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Une Lettre posthume de Berlioz

publiée dans

Le Ménestrel, 12 Mars 1926, 88e Année, N° 11, p. 117-118

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    Au début du 20ème siècle les admirateurs de Berlioz faisaient tous les ans en décembre un pèlerinage à la maison de Berlioz à Montmartre pour célébrer l’anniversaire de sa naissance (voir par exemple La Maison de Berlioz publié dans Comœdia, 14 décembre 1908; et A la Maison de Berlioz à Paris publié dans Le Petit Journal, 13 décembre 1910).

    En 1919 la maison de Berlioz était menacée de démolition et une proposition fut faite de faire acquérir la maison par l’État pour en faire un musée consacré à Berlioz. Le projet n’eut pas de suite dans l’immédiat, mais en 1922 la maison venait d’être adjugée à Mlle Barbier, déjà propriétaire de la maison de Balzac dont elle avait fait un musée; elle voulait faire de même pour la maison de Berlioz, mais ne put en obtenir la permission. La maison de Berlioz fut finalement démolie en 1925 pour faire place à un immeuble.

    Le Ménestrel du 26 mars 1926 réagit à cet événement en publiant une lettre posthume de Berlioz à ce sujet. Cette page présente le texte de cette lettre, transcrit d’après une image du journal disponible sur le site internet de la Bibliothèque Nationale de France.

Une Lettre posthume de Berlioz
   
au Directeur du Ménestrel

De l’Au-delà, 3196 ans après la prise
de Troie.            FEBRUARIUS.

Mon cher Directeur,

    Depuis ma mort j’avais pris la ferme résolution de ne plus écrire de lettres, non plus que de mémoires, et m’y étais fidèlement tenu, sauf l’unique exception d’une carte adressée à mon illustre confrère M. Raoul Gunsbourg : car je devais indubitablement le féliciter du triomphe remporté par sa magnifique Damnation de Faust, à laquelle — ceci entre nous — j’ai un tant soit peu collaboré. Si je romps aujourd’hui ce long silence, c’est que ma douloureuse indignation ne saurait plus longtemps se contenir. Or, à qui m’adresser pour l’exprimer au public ? A la grande presse quotidienne ? Elle est tellement absorbée par ses deux thèmes favoris : les apaches de tout poil qui sont ses enfants gâtés, et les pantins de la politique qui sont ses enfants gâteux, que tout ce qui dépasse ces nobles sujets, et principalement les beaux-arts, est dédaigneusement relégué par elle aux cabinets de débarras des pages ultimes. Heureusement le Ménestrel est là, par qui je me tiens au courant des choses de la musique, — car l’on ne saurait dire de moi ce que dit de « la triste Isaure » le poète élégiaque de ce bon Hugo (que j’admirais beaucoup si je le fréquentais peu) :

Mais plus n’entendit la mandore
            Du gentil ménestrel…

    Or donc, essayez de vous figurer ma stupéfaction, ma rage, mon dégoût, en constatant que ma chère maison de la butte Montmartre était définitivement et complètement démolie… De ce qu’elle fut je n’entreprendrai point la description. D’ailleurs, que pourrais-je ajouter à celle qu’en traça si poétiquement mon excellent biographe Adolphe Boschot ! Oui, c’était hors du Paris d’antan ; une belle allée bordée d’arbres riants montait vers les moulins, et un télégraphe à signaux se dressait sur la vieille église qui demeure le témoin fidèle de ces jours évanouis. Un peu plus loin, vers la campagne, serpentait la ruelle Saint-Denis, dont nos ineptes édiles ont opéré la laïcisation en la nommant « rue du Mont-Cenis » — car ces Homais sans bocaux ont tout laïcisé, y compris leur propre bêtise : devenue dès lors insondable…

    Je le revois, cet ermitage : la petite maison et son jardin charmant où se rencontrent un cerisier, un mélèze, des lilas, une tonnelle, un puits… Et de ses fenêtres parées de vigne la vue s’étend sur la plaine…

    C’est là qu’Hamlet, en 1834, conduisit Ophélie ; là que naquit ce petit Louis qui fut bien le plus doux et le plus joli enfant que j’aie vu. Henriette et moi nous étions aussi heureux qu’on le puisse être, malgré les soucis matériels. Et les amis montaient gaiement jusqu’à notre domaine dont je leur faisais admirer les beautés : c’était Alfred de Vigny, devant qui s’immobilisait alors dans le bonheur la Maison du berger ; c’était Liszt méditant quelque brillante rapsodie, tout en dépensant horriblement d’argent pour la publication de ma Symphonie fantastique ; c’était Chopin, le virtuose des salons ; c’était Eugène Süe, le dandy populaire ; c’était les bons amis Gounet et d’Ortigue… O tempi passati !

    Vous savez le reste… Vingt ans après, comme chez Dumas, ce braque écervelé, the fair Ophelia meurt non loin de là, près du vieux cimetière. Huit ans auparavant elle était revenue seule sur la triste butte. Ah ! comme il a dit vrai, mon pénétrant commentateur : « Ils avaient trop souffert l’un par 1’autre pour ne plus s’aimer » ; paroles dignes d’un La Rochefoucauld estompé d’un Joubert. — Et moi, je revenais vers la chaumière où, durant deux années, nous avions goûté l’amour en toute sa plénitude !

    Et vous ajoutiez, mon cher Boschot : « Paris, parmi ses glorieux souvenirs, conserve la maison de Victor Hugo et la maison de Balzac ; il se doit aussi de conserver la maison de Berlioz. » — La réponse à cette noble mais naïve assertion est inscrite sur un panneau gigantesque dominant ce qui fut ma maison : « Appartements à vendre… » et le reste… C’est ainsi que Paris s’est soucié de son devoir… N’a-t-il pas à s’occuper avant tout de ses cabarets, de ses bars, de ses dancings, de ses cinémas, de ses garages… et autres lieux propres à rehausser sa gloire équivoque, jadis célébrée par Musset au début du second chant de Rolla. La grande ville possède un conseil municipal où dominent les fervents de l’iconoclasme, toujours en quête de démolitions lucratives. Une courageuse personne, Mlle Barbier, déjà propriétaire de la maison de Balzac, tenta vainement d’intervenir en faveur de la mienne. Mais quoi ! celle-ci n’était pas à l’alignement. L’a-li-gne-ment ! Comprenez-vous le pouvoir magique de ce mot édilitaire… et combien une maison, isolée au milieu de poétiques souvenirs, doit se trouver inférieure à un « immeuble de rapport bien aligné ! » Déjà il en existe un de l’autre côté de la rue. Ils pourront désormais mirer dans l’alignement de leurs baies les plus réciproques banalités !

    Que pouvaient contre ces esthétiques monnayées mes vaillants défenseurs, parmi lesquels je n’aurais garde d’oublier l’expert Berlioziste montmartrois Prod’homme. Pour tous ceux qui, comme moi, vivent avec les dieux ou les démons — jamais avec les singes, rien n’est à espérer des parlementaires de l’état ou de la cité. J’ai ouï parler d’un de leurs chefs, — quelque ministre de l’Obstruction publique et des quat’z’arts, — qui, en apprenant la mort du profond et délicieux Fauré, demanda quelle pouvait bien être la profession de cet inconnu monsieur. Votait-il, seulement ?… Ab uno disce omnes, ainsi que prononçait mon cher Virgile !

    O Napoléon, Napoléon, génie, puissance, force, volonté !… Que n’as-tu dans ta main de fer écrasé une poignée de cette vermine humaine !… Colosse aux pieds d’airain, comme tu renverserais du moindre de tes mouvements tous leurs beaux édifices patriotiques, philanthropiques, philosophiques… et artistiques. Napoléon, qui savais apprécier Lesueur et Méhul, et discerner Paisiello de Generali…, alors que tes étranges successeurs ne pourraient distinguer un Paul Dukas d’un Erik Satie ! — Précisément, Victor Hugo, que je viens de croiser dans l’une des avenues de ce Purgatoire où, pour notre expiation — heureusement temporaire — nous sommes condamnés à entendre, lui des vers dadaïstes, moi de la musique mêlimêlotonale, l’auteur de l’Ode à la Colonne, donc, à qui je communique cette invocation, se sent prestement revenir à ses convictions anciennes, et griffonne ces lignes, dans lesquelles il interpelle la populace ignorante et oublieuse :

Lorsque ma voix t’implore, Ô grand Napoléon,
Seul un écho plaintif murmure Pol… Léon.
Quant au public, il s’en bat l’œil (eût dit Shakespeare)
Et ne donnerait pas son sort pour ton Empire : 
Il bâfre, il danse — il paye — et tire ses chapeaux 
Devant ce tas de conseillers municipaux !

    Pardonnez-moi la longueur de cette lettre. Mais l’écrire m’a quelque peu soulagé. Je vais me calmer encore davantage en prenant ma quotidienne leçon de contrepoint avec l’aimable Cherubini, définitivement réconcilié, et qui, d’ailleurs, se montre satisfait de mes progrès et m’a prédit, hier encore, qué la fougue elle finirait par m’aimer… Peut-être aura-ce été le plus solide des amours dont je fus l’objet !

    C’est égal !… — Et la Commission des monuments historiques ? Et mes confrères de l’Institut ? Et l’appel aux millionnaires férus d’art ? Et l’idée d’une souscription nationale ? — Racheter mon toit eût pourtant coûté moins cher que le Panthéonage de Jaurès… N’allez pas en conclure, surtout, que je souhaite reposer en une compagnie aussi polytonique. Ah ! non, feux et tonnerre !…

    Veuillez accepter, mon cher directeur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

H. BERLIOZ.

    P.-S.— Un autographe de ma main ayant conservé (du moins je l’espère,) une certaine valeur pécuniaire, vous m’obligeriez en faisant vendre celui-ci au profit d’un ex-politicien sans ressources, s’étant retiré des affaires après infortune faite. Et ne manquez pas de me signaler son nom. Je suis grand amateur des raretés rarissimes !

H. B.

Pour copie conforme :

René BRANCOUR.

 

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er décembre 2013.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

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