Cet entretien a été effectué à destination de la revue Scènes Magazine. Toutefois, l’objet de l’article pour Scènes Magazine (que nous tenons à remercier**) restant limité, il nous a paru intéressant de soumettre aux lecteurs du Site Hector Berlioz l’intégralité des propos de Sir Colin. C’est à Paris, entre deux répétitions de Roméo et Juliette, que nous avons rencontré le maître ès Berlioz, affable et élégant comme toujours1.
Pierre-René Serna
Cet entretien est disponible aussi en anglais
Pierre-René Serna : Les choses sont en train de changer en France pour Berlioz. Nous avons en ce moment les Troyens à la Bastille, et au même moment à Strasbourg. Les Troyens sont donnés à la Bastille pour douze représentations [en fait, dix ; il s’agit d’une erreur dans le feu des questions], sous la direction de Sylvain Cambreling.
Sir Colin Davis : Je ne pourrais pas faire cela douze fois de suite. Mais je leur souhaite bonne chance !
P.-R. S. : Bien. C’est un entretien destiné à la revue suisse Scènes Magazine. Si vous voulez bien, je pose les questions en français et Olivier les traduit en anglais. Vous pouvez répondre en anglais, bien sûr.
Vous dirigez Roméo et Juliette avec l’Orchestre national de France. Pouvez-vous nous parler de cette symphonie ?
C. D. : Cela fait longtemps que je la dirige !
P.-R. S. : Considérez-vous cette œuvre comme un chef d’œuvre ?
C. D. : C’est une œuvre absolument étonnante. Une œuvre stupéfiante, unique. Il n’existe rien de tel. Bien entendu il y a les pages orchestrales, que chacun connaît, mais aussi d’autres passages moins fameux, comme la " Scène au tombeau ", que Berlioz suggère même de ne pas jouer, parce qu’elle est trop difficile… Et aussi de bien belles choses dans l’Introduction : l’idée de ce petit chœur, de ces deux courtes histoires racontées par l’alto puis le ténor. Je trouve cela extraordinaire, très, très changeant, et de différentes manières.
Olivier Teitgen : S’agit-il d’une œuvre difficile à diriger ?
C. D. : Battre une mesure à trois temps n’est pas difficile… Mais ce n’est pas cela diriger. Il s’agit de trouver la voie juste. Nous nous en sommes aperçus ce matin lors d’une répétition avec les solistes : c’est une question de déclamation romantique ; si vous chantez simplement correctement les " Strophes ", elles risquent d’être terriblement ennuyeuses. Il faut savoir inventer une autre atmosphère avec la langue française, et l’ennui disparaît pour devenir magie. Que ce soit un peu de rubato, ou la façon de jouer avec les mots…
P.-R. S. : Vous entendez-vous bien avec les musiciens de l’Orchestre national de France ?
C. D. : Je le pense. Les relations sont vraiment très bonnes. Ils jouent merveilleusement bien. Je ne m’attends pas ici spécialement à des difficultés. Nous avons également eu une répétition avec les chœurs, qui n’a été qu’une simple formalité.
P.-R. S. : Il semblerait précisément, et je l’ai entendu dire, que vos relations avec les gens de Radio France, avec les musiciens de l’Orchestre national et du chœur de Radio France, sont au beau fixe. Avez-vous d’autres projets avec cet orchestre ?
C. D. : Oui. Mais sur le moment, cela ne me revient pas. Mon projet actuel est tellement accaparant, qu’il éclipse tous ceux à venir…
P.-R. S. : Et pour l’année prochaine, que prévoyez-vous avec eux ?
C. D. : C’est dans assez longtemps. Nous envisageons de jouer le Requiem à Saint-Denis2. Ce sera une vaste entreprise…
O. T. : Pour en revenir à Roméo et Juliette, que pensez-vous de la façon de Berlioz de marier le texte de Shakespeare avec la musique ?
P.-R. S. : Car vous êtes anglais…
O. T. : Et Shakespeare est votre auteur national.
C. D. : Shakespeare est un être d’exception.
O. T. : Berlioz a-t-il bien compris Shakespeare ?
C. D. : Bien sûr ! Berlioz est tombé amoureux de Shakespeare et d’Ophélie, c’est bien connu. Mais je pense que ce qu’il aimait chez Shakespeare, c’est la liberté. Parce que le théâtre français de l’époque était dominé par les pièces classiques de Racine et Corneille, conçues selon les règles d’Aristote et d’autres anciens. Shakespeare, lui, n’a pas tenu compte de ces règles, adaptant à son gré. Comme le fera précisément Berlioz dans les Troyens. Ainsi, il n’hésitera pas à introduire de nouvelles scènes dans la trame originale de Virgile : l’intervention comique des deux sentinelles, ou celle du matelot Hylas… Il varie selon son inspiration, comme dans le cas de la " Pantomime d’Andromaque "... Il ne fait aucun doute que Berlioz a énormément été inspiré par Shakespeare, et l’a également beaucoup respecté. Mais, comme le disait Berlioz lui-même : dans quel but mettre le texte de Shakespeare en musique ? D’autres s’y sont essayés. Mais lui n’a pas cherché à se mesurer à pareille entreprise. Aussi, a-t-il abandonné le texte, et tenté d’en dégager l’essence dans la " Scène d’amour ", pour aboutir à l’un des plus merveilleux morceaux de musique qu’il ait écrit. Certainement le plus beau que le XIXe siècle français ait produit... Quand on songe que Roméo et Juliette date de 18373, quand Wagner n’avait encore rien écrit... Avec cette page, Berlioz montre combien il était en avance : c’est la première page de musique impressionniste… Mais il y a aussi la " Fête ", et " Roméo seul ", bâti sur une ligne analogue à celle de l’introduction de la Symphonie Fantastique, une magnifique mélodie, avant la furie du Bal. Une des scènes les plus difficiles est celle où Roméo retrouve Juliette morte. Ce n’est pas dans Shakespeare, bien sûr, mais dans la version de Garrick. Chez Shakespeare, Roméo est déjà mort quand Juliette se réveille et elle se poignarde. Alors que Garrick veut que les deux amants se revoient une dernière fois avant de mourir. On assiste ainsi à la rencontre des deux amants, et on la voit littéralement. Mais c’est traduit sans parole, et ne fait donc pas divergence avec le respect de l’original.
O. T. : La lutte entre l’amour et la haine est toujours aujourd’hui un sujet d’actualité…
C. D. : Vos songez à la haine entre les deux familles et l’amour de ces deux enfants ? Mais la race humaine est ainsi faite. Non ? Toutes ces guerres auxquelles nous assistons, ces gens qui en tuent d’autres… Pour quoi ? La tragédie est immense, et l’histoire de ces deux enfants nous le rappelle terriblement.
P.-R. S. : La scène finale ne vibre-t-elle pas comme un appel à la paix entre les peuples ?
C. D. : Bien sûr ! Et de quelle façon ! Cela ne figure pas dans Shakespeare. C’est une invention de Berlioz, qui nous fait prendre conscience de cette absurdité. Mais les gens ne semblent pas avoir entendu la leçon de leurs grands hommes.
P.-R. S. : Berlioz est un de vos compositeurs de prédilection, entre autres…
C. D. : Oui, avec beaucoup d’autres !
P.-R. S. : Pouvez-vous nous parler de Berlioz, de vos œuvres préférées ? Qu’est-ce qui fonde selon vous son esthétique ?
C. D. : Son esthétique ? Grand Dieu ! C’est une question pour professeurs.
P.-R. S. : Son originalité ?
C. D. : En premier, je soulignerais sa capacité a écrire des mélodies, des mélodies comme personne d’autre n’en a écrit. Elles ne sont en aucun cas fondées sur la tradition germanique. Elles commencent, se développent, partent très loin et longtemps après finissent sur une très simple cadence. C’est la raison pour laquelle un certain public est dérouté. Les mélodies construites à la mode germanique sont tout autres… Il est plus intéressant à ce titre de comparer - excusez-moi de comparer avec Gounod - les mélodies de Berlioz à celles de Gounod… rubato, legato, a tempo... On réalise alors le caractère original de Berlioz, que Saint-Saëns avait bien compris. Saint-Saëns était un grand admirateur de Berlioz, et Berlioz a influencé tous les compositeurs français qui viendront, même si la plupart d’entre eux l’ont vilipendé après coup. Une deuxième chose me frappe : c’est que Berlioz était réellement un compositeur classique, très classique. Il utilise le langage ancien, mais d’une manière très originale, comme pour Gluck dont il se montre l’héritier. Il dit avoir écrit les Troyens, en se disant son fils, ou une chose de ce genre. Mais il use dans son orchestration de violents contrastes dans l’expression. Le public qui a écouté la Symphonie fantastique en 1830 ne pouvait pas en avoir l’idée, si tôt dans le XIXe siècle… Pour moi il est le seul et le premier vrai romantique. Par sa fraîcheur, sa manière de définir son territoire et ses paysages, il est proprement stupéfiant – cela, au moment même où Wagner commence par composer des opéras à la manière de Weber, qui ont si peu de caractère ! Berlioz, lui, commence d’entrée puissamment avec la Symphonie fantastique ! L’homme qui arrive à Paris à l’âge de 17 ans, n’ayant jamais entendu de symphonie, était un génie d’une espèce extraordinaire, je crois. Nous pourrions continuer à discuter là-dessus… mais n’allons pas le faire.
P.-R. S. : Le répertoire de Berlioz, grâce à vous en grande partie, s’impose désormais en France. Le saviez-vous ?
C. D. : Ce n’est pas seulement grâce à moi. D’autres y contribuent grandement. Mais disons que j’étais sur le champ de bataille.
P.-R. S. : En dehors de Berlioz, vous avez un autre répertoire de prédilection. Vous aimez Mozart, Sibelius…Quels sont les autres pans de la musique que vous avez à cœur de défendre ?
C. D. : On écrit aujourd’hui tant de fatras sur Mozart, qu’on se sent obligé de venir à la rescousse pour le sauver de toutes ces absurdités. Sibelius n’est pas assez joué sur le Continent. Ni en France, ni en Allemagne, ni en Italie. Je ne sais pas pourquoi. Cette musique est peut-être trop sombre. La musique de Berlioz, elle, n’est pas construite sur un fondement aussi pesant, et résonne plus clairement … Et que dire de Verdi, d’œuvres telles que Falstaff ou Otello ? … La grande musique est la grande musique ! Pour Berlioz, l’absurde était que personne n’y voyait un grand compositeur. Il a été écrit à son propos tant choses insensées, absolument insensées, que notre seul exploit a été de permettre enfin à chacun d’entendre sa musique telle qu’elle est, et de se faire sa propre opinion.
P.-R. S. : Verriez-vous d’autres compositeurs qui ne trouvent pas actuellement leur vraie place ?
C. D. : Ce n’est pas le cas de Sibelius, qui est une musique magnifique, mais qui est assez jouée. Certaines œuvres de Vaughan Williams ou de William Walton, par exemple, devraient être plus souvent données, ou Elgar. Dès qu’il s’agit de grande musique, j’aime la jouer. Mais vous ne le pouvez pas, parce que tout le monde réclame Mahler ! Toujours Mahler ! Qui est déjà très joué ! … Je n’ai rien à dire de plus sur Mahler. Il vaut beaucoup mieux que ce soit d’autres qui le fassent. Mais, en revanche, je pense avoir à m’exprimer sur Sibelius ou Elgar.
P.-R. S. : Préférez-vous le concert ou l’opéra ?
C. D. : Ce que je préfère, c’est diriger l’opéra…en version de concert.
P.-R. S. : Les mises en scène vous gêneraient-elles ?
C. D. : Très souvent. Je suis toujours dépité de considérer que l’orchestre se retrouve cantonné dans la fosse. L’unique raison qui nous conduit à l’Opéra, c’est la musique, et nous ne l’entendons pas suffisamment. Mais tout le monde semble y aller pour regarder et non pas pour entendre ! Quand vous mettez une œuvre en scène, vous comprenez que toute la richesse de l’opéra réside dans la musique. Vous entendez les chanteurs, et le drame est expliqué par l’orchestre : c’est pourquoi il est passionnant d’entendre une représentation en version de concert, comme par exemple d’Otello. Chacun sait ce qui se passe dans Otello, mais sa musique est d’une diabolique intensité, et ainsi restituée y gagne en force et impression.
P.-R. S. : Cela signifierait-il qu’aujourd’hui vous dirigez moins d’opéras mis en scène ?
C. D. : Très, très peu. À l’exception de Mozart. À condition de ne pas engager des stars, mais de bons chanteurs très intelligents, et il devient alors possible de construire un ensemble.
P.-R. S. : Quels sont vos prochains projets de concerts ou d’opéras ?
C. D. : J’ai un projet de concert et de nouvel enregistrement de Benvenuto Cellini4. Si je vis assez longtemps... En décembre de cette année nous allons jouer l’Enfance du Christ5 et en faire également un enregistrement. Les deux, avec le London Symphony Orchestra. Nous sommes de bons amis.
P.-R. S. : Êtes-vous actuellement chef d’honneur ou chef invité du LSO ?
C. D. : Je suis le chef principal jusqu’à la fin de l’année. Ensuite je serai nommé président, ce qui signifie que je n’aurai plus rien à faire... Ils m’enverront à l’étage supérieur, à mon poste, mais m’inviteront peut-être a redescendre de temps en temps…
P.-R. S. : Et en dehors du LSO…
C. D. : À Londres, je ne dirige que le LSO.
P.-R. S. : Et ailleurs ?
C. D. : Avec l’âge, je voyage moins. Les contraintes des voyages me pèsent. Aller en Amérique, les empreintes digitales … c’est horrible tout cela.
P.-R. S. : La musique semble importante, voire fondamentale pour vous…
C. D. : Au risque de mentir, je dirais oui. Simplement parce que je n’arrive pas à m’accorder avec ce qu’on appelle la réalité, sans la musique et la littérature. La musique est un monde idéal, tout comme la littérature. Ce n’est pas la réalité. Je ne sais pas ce que c’est… tous ces journaux, Internet… je n’arrive pas à m’y intéresser. Les êtres humains sont impossibles. Ayons un monde idéal dans la poche pour pouvoir échapper à tout ce fatras ! Je sais que cela semble d’une psychologie bien faible, mais vous pensez exactement de même, j’en suis tout à fait sûr. Et si on m’enlevait la musique, je serais perdu, parce que c’est une porte de secours. Je comprends la vie à partir de la musique.
P.-R. S. : La musique serait une forme de spiritualité, de religion…
C. D. : Vous avez parfaitement raison ! L’humanité aujourd’hui ne cherche qu’à détruire la substance de l’être humain… il n’y a plus place pour la spiritualité, tout consiste en tuyaux, liquides et Dieu sait quoi !… Un grand nombre de jeunes ne s’intéressent plus aux grands hommes, ne lisent plus aucune littérature, et écoutent une musique déplorable à longueur de journée. Ils n’ont pas une idée en tête. Rien d’étonnant à ce qu’ils se comportent comme des idiots, on peut bien le dire ! Heureusement, à mon âge, j’ai reçu une éducation m’ayant permis d’admirer les plus grands esprits...
P.-R. S. : La musique de Berlioz et sa personnalité ne constituent-elles pas un refuge, face au monde catastrophique qui nous attend ? Peut-être pour très bientôt…
C. D. : Bien sûr ! Tout comme la musique de Mozart, et de Beethoven, et Fidelio. Et Falstaff, qui est une protestation magnifique contre la bêtise humaine. Bien sûr ! Mais si personne n’écoute cette musique, nous deviendrons alors amputés de ce fantastique héritage que l’Europe nous a légué. Et si vous vous séparez de cela, que vous reste-t-il ? Rien du tout. Avec un tel fantastique trésor, comment peut-on s’en détourner ? Je ne comprends pas. Ni vous non plus.
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* Propos recueillis par Pierre-René Serna et Olivier Teitgen (transcription et traduction réalisés avec l’aide d’Olivier Teitgen et Michel Austin).
Notes des rédacteurs
1. Concerts des 26 et 27 octobre 2007 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris : Orchestre national de France, Chœur de Radio France, Isabelle Cals (mezzo-soprano), Pavol Breslik (ténor) et Kyle Ketelsen (baryton-basse). Voir également, au mois d’octobre 2006, dans les Archives des concerts.
2. Au mois de juin 2008, à la basilique de Saint-Denis.
4. Benvenuto Cellini a été donné, en version de concert, au Barbican Hall de Londres les 26 et 29 juin 2007. Voir également, au mois de juin 2007, dans les Archives des concerts.
5. L’Enfance du Christ a été donnée au Barbican Hall de Londres le 3 décembre 2006. Voir également, au mois de décembre 2006 dans les Archives des concerts.
** Nous remercions Pierre-René Serna et Olivier Teitgen d’avoir mis cet entretien à notre disposition, et Scènes Magazine de nous avoir donné la permission de le publier sur ce site [article repris dans Café Berlioz, pp. 161-167].
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 23 novembre 2006.
© Pierre-René Serna, Olivier Teitgen, Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
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