donnée en 2007 dans la même Salle Pleyel. Six ans plus tard, l’Orfeon Donostiarra essaye de se montrer à l’unisson de l’engagement de l’orchestre, mais quand le chef, au début du Chant de la fête de Pâques, lui demande de chanter très (trop) pianissimo, dans un tempo très (trop) retenu, il trahit ses faiblesses et au premier titre son manque d’homogénéité. La fin de la troisième partie et surtout l’Apothéose de Marguerite, avec les voix d’enfants de La Lauzeta, lui permettent toutefois de donner le meilleur de lui-même.
Les solistes ? Il faut déchanter. On aurait préféré Éric Martin-Bonnet, bien plus vif dans Brander que le sempiternel René Schirrer. Mais l’essentiel est ailleurs. Sans toujours citer les Antonacci et autre Kaufmann qui se sont illustrés dans cet ouvrage, quand donc un organisateur de concerts aura-t-il l’idée de réunir des voix en bonne santé, maîtrisant à la fois la technique et la langue ? On a pu entendre dans La Damnation, ces dernières années, de jeunes interprètes comme Marie Gautrot, Anaïk Morel ou Nicolas Courjal : peut-on espérer les retrouver un jour prochain dans Marguerite et Méphistophélès ? Car Olga Borodina est tout sauf le personnage. Capable de graves vertigineux (le do sur la première syllabe de « Consume », dans la Romance !), elle chante avec une indifférence marmoréenne qui la fait plus ressembler à une mère Oppenheim qu’à une Marguerite. Du son, du volume, mais la sensibilité ? Alastair Miles, en Méphistophélès, n’est plus qu’une voix usée, sans couleur ; il s’efforce de chanter toutes les notes, mais la phrase « Ménétriers d’enfer, ou je vous éteins tous » lui est fatale, comme elle l’est à bien des chanteurs.
Reste Faust. La question est la même que pour le rôle d’Énée : qui ? Par défaut, on a choisi Bryan Himel, qui fut précisément Énée à Amsterdam et à Covent Garden. On aimerait vraiment un timbre plus riche, un chant plus expressif (sauf dans le court passage « Adieu donc, belle nuit », étonnamment plein de tendresse), des aigus plus ineffables. Alors, quel ténor pour Faust ? quel ténor qu’on ne choisisse pas faute de mieux ? Faudrait-il aller voir du côté des interprètes qui ont brillé dans le répertoire dit baroque ? Au fait, à quand une Damnation sur instruments d’époque ?
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
Pour une fois, nous ferons une place pour une représentation à laquelle nous n’avons pas assisté. Puisqu’il s’agit de la retransmission, en direct, des Troyens du Metropolitan Opera de New York ce 5 janvier 2013. En l’occurrence à la Géode (sous l’égide de Pathé Live), vaste salle sphérique parisienne de projection cinématographique, à l’instar d’autres retransmissions sur écran dans quelques centaines de salles de par le monde.
Avouons avoir hésité à en faire le commentaire, comme à nous rendre sur les lieux (n’était l’incitation amicale de Danièle Casiglia et Arnaud Laster, éminents hugoliens et fervents de Berlioz) ; plus enclin que nous sommes aux spectacles sur le vif et peu adepte de ces captations, avec leurs aléas sonores. D’autant que dans ce cas précis, il s’agissait de la reprise d’une production déjà vue sur place lors de sa création, en 2003, et qui ne nous avait pas laissé un souvenir impérissable. Mais il convient de s’incliner devant une indéniable réussite, et c’est presque un devoir d’en faire état.
La mise en scène de Francesca Zambello n’a guère varié : mise en place conventionnelle, parfois bien faite, sans trop de contresens (hormis une obscurité obstinée, qui annihile l’opposition du soleil et de la nuit voulue dans les tableaux et l’esprit de l’œuvre ; ou des ballets croquignolets qui envahissent tout au quatrième acte, de la Chasse royale jusqu’à même le duo final). Mais – divine surprise ! – la restitution musicale se révèle des plus accomplies, comme bien rarement dans les Troyens. Le plateau vocal dans son entier mérite tous les éloges, mariant une juste adéquation des tessitures et du style : Deborah Voigt (Cassandre), Dwayne Croft (Chorèbe, qui étrangement transpose dans l’arioso de son duo), Karen Cargill (Anna), Kwangchul Youn (Narbal), Eric Cutler (Iopas de facture idéale), Bryan Hymel (Énée encore mieux assuré depuis Covent Garden en juin, malgré un air du cinquième acte singulièrement peu nuancé) et Susan Graham (Didon plus que jamais immanente). Des chœurs précis, un orchestre pareillement, et des tempos allants et maîtrisés sous la baguette de Fabio Luisi, parachèvent un monument d’intensité musicale. Contre toute attente ! La récente production embourbée de Covent Garden et sa lecture musicale, pourtant attachante, ne sauraient se mesurer.
Pierre-René Serna
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