2012
Cette page présente les comptes-rendus des exécutions et représentations qui ont eu lieu en 2012. Nous remercions très vivement les auteurs de leurs précieuses contributions.
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Par Pierre-René Serna
Si domine toujours l’éclectisme parmi les nombreux concerts, l’édition 2012 du Festival Berlioz de la Côte-Saint-André a su réserver ses grands moments au compositeur natif des lieux, notamment pour ses dernières soirées. Une fin en beauté ! Surtout pour les ultimes Roméo et Juliette et Requiem, qui ont emporté l’enthousiasme d’un public venu en foule.
Trois concerts symphoniques et deux récitals de piano marquent les trois derniers jours musicaux. En manière de mise en bouche, François-Frédéric Guy et Roger Muraro offrent, les après-midi des 1er et 2 septembre, un florilège pianistique dans la petite église romane de la cité : avec le doigté sensuel que l’on connaît au premier, et l’ardeur non moins sensible que l’on sait du second, pour Liszt, Bruno Mantovani (le compositeur en résidence pour cette édition du Festival) et Debussy, puis pour Schumann, Chopin et le même Liszt. Le vendredi précédent, 31 août, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg livre un concert de catégorie, avec des interprètes de haut vol et un programme exigeant – qui indiquent le niveau artistique atteint désormais –, avec l’ouverture des Vêpres siciliennes de Verdi, le Concerto pour deux pianos de Mantovani (dans la foulée de sa création en mai dernier, avec Guy et Varduhi Yeritsyan aux pianos) et Harold en Italie. Une averse subite confère un contrepoint inattendu (bienvenu ?) à un Concerto qui tient déjà de la musique d’atmosphère, tout impressionniste et perlé. Harold se révèle plus routinier, sans faillir absolument mais aussi sans réel climat (la pluie ayant cessé autour de la structure couverte sise dans la cour du château de La Côte), malgré l’alto judicieusement rêveur de Renaud Capuçon (qui troque ici son habituel violon) et un dernier mouvement plutôt allant. Un Berlioz qui n’est guère appelé à s’inscrire dans les annales, en dépit du professionnalisme – indifférent ? – de la battue d’Alain Altinoglu.
“ R ” COMME RESPLENDISSANTS
Roméo pour la soirée du lendemain, est d’une tout autre espèce. De fait, il s’agit d’un grand projet : celui de l’Orchestre Hector-Berlioz, émanation du Festival et sa meilleure initiative depuis la prise en main par Bruno Messina il y a trois ans. Comme on sait, cet orchestre réunit, sur la base de l’Orchestre les Siècles, de jeunes instrumentistes issus de différents conservatoires de France et d’ailleurs, après une préparation d’un mois, qui s’essayent en formation d’ensemble mais aussi, et surtout, au style d’époque sous l’égide de François-Xavier Roth. Roméo sur instruments d’époque, suivant les pas de ceux de Norrington, Gardiner, Minkowski ou Mark Elder avec l’Orchestre de l’Âge des Lumières… Le résultat en porte la trace, avec ici une conviction et un enthousiasme manifestes. S’ajoutent des intentions et dispositions au plus près des prescriptions du compositeur : comme la stéréophonie frappante des différents chœurs, en coulisse ou sur scène (même si les petites cymbales antiques sont perdues dans la masse orchestrale, au rebours d’indications qui les placent à l’avant de la scène). Le tout alors emporte l’adhésion, et particulièrement d’un public qui fait un triomphe retentissant : devant un orchestre vibrant, des chœurs (Chœur Britten et Jeune Chœur Symphonique) qui le sont autant, un trio vocal des mieux adaptés (Isabelle Druet, Jean-François Borras et Nicolas Cavallier) et la direction fervente de Roth.
Le concert de clôture, ce 2 septembre, vire pour sa part à une sorte d’apothéose : le Requiem, et ses effectifs imposants, certes, avec les près de trois cents choristes réunis par les forces du Chœur de Washington, du Philharmonia Chorus de Londres et du Chœur de Lyon-Bernard Tétu, et l’Orchestre national de Lyon au complet. Leonard Slatkin (dont on est saisi par la ressemblance physique avec Charles Munch) mène l’ensemble avec une gestuelle claire et une rigueur consommée, pour laisser s’épancher les effluves, les cataclysmes et la sérénité conjugués qui innervent l’œuvre. Le ténor Steve Davlisim dispense sa partie sur les hauteurs, d’une fenêtre du château, où il est parfois étouffé et manque son aigu, mais comme une voix délicieusement lointaine. Face à un auditoire intensément recueilli, ici comme pour Roméo (un autre acquis du festival, en dépit des bruits parasites venus de l’extérieur), dispersé sur des chaises (qu’entourent les “ quatre petits orchestres d’instruments de cuivre ”, normalement prévus “ aux quatre angles de la grande masse chorale et instrumentale ”) ou à même une pelouse posée pour l’occasion dans la cour du château. Une ambiance festivalière et une restitution musicale ambitieuse : pari réussi !
… ET BERLIOZ ?
Notre écho s’en est tenu aux trois derniers jours du festival, auxquels nous avons assistés et qui faisaient la part belle à Berlioz. Cela était moins vrai des huit autres soirées orchestrales, dont seule la moitié lui laissait une place, grande ou petite (et souvent pour des pages de répertoire courant, déjà données lors de précédentes éditions : Carnaval romain, Nuits d’été, Cléopâtre, Fantastique…) ; quand les petits concerts ponctuant chaque après-midi n’en faisaient aucune (si ce n’est, deux fugaces fois, pour un arrangement et une paraphrase pianistiques). Le thème même de cette édition, “ Berlioz et l’Italie ”, prétexte à être illustré abondamment par Rossini, Verdi, Bellini ou même Rota, ne se retrouve quasiment pas à travers les opéras de Berlioz, inspirés pourtant tous trois par l’Italie. Benvenuto, les Troyens et Béatrice auraient pu également se prêter à un concert d’extraits ou d’airs, comme il en a été pour les airs d’opéras italiens par l’Orchestre des Pays de Savoie… L’éclectisme, pourquoi pas ? Mais peut-être convient-il que Berlioz soit plus et mieux présent, afin de justifier entièrement du nom de ce festival ; et avec des pages rares qui mériteraient d’une manifestation à nulle autre pareille (à l’exemple du concert de clôture de l’an passé).
À bientôt une intégrale des mélodies avec piano ? ou des cantates ?… C’est le vœu que nous formons, dans l’espoir des grandes œuvres lyriques qui attendent : la Damnation, et les opéras (dont les deux opéras incomplets ou ceux arrangés de Gluck et Weber)… qui présentent il est vrai des nécessités matérielles et financières qui outrepassent parfois les moyens d’une petite ville de province. Mais à ce prix est l’excellence. Pour peu que les instances locales et nationales suivent… Nul doute que c’est l’ambition à laquelle vise Bruno Messina, avec les possibles coproductions qui semblent s’annoncer, et comme il l’a déjà prouvé avec les interprètes de haut niveau, le public fidèle et toujours plus nombreux, qu’il a su réunir.
Pierre-René Serna
Par Christian Wasselin
Royal Opera House, 8 juillet
Une fois dans sa vie, l’adepte de Berlioz se doit d’aller voir et entendre Les Troyens à Covent Garden. Oui mais le Royal Opera House n’avait pas conçu de nouvelle production depuis celle qui fut inaugurée en 1969 et permit l’enregistrement que l’on sait : quatre décennies ont passé, et il n’est pas sûr que le pèlerin de 2012 se sente particulièrement comblé.
Commençons par l’une des attractions présumées de ce nouveau spectacle : la mise en scène de David McVicar. Eh bien, elle n’existe pas. Ce qu’on voit sur scène (une espèce de cylindre gigantesque et un cheval de métal à Troie, un village mauresque à Carthage) est avant tout une intention du décorateur Es Devlin, dont le metteur en scène ne fait rien. McVicar, dont on se souvient d’un Couronnement de Poppée fourmillant d’idées passionnantes, semble depuis quelque temps courir d’une commande à l’autre sans prendre le temps de la réflexion. Le résultat, comme on s’y attend, est navrant : les chanteurs qui ne sentent pas la scène vont et viennent comme des âmes en peine ; ceux qui se rappellent avoir travaillé avec d’autres metteurs en scène font appel à leurs souvenirs ; ceux qui aiment et savent jouer se déchaînent.
En réalité, la seule qui soit dans ce cas est Anna Caterina Antonacci, qui nous avait révélé son tempérament de tragédienne au Châtelet en 2003 et nous livre ici une incarnation encore plus intuitive et possédée du personnage de Cassandre. C’est elle et elle seule qui a travaillé sa manière de se rouler par terre ou de faire brûler ses yeux sans qu’on ait à aucun moment l’impression d’une parodie. C’est elle aussi qui a l’idée de traverser la scène et d’aller s’adresser directement à Andromaque. Sa voix par ailleurs semble s’être éclaircie, ce qui lui permet de gagner en projection tout en assombrissant les mots « Tu vas descendre » d’une manière saisissante. Face à elle, le Chorèbe de Fabio Capitanucci, pourtant très sonore, ne peut qu’avoir l’air benêt. Il faut dire aussi que l’action de ces Troyens a été déplacée au XIXe siècle, ce qui nous vaut par exemple un Priam déguisé en Napoléon III cacochyme. Transposition irréfléchie et qui ne mène à rien : comment justifier que la cour peu païenne du Second Empire défile derrière des statues de divinités antiques ? Si l’action avait été située à la cour de la reine d’Angleterre, de Louis XIV ou de Turandot, l’effet aurait été le même.
Le degré zéro de la mise en scène est atteint lors du deuxième tableau du cinquième acte : McVicar abandonne Didon devant le rideau, tout décor aboli. Eva-Maria Westbroek fait alors ce qu’elle peut, même si elle n’a pas l’instinct d’une Antonacci. Mais il y a là une voix et un tempérament, et celle qui fut Cassandre en 2010 à Amsterdam s’en sort avec bravoure. On en dira d’ailleurs autant de l’ensemble de la distribution. Certes, on pourrait imaginer une Anna à la voix plus corsée, un Iopas un peu moins viril ou un Hylas à la voix blanche (et pourquoi pas un contralto comme Berlioz l’indique également ?), mais Hanna Hipp, Ji-Min Park et Ed Lyon sont musicalement irréprochables. Reste le cas d’Énée. Ce n’est pas céder au culte de la personnalité que de déplorer la défection de Jonas Kaufmann. Pour nous qui l’avons découvert il y a dix ans dans La Damnation de Faust à Bruxelles puis à Genève, qui avons goûté son timbre, son aisance, son art des nuances, le naturel de sa diction, Kaufmann était celui qu’on attendait. Mais il a trop chanté ces derniers temps, il a beaucoup annulé, il n’a pas voulu prendre le risque d’Énée. L’osera-t-il un jour ? Bryan Himel est donc arrivé à la rescousse, et sa prestation s’est beaucoup améliorée depuis Amsterdam. Il n’empêche : Himel est à la limite de ses moyens, les aigus ineffables ne sont pas son fort (mais il chante « Bienfaitrice des miens », et non pas « Ô ma reine adorée » comme le faisait Vickers), et le personnage, l’épée brandie comme un soudard dans les moments d’héroïsme, est toujours aussi carré.
Le chœur ? On n’en dira rien, sinon qu’il est exceptionnel.
L’orchestre ? C’est celui de Covent Garden, souple et plein de couleurs. Mais il a l’air de jouer tout seul, affranchi d’une direction qui, elle, paraît comme intimidée devant le chef d’œuvre. Antonio Pappano, certes plein de probité, n’ose pas, ne s’engage pas, là où pareille partition attend son démiurge pour être servie avec feu. Mais au moins la musique est là, tout entière (il manque les mêmes reprises, ni plus ni moins, qu’en 1969, mais l’enchaînement est fait entre le duo Cassandre-Chorèbe et l’Hymne qui suit).
Ces Troyens sont coproduits avec l’Opéra de San Francisco, le Staatsoper de Vienne et la Scala de Milan : on n’ose pas imaginer que McVicar aura le désir et le temps de se mettre au travail pour que les reprises annoncées ressemblent à quelque chose. Mais avec un Minkowski ou un McCreesh au pupitre (rêvons !), tout pourrait prendre, dans la fosse, une autre saveur.
Christian Wasselin
Par Christian Wasselin
Basilique de Saint-Denis, 28 juin 2012
Berlioz n’a composé que des prototypes, et l’exécution de chacune de ses œuvres fait presque toujours figure d’expérience à la fois pour les exécutants et pour le public. C’est pourquoi Berlioz sera toujours un compositeur irréductible et qu’on ne pourra jamais borner son inspiration à l’intérieur d’aucun cadre, quel qu’il soit. C’est ce qui rend toujours aventureux, conséquemment, le choix d’un lieu ou d’un autre pour y faire entendre ses partitions. On en a eu encore une fois la preuve, le 28 juin dernier, dans la basilique de Saint-Denis à l’occasion d’un Requiem dirigé par John Eliot Gardiner à la tête de l’Orchestre National de France et du Chœur de Radio France, les forces mêmes qu’avaient dirigées Sir Colin Davis dans la même œuvre et au même endroit, il y a exactement quatre ans.
Davis, à l’époque, avait bénéficié des renforts du Chœur de l’Académie nationale Sainte-Cécile de Rome ; Gardiner, cette fois, a choisi d’adjoindre son propre Monteverdi Choir, dont les voix fraîches, la souplesse et l’homogénéité font toujours merveille (dans le « Quaerens me » par exemple) au Chœur de Radio France, permettant ainsi de réserver la masse chorale entière aux moments les plus dramatiques. Et il nous a offert un Requiem d’une magnifique allure, architecturé, habité, riche de certains détails qui ont fait la poésie de la soirée (l’introduction du « Dies irae » aux couleurs caverneuses, on a presque envie de dire préhistoriques, les altos sans vibrato qui nterviennent entre les accords des vents au tout début de l’« Agnus dei »), mais privé aussi d’autres détails dus à l’acoustique du lieu. Car à Saint-Denis, comme dans la plupart des églises et des cathédrales, sauf dans l’idéale Abbatiale de La Chaise-Dieu, il n’est pas donné de se faire tout simplement entendre (c’est peut-être pourquoi sont installés des écrans, afin de voir ce qu’on ne peut pas entendre !), et le chef, à défaut de perdre toute espérance comme à l’entrée de l’Enfer de Dante, doit oublier ses illusions s’il compte mettre en lumière le relief intime et la palette des couleurs de l’œuvre qu’il dirige. L’acoustique ayant tendance à noyer les médiums et à gonfler exagérément les basses, on n’entend qu’à peine les bois (sauf les flûtes dans l’aigu, et bien sûr le cor anglais solo à découvert du « Quaerens me ») et le moindre son grave devient d’une épaisseur extravagante.
D’où des bizarreries dans les tuttis : timbales sonnant comme les grondements souterrains du métro, sonorité du tam-tam se déployant comme un éventail métallique, etc. (Pour un peu on dirait : on vibre, mais on n’entend pas !) Et ce, d’autant plus que Gardiner choisit des tempos allants mais modérés, sauf, étonnamment, dans les moments d’intensité : les fanfares du « Tuba mirum » prennent des allures belliqueuses, le « Lacrymosa » devient lui aussi on ne peut plus guerrier, la section du « Rex tremendae » qui doit aller accelerando (à partir de la mesure 31) est prise très vite dès le départ, si bien qu’elle devient frénétique (sans que jamais, précisons-le, les exécutants perdent leurs repères pour autant). L’auditeur qui connaît par cœur son Requiem peut faire travailler son imagination, mais que retient celui qui entend l’ouvrage pour la première fois ?
D’où également des surprises qui ravissent : dans le premier et le dernier mouvement, par exemple, quand le chœur chante son radieux « Luceat » suivi par la phrase ascendante des cordes, l’écho du mot latin nimbe ladite phrase d’un halo de plus en plus lointain qui produit un effet étrange. Mais seul Roger Norrington, jusqu’à aujourd’hui, a su révéler tout ce qu’il y a de fulgurant dans les sf de l’« Hostias », que Gardiner, comme les autres, aborde comme une nuance de dynamique et non pas comme un accent marqué.
Un mot sur le ténor, Michael Spyres (qui va chanter La Damnation de Faust à la rentrée prochaine à Gand et Anvers) : installé tout en haut, sur une espèce de tribune, sa voix tombe idéalement. Et c’est une voix pleine, charnue (peut-être un peu trop pour ce répertoire), qui nous change de ces ténors essoufflés qu’on nous inflige un peu trop souvent.
Christian Wasselin
Par Pierre-René Serna
Les Troyens ; Londres, Covent Garden ; représentation du 28 juin 2012 ; Anna Caterina Antonacci (Cassandre), Eva-Maria Westbroek (Didon), Bryan Hymel (Énée), Fabio Capitanucci (Chorèbe), Hanna Hipp (Anna), Barbara Senator (Ascagne), Ji-Min Park (Iopas), Ed Lyon (Hylas), Brindley Sherrat (Narbal), Jihoon Kim (l’Ombre d’Hector), Antonio Pappano (direction), David McVicar (mise en scène).
Les Troyens font décidément leur retour sur les terres de leurs exploits. C’est ainsi qu’après Carlsruhe l’an passé, où l’opéra de Berlioz revenait quelque 120 ans après sa création supposée (en deux parties), Covent Garden renoue avec un ouvrage auquel l’actuelle prospérité doit tant, précisément. Une sorte de promesse de l’excellence... Mais, n’hésitons pas à le confier d’emblée, l’espérance n’a pas été réellement comblée.
On sait que la renaissance des Troyens dans leur état originel, désormais imparable, a commencé dans ce théâtre, en 1957 sous la direction de Rafael Kubelik (dix ans après, cependant, la version de concert donnée par Beecham). Les représentations en 1969, sous l’égide de Colin Davis, reprises en 1972, devaient marquer une étape définitive. En particulier avec l’enregistrement discographique paru dans la foulée… Mais à croire que cet état définitif était destiné à passer à l’Histoire, car par la suite un silence de 40 ans s’est abattu sur les Troyens dans le royal théâtre londonien. Exceptions faites d’une reprise écourtée de cette même production en 1977 (réduite aux seuls Troyens à Carthage), et d’un accueil ponctuel de la mise en scène de Tim Albery, venue d’Opera North, en 1990. Il y a bien eu aussi, entre-temps dans la capitale britannique, la production de l’English national Opera en 2004, ou les mémorables concerts sous la direction de Davis au Barbican Centre. Le silence n’était donc pas entier pour les fervents berliozistes de l’immense (et captivante autant que belle) cité des bords de la Tamise…
Mais c’est ainsi qu’après une si longue absence, ces retrouvailles à Covent Garden faisaient figure d’événement. D’autant que se combinaient des épiphénomènes annexes : une prise de rôle d’un ténor en vogue (Jonas Kaufmann pour Énée) et la mise en scène signée d’un nom lui aussi quelque peu de mode (David McVicar). Il n’en fallait pas plus pour que la billetterie affiche sold out dès le mois de mars ! À croire que la planète entière se donnait rendez-vous pour ces Troyens londoniens… Depuis, il a fallu quelque peu déchanter, avec le retrait (prévisible), annoncé courant mai, d’un divo qui annule régulièrement ses participations, en raison sûrement d’une voix qui commence à faiblir (comme nous l’avions noté il y a deux ans pour son Werther à Paris). Mais il est amusant de relever que toute la réclame de la saison d’été de ce grand théâtre s’est focalisée sur son image : avec photographies sur les affiches, en couverture et d’abondance à l’intérieur des pages du programme, de ladite saison… Reste que le plateau vocal était, sur le papier, encore alléchant.
D’où vient alors notre déception ?… Surtout et essentiellement de la présentation scénique. McVicar est un metteur en scène prolifique, qui possède un talent indéniable quand il est inspiré, comme dans certains opéras baroques. Mais il faut croire que d’autres ouvrages ne l’inspirent pas, ainsi que nous avons pu tout autant nous en apercevoir. La malchance a donc voulu que les Troyens participent de la seconde catégorie, vus à travers une idée simpliste et superficielle. En l’occurrence, l’idée, quasi seule, est de transposer l’intrigue à l’époque de sa création : le XIXe siècle. La belle affaire ! qui n’est pas bien neuve et déjà vue mille fois par ailleurs, qui se prête à certains ouvrages et mal à d’autres. Tout dépend du contexte et de l’importance que l’on donne à l’œuvre : oserait-on replacer les opéras de Wagner chez Guillaume II ? (et pourtant…) et McVicar non plus, comme il l’a prouvé avec sa Tétralogie de Strasbourg. Car en plus de méconnaissance, c’est de contresens qu’il faut ici parler. Planter Troie sous les auspices de courtisans et d’une soldatesque à la manière de Napoléon III (dont Priam devient la figure grimée) revient à heurter de front l’esprit et la portée mêmes de l’ouvrage : le contraire précisément d’un Grand Opéra Historique à la française, auquel il est ici fait platement référence, tel qu’il triomphe en ces temps avec Meyerbeer ou Halévy. Le peuple troyen devient ainsi des colonisateurs (eh bien voyons ! alors qu’il s’agit, à l’inverse, d’une population assiégée sinon opprimée), et pour persister dans cette logique, la Marche et Hymne du premier acte se convertit en procession catholique… Absurde ! Un décorum, si mal approprié soit-il, ne constitue toutefois pas une mise en scène. Sauf que dans ce cas, elle s’y cantonne, sans aucune direction d’acteurs (la Antonacci est alors comme un souffle, celui d’une grande tragédienne, mais apparemment laissée à sa seule initiative), sans sentiment dramatique, encombrée d’une immense tour métallique (Tour de Babel revue par l’Exposition de 1889 ? pour les remparts de Troie ?) et d’une gigantesque tête de cheval façon Tour Eiffel. Carthage fait place pour sa part à un village du Sud marocain, avec son accumulation de maisonnettes safranées étagées en amphithéâtre, peuplé de personnages en djellabas. Tout aussi inconsistant, mais moins gênant (pour les connotations historiques). Et autant de décors coûteux, envahissants et dérisoires. Les participants les investissent de gestes et poses convenues, dans la tradition opératique surannée des années 50 – et dont on peine à croire qu’un metteur en scène aussi éprouvé ait pu se contenter. Ce ne devait pas être son heure d’inspiration, comme nous disions… Pour rester dans les contresens, s’ajoutent un ballet devenu pantomime (celui du premier acte, au reste sans évocation du sujet qu’il est censé illustrer) et des pantomimes transformées en ballets (l’Entrée des laboureurs et une Chasse royale d’un plan-plan désespérant). Et comme si tout cela ne suffisait pas, des cris et bruits importuns (méchant tic actuel des metteurs en scènes…) de l’effet le plus perturbant et anti-musical, émaillent ces pantomimes et ballets inversés. Accablant !… Paradoxalement, le meilleur moment reviendrait au deuxième tableau du cinquième acte, laissé nu, sans autre décor qu’un rideau bleu marine (allusion à cette mer d’azur si peu évoquée dans le spectacle ?), où enfin l’action et la musique se concentrent. Reconnaissons toutefois une vertu peu répandue : des chanteurs au premier plan et des décors qui enserrent les voix. Rançon pour une fois profitable, d’une mise en place (faut-il parler de mise en scène ?) routinière. David Hermann à Carlsruhe ou la Fura dels Baus à Valence, pour ne prendre que deux Troyens récents, présentaient une tout autre imagination, avec parfois des idées bien trouvées, et une bien meilleure approche de l’œuvre. On en viendrait alors à regretter une version de concert... Si ce n’est qu’il est à craindre que cette production soit appelée à s’inscrire au répertoire de la grande maison londonienne. Un bien mauvais service rendu aux Troyens, dans le lieu entre tous qui leur fut jadis consacré !
Concentrons-nous donc sur le concert, tout contrarié qu’il est. Et poursuivons un instant dans les réserves – avant de laisser les éloges pour la bonne bouche. On n’attendait guère beaucoup dans Berlioz d’Antonio Pappano, directeur musical de la maison, qui s’est taillé une réputation pour ses Verdi et ses Wagner. C’est un grand professionnel, certes : et entre les solistes, les chœurs et l’orchestre, tout est en ordre. Covent Garden demeure une des plus grandes institutions du monde lyrique, et ses forces le démontreraient. Il n’empêche que l’on déplore des tempos souvent alanguis, dans les premiers actes surtout, et une sonorité d’ensemble trop constamment mezzo-forte – ce travers que Berlioz fustige. Pappano n’est pas Davis, ni Gardiner, ni Norrington, ni Gergiev, ni Nelson, ni Cambreling… On s’en serait douté. Ni même John Fiore, Samuel Bächli ou Justin Brown, qui avaient su faire montre de leur perspicacité pour d’autres Troyens. Et c’est ainsi que se cherchent le relief, le contraste, la délicatesse, la poésie, consubstantiels aux Troyens. Le choix même de la partition signalerait le peu de réflexion porté sur l’œuvre. Bien entendu, il n’était pas question – à Covent Garden ! – de pratiquer des coupures. C’est donc la version Bärenreiter, établie par Hugh Macdonald, qui est utilisée. Ce dont on ne peut que se féliciter. Mais coupures il y a, nonobstant, dans les reprises : la reprise dans la reprise du Chœur " Gloire à Didon ", dans le duo entre Didon et Anna, dans les ballets et les Entrées. Coupures courantes, auxquelles Pappano se conforme banalement. Malgré tout, depuis Valence en 2009 (sans aucune des coupures précitées) et Amsterdam en 2010, louons des Troyens peu ou prou fidèles.
Continuons donc sur cette lancée, par les motifs de contentement : l’orchestre, infaillible dans chaque pupitre, et les chœurs, féminins surtout, d’un élan et d’une précision irrésistibles (le second tableau du deuxième acte !). Et la distribution vocale. Bryan Hymel est donc l’Énée que les trompettes de la renommée n’annonçaient pas. Nul doute que nous n’avons pas perdu au change : la voix est ferme dans tous les registres, l’ardeur présente quand il faut (ses adieux au cinquième acte, ou au deuxième acte, ou au moment de confier son fils à Didon au troisième) ; les subtilités ne sont pas absentes (au quatrième acte), et les aigus lancés dans une voix mixte (entre poitrine et tête) sans être tirés (son contre-ut du cinquième acte). Une heureuse surprise ! que les échos venus d’Amsterdam en 2010 ne laissaient pas présager. Anna Caterina Antonacci confère à Cassandre le poids d’une interprétation puissamment mûrie, tragédienne jusque dans le chant (qui sur la fin tendrait à s’épuiser). Eva-Maria Westbroek en serait presque l’opposée, Didon d’une vaillance et d’une endurance à toute épreuve, mais dont on aurait souhaité plus d’incarnation ou de nuances dans ses premières scènes. L’Ascagne de Barbara Senator, l’Ombre d’Hector de Jihoon Kim, le Narbal de Brindley Sherrat, sont parfaits de style et d’adéquation. Petite mention pour Ji-Min Park et Ed Lyon, Iopas et Hylas sentis et projetés, bien que peu élégiaques ; et pour l’émouvante apparition du vétéran Robert Lloyd, Priam-Napoléon III de circonstance. Passons sur un Chorèbe bourbeux ou une Anna de tessiture approximative, pour se réjouir – enfin – d’un ensemble de solistes des mieux choisis.
Toujours au chapitre des satisfactions, mettons l’accent sur le public britannique, londonien : recueilli, attentif, connaisseur. Au premier entracte, nous avons même surpris un petit groupe chantant ensemble des moments du grand œuvre ; nous nous sommes empressés de les complimenter, ravi pour une fois de se retrouver en concordance pour Berlioz. Et quand la foule se lève pour le second entracte, nous entrevoyons une dame, respectable, les yeux rougis de larmes. Ô Britannia ! patrie élective de Berlioz. Il est vrai aussi que nous avons croisé un grand nombre de Français ; mais une enquête, vite menée, a confirmé l’objet de leur déplacement : pour le ténor annoncé, puis désannoncé. Puisque du côté de la mélomanie de France – ou d’ailleurs ? – on réserve souvent son enthousiasme aux interprètes vedettes, davantage qu’à la musique…
Pierre-René Serna
Par Pierre-René Serna
Roméo et Juliette ; Paris, Théâtre des Champs-Élysées ; 26 février 2012.
Les musiciens britanniques figurent encore et toujours parmi les meilleurs intercesseurs de Berlioz. Et tout particulièrement pour Roméo et Juliette, dont on garde en mémoire les interprétations de Norrington, Davis ou Gardiner… Juste retour pour cette symphonie à la gloire de Shakespeare !
Cette fois, les forces réunies de l’Orchestre de l’Âge des Lumières (Orchestra of the Age of Enlightenment), le Chœur symphonique de la BBC et de la Schola Cantorum d’Oxford, et la baguette de Sir Mark Elder, officient. À Paris, dans la foulée de concerts en Grande-Bretagne. Une soirée d’exception, idiomatique et fougueuse à la fois. Répartitions proches de celles prescrites (les deux paires de petites cymbales antiques placées à l’avant de l’orchestre pour le Scherzo de la Reine Mab ; une seule harpe pour le Prologue et quatre par la suite ; petit chœur à l’avant-scène pour le Prologue…), instruments d’époque, précision des attaques, puissance et raffinement d’ensemble, subtilité audible des détails… tout concourt à une réussite éclatante. Les trois solistes vocaux ne sont pas en reste, rivalisant de phrasé et de nuance, entre Patricia Bardon, John Mark Ainsley et Orlin Anastassov. Ce dernier – seul non Britannique, Bulgare en ce cas – ajoute une puissance d’émission d’une redoutable santé. L’un des rares Père Laurence que nous ayons entendus, apte à passer au-dessus du chœur général pour le Serment final. (Anastassov semble au reste coutumier de Berlioz, puisqu’il est familier des Troyens et de Benvenuto.)
La façon métronomique, à l’ordonnance quasi militaire, de se lever et de se rasseoir en bloc des chœurs, dit déjà tout. Les interprètes français pourraient en tirer des leçons…
Pierre-René Serna
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