Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury (1802-1887) est critique littéraire au Journal des Débats à dater de 1834, où il a sans doute fait la connaissance de Berlioz, qui devient lui-même feuilletoniste à ce journal en 1835. Deux lettres de Cuvillier-Fleury à Berlioz attestent des rapports entre eux en 1844 et 1845 (CG nos. 916 et 940). Le 23 mars 1845 Cuvillier-Fleury publie dans le Journal des Débats un long compte-rendu de l’ouvrage de Berlioz paru en août 1844, Voyage musical en Allemagne et en Italie. Le compte-rendu, à la fois critique et très élogieux, provoque le jour même une lettre de remerciement chaleureuse de Berlioz (CG no. 952). Bien des années plus tard, en 1859, Cuvillier-Fleury reprendra ce même compte-rendu dans un recueil de ses articles, et Berlioz le remercie à nouveau (CG no. 2349, avec compléments dans le tome VIII de CG, p. 470). — Selon le fragment d’un journal d’Adèle Berlioz, Mme Cuvillier-Fleury faisait partie d’une réunion d’amis dans la chambre de Berlioz au cours d’un séjour à Plombières le 2 août 1856; son mari était lui-aussi présent à Plombières le même mois selon une lettre de Berlioz du 25 (CG no. 2165).
Nous reproduisons ci-dessous le compte-rendu de Cuvillier-Fleury; l’orthographe et la ponctuation de l’original ont été respectés.
VARIÉTÉS
Voyage musical en Allemagne et en Italie ; Etudes sur
Beethoven, Gluck et Weber ; Mélanges et Nouvelles,
par Hector Berlioz. — Deux vol. in 8o. —
Paris, chez Jules Labitte.
Je choisis, dans l’œuvre complexe que vient de publier M. Berlioz, son Voyage musical en Italie, tout simplement parce que cette partie de son livre est plus de mon goût, et parce que le temps, l’espace ou l’autorité me manquent également pour parler du reste. Au surplus, le Voyage en Allemagne, œuvre spirituelle et savante, les Etudes sur Beethoven, d’autres essais d’imagination critique que l’auteur a joints à son recueil, étaient déjà connus et appréciés par un grand nombre de nos lecteurs, et je n’aurais sur ce sujet rien de nouveau à leur apprendre.
Le voyage que M. Berlioz fit en Italie remonte au commencement de l’année 1831.
M. Berlioz était à cette époque un homme vraiment malheureux. Il avait obtenu le premier grand prix de musique à l’Académie ; il venait d’être couronné en plein Institut, et il partait pour l’Italie aux frais de l’Etat. Ce sont ces trois malheurs qui commencent la série des infortunes que l’auteur de la Symphonie fantastique nous raconte. Son Voyage musical en Italie est une véritable autobiographie. Au lieu de nous donner une quatre-vingt-dixième édition de quelque voyage descriptif, M. Berlioz ne décrit, en Italie, que lui-même. C’est l’histoire de ses sensations intimes qu’il raconte ; et comme il y met beaucoup de verve, d’esprit, d’imagination et de malice, cette lamentable histoire est, tout compte fait, fort amusante.
M. Berlioz, au moment où il quitte la France, en 1831, emporte avec lui un mal qui pourtant ne prête guère à rire. Il est atteint, dirai-je du spleen ? mais le spleen est une maladie anglaise, et M. Berlioz n’a rien d’anglais dans le caractère ni dans l’esprit. Est-ce le religieux désespoir de René qui le possède, ou la mélancolie rêveuse d’Oberman, ou l’amour suicide de Werther, ou ce remords vengeur qui torture la solitude de Manfred ? A-t-il, comme le Faust du poëte allemand, épuisé jusqu’à la lie la coupe enivrante et trompeuse de la science humaine ? Pleure-t-il sa fille comme le docteur Young ou sa jeunesse comme Millevoie ? Appartient-il, en un mot, à cette antique famille des élégiaques, dont les larmes se mêlent depuis quatre mille ans aux eaux poétiques de l’Hippocrène, ou faut-il le compter parmi ces songe-creux désespérés que notre siècle a si longtemps glorifiés sans les comprendre, et auxquels je suis toujours tenté, pour ma part, d’appliquer ce mot du chasseur de chamois qui rencontre Manfred au milieu des rochers sauvages et des neiges éternelles du Jungfrau : « Seigneur, excusez mes questions ; mais daignez être plus gai… »
Si M. Berlioz n’est pas gai au moment où il prend la route d’Italie, pensionnaire de l’Etat, deux fois vainqueur et deux fois couronné, ce n’est pour aucune des causes que je viens de dire. Son mal est tout différent. M. Berlioz a dans l’esprit une idée fixe et sérieuse, un grand projet, dont l’exécution sera longtemps encore refusée à son obscurité, à sa pauvreté et à sa jeunesse. Il a dans la tête, au moment où commence ce voyage académique de 1831, tout un immense orchestre qui demande à en sortir, et que la dure nécessité y retient avec ces clous de fer dont parle le poëte :
Clavos trabales et cuneos manu
Gestans ahenâ
C’est cette douloureuse gestation d’une idée puissante et féconde, cette compression violente d’un espoir magnifique qui sont le tourment de l’âme de M. Berlioz. Il entend chanter et retentir au dedans de lui un chœur harmonieux et gigantesque pour lequel le monde extérieur n’a pas d’échos. Son esprit a conçu un colossal appareil d’instrumentation musicale, quelque chose de pindarique et d’olympien, « un Panthéon lyrique, écrit-il quelque part au célèbre Spontini, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d’œuvre monumentaux ; » et l’Académie a répondu à ce vœu de l’éminent artiste qu’elle a couronné en faisant exécuter par une poignée de musiciens ignorans ou distraits son œuvre incomprise. Oh ! c’en est trop ! et M. Berlioz éclate. Il faut l’entendre raconter, avec une colère toute juvénile, ce premier échec de son idée favorite, cette première déroute de sa passion :
« Il n’y a qu’un compositeur déjà soumis à une pareille épreuve qui puisse concevoir la fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d’horreur s’échappa de ma poitrine haletante ; je lançai ma partition à travers l’orchestre, je renversai deux pupitres ; Mme Malibran fit un bond en arrière, comme si une mine venait soudain d’éclater à ses pieds ; tout fut en rumeur. Ce fut une vraie catastrophe musicale. »
Le lecteur a maintenant le secret du malheur qui accable M. Berlioz à l’époque dont nous parlons. Il est jeune, il est ardent. Il sent gronder en lui les préludes de ces grandes symphonies qui éclateront plus tard. Il compose dans sa pensée ces immenses réunions auxquelles il convie une armée d’artistes et un peuple d’auditeurs ; il remplit de foule, de lumière et de bruit ces amphithéâtres éclatans et ces estrades retentissantes. C’est là son malheur ; car après tous ces rêves de gloire pour l’artiste et de grandeur pour l’art qu’il chérit, l’ambitieux jeune homme se retrouve en face de sa guitare muette et solitaire. La réalité le ressaisit, la vie présente le rappelle. Il était allé du premier coup droit au sommet radieux de la montagne d’où sa vue découvrait un horizon sans limites. Le voilà condamné à redescendre dans la plaine brumeuse et à reprendre humblement le chemin frayé entre deux ornières. Hélas ! c’était ce chemin qui, en 1831, conduisait à Rome M. Berlioz, irrité et ennuyé.
L’Italie n’est pas le pays de la grande instrumentation. M. Berlioz le savait d’avance. Aussi qu’avait-il à faire dans cette serre chaude de roulade et de la cavatine ? Qu’allait-il chercher sur cette terre promise de la fioriture ? M. Berlioz n’était pas un impresario d’Opéra, courant après un ut de poitrine. Il n’était pas venu en Italie pour faire la chasse aux ténors. Il n’avait pas mission de ramener, à prix d’or, quelque prima donna merveilleuse et introuvable. Il professait et il professe encore un assez grand mépris pour la musique et pour le goût musical des Italiens. « Leur musique rit toujours, dit M. Berlioz ; ils n’ont pas même l’idée de ce que nous appelons une symphonie. Ils veulent des partitions dont ils puissent du premier coup s’assimiler la substance, comme ils feraient d’un plat de macaroni. » Le jugement est sévère ; mais passons. L’auteur de la Cantate de Sardanapale s’était évidemment fourvoyé en Italie, et il n’était pas de l’humeur qui rend impartial et juste. Ce qu’il aurait voulu trouver au delà des Alpes, c’était de l’espace, de l’air pour son idée fixe, quelque solennelle occasion de délivrer le démon intérieur qui le possédait, et d’épancher sous les yeux d’un peuple les flots d’harmonie qu’il sentait sourdre et bouillonner dans son cerveau. « O Beethoven ! » s’écrie-t-il un jour après avoir assisté, dans une église de Florence, au service funèbre du fils infortuné de la reine Hortense ; « ô Beethoven ! où était la grande âme, l’esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d’un héros, et tant d’autres miraculeuses poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur ?……………… L’organiste avait, ce jour-là, tiré les registres de petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier en sifflotant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d’un jardin, ils s’ébattent aux pâles rayons d’un soleil d’hiver. »
Un autre jour, on lui dit que la fête du corpus Domini (la Fête-Dieu) sera prochainement célébrée à Rome. On lui parle d’un chœur immense (ô Signore, lei sentira un coro immenso !) qui doit retentir sous les voûtes de Saint-Pierre. M. Berlioz fait soixante lieues ; il arrive. Il entre dans l’église, imaginant quelque chose comme les concerts religieux du temple de Salomon ; une troupe de jeunes vierges, aux vêtemens blancs, à la voix pure et fraîche, exhalant vers le ciel de pieux cantiques, « harmonieux parfums de ces rosés vivantes, » et tout à l’entour plusieurs milliers de chanteurs et d’instrumentistes, entonnant à l’unisson les louanges du Très-Haut avec une harmonie d’ensemble et une puissance d’exécution formidable. « Oui sans doute, se disait-il en entrant dans ce temple magnifique, ces tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géans, tout cela n’est que le corps du monument ; la musique en est l’âme ; c’est par elle qu’il manifestera son existence, c’est elle qui résume l’hymne incessant des autres arts, et de sa voix puissante le porte brûlant aux pieds de l’Eternel!… » Ainsi pensait M. Berlioz, Oh ! déception ! il entre à Saint-Pierre. La procession en sortait escortée, comme une troupe de saltimbanques, de deux groupes de clarinettes, de trombones et de grosse caisses !… « Que le vieux Silène, s’écrie-t-il alors, monté sur un âne, suivi d’une troupe de grossiers satyres et d’impures bacchantes soit escorté d’un pareil concert, rien de mieux ; mais le Saint-Sacrement, le Pape, les images de la Vierge !!! » M. Berlioz est indigné. Je le crois bien, mais il n’est pas à bout de mystificàtions de ce genre ; et peut-être vaudrait-il mieux, une fois pour toutes, en prendre philosophiquement son parti.
Mais ce n’est pas là le compte de M. Berlioz. Il s’indigne, il veut s’indigner. Il a rêvé une Italie à grand orchestre. Il étouffe dans cette Rome où l’orchestre des théâtres est grand, dit-il, comme l’armée du prince de Monaco. Il étouffe en Italie, comme jadis Alexandre-le-Grand dans le vieux monde devenu trop étroit pour son ambition:
Æstuat infelix angusto limite mundi.
M. Berlioz, lui aussi, étouffe d’ambition ; c’est là son mal ; ambition de gloire, de grandeur et de progrès, la plus noble et la plus légitime de toutes, mais ambition qui, comme les autres, a besoin de temps, de maturité, de modération pour réussir, et qui devient une fièvre ardente, une passion funeste, une manie malencontreuse et ridicule le jour où, au lieu de lutter avec persévérance et vigueur dans le domaine du possible, elle s’en va, par emportement d’impatience, donner de la tête contre des difficultés imaginaires et des obstacles infranchissables. Ce jour-là, le jour où l’ambition allume cette fièvre dans le sang et exalte cette folie dans le cerveau, ce jour-là on met le feu, comme Alexandre le Macédonien, au palais de cèdre de Persépolis, et on tue Clytus. M. Berlioz n’a tué personne et n’a mis le feu à aucun palais, mais peu s’en faut. La douleur cuisante du désenchantement musical le pousse à des transports, à des divagations, à des excès dans la pensée et à des extravagances dans l’action qui prouvent à travers beaucoup de détails comiques et de confidences burlesques, la gravité du mal qui le domine. Croirait-on, par exemple, qu’un soir, reçu dans le salon de l’ambassadeur de France, après avoir passé quelques heures dans la société la plus élégante et la plus choisie, M. Berlioz, saisi d’un accès de misanthropie furieuse, se retire en laissant à ses hôtes cette malédiction pour adieu : « Je quittai le salon en souhaitant qu’un aérolithe grand comme une montagne pût tomber sur le palais de l’ambassadeur, et l’écraser avec tout ce qu’il contenait ! » Ailleurs, au milieu d’une des crises que ce désœuvrement forcé lui amène, renouvelant le vœu homicide de ce fou furieux qui fut empereur de Rome et chanteur du Cirque, M. Berlioz nous dit stoïquement : « Je voudrais que la terre fût une bombe remplie de poudre et j’y mettrais le feu pour m’amuser »
N’allez pas conclure de tout ce qui précède que l’auteur de la Symphome fantastique fut, en 1831, un homme bien méchant et bien dangereux. Non ; M. Berlioz était, à cette époque de sa vie, un ambitieux ennuyé et désorienté. L’objet de son ambition, je l’ai déjà dit, était noble ; mais son ennui venait d’une cause que je ne suis pas aussi enclin à justifier, d’une cause trop commune aujourd’hui, où le temps n’est plus compté pour rien dans les moyens légitimes et dans les procédés honorables de l’ambition. On veut être mûr avant l’âge, on veut être grand avant d’être fort, recueillir ce qu’on n’a pas semé, marcher plus vite que son siècle, tromper à la fois le temps et l’espace. On part de l’invraisemblable pour arriver à l’impossible. Personne aujourd’hui ne veut avoir été jeune. Les poëtes, les historiens, les politiques, les peintres et les musiciens, tout le monde se rit de nos pères qui employaient une moitié de leur vie à préparer la maturité et les succès de l’autre. Aujourd’hui il n’y a plus de jeunesse et presque plus d’enfance. M. Berlioz, qui avait composé au bruit du canon de juillet sa cantate couronnée par l’Académie, et qui, sa besogne faite, était allé, comme il nous l’apprend, et je l’en félicite, polissonner dans Paris, le pistolet au poing, à la suite du peuple soulevé ; M. Berlioz croyait avoir fait une révolution à lui tout seul ; et comme il l’avait faite dans la politique, il la voulait faire dans la musique ; mais son temps n’était pas venu.
En attendant ce jour de triomphe pour son ambition d’artiste, M. Berlioz, exilé à Rome, ardent et désœuvré, tourmenté par le génie et la solitude, livré à ce double supplice de l’exaltation et de l’impuissance, M. Berlioz continuait à souffrir. Il décrit lui-même, dans quelques pages d’une singulière énergie, ce douloureux éréthisme de l’âme et des sens, dont les crises se succédaient avec une rapidité si effrayante. Il faut lire ces pages tour à tour sérieuses ou bouffonnes, où il définit ce qu’il appelle le rugissement de sa tempête intérieure, où il montre son imagination prenant une envergure immense, où il maudit cette faculté sublime et funeste qui tantôt l’enlève au dix-septième ciel, et tantôt le précipite dans les bas-fonds les plus ténébreux. « On n’a pas l’idée du suicide pendant ces crises. Loin de là, on voudrait donner à sa vie mille fois plus d’énergie. C’est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui s’exaspère de rester sans application et qui ne se peut satisfaire qu’au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport avec l’incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu. » Il faut le voir, réfugié dans un confessionnal de Saint-Pierre, songeant à lord Byron et à Mme Guiccioli ; et puis, tout à coup, au souvenir de cette poésie, de cette opulence royale et de cet amour, grinçant des dents à faire frémir les damnés. Une autre fois, assis sur un bloc de marbre, la tête enveloppée dans un capuchon, il passe la nuit à écouter les cris des hiboux de la villa Borghèse, ou bien il va se cacher, loin du jour et loin du bruit, dans les bois de lauriers de l’Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un hérisson. « J’étais méchant comme un dogue à la chaîne » dit-il quelque part. Ce mot résume assez bien sa maladie et son livre.
Le mérite du livre, c’est, avec beaucoup d’autres, cette franchise avec laquelle l’auteur raconte ces folies et ces souffrances de sa jeunesse. Tout ce voyage d’Italie est d’une sincérité attachante. On dirait une confession de J.-J. Rousseau, mais avec moins de sérieux dans l’intention, moins de morgue dans la morale, moins d’orgueil dans la pénitence. J’aimerais mieux le comparer soit à Laurent Sterne, dont il a souvent le tour aimable, la finesse railleuse et la fantaisie épisodique et imprévue, soit à Victor Jacquemont, dont il rappelle en plus d’un endroit de son livre, la boutade spirituelle et l’originalité sceptique. Jacquemont n’avait pas écrit pour le public, et c’est peut-être pour cette raison que le public a si avidement lu ses Lettres. De même on dirait que M. Berlioz, dans mainte confidence de son voyage, n’avait pas d’abord en vue la publicité à laquelle il s’est confié plus tard. Si M. Berlioz a eu tort de livrer ainsi au public son histoire intime et secrète, s’il a pu démonter ainsi sous les yeux de la foule tous les ressorts de sa pensée et faire jouer, avec toutes sortes d’incidents burlesques, le mystérieux mécanisme de sa sensibilité, ce n’est pas aux lecteurs de son ouvrage à s’en plaindre. Le public n’aime rien tant que les indiscrétions des hommes d’esprit. Il n’a jamais de plus grand plaisir que de les surprendre en déshabillé, et si vous lui ouvrez la porte de votre alcôve, tenez pour certain qu’il entrera. Si j’avais un reproche à faire à M. Berlioz à propos des indiscrétions de son livre, ce serait d’y avoir mis un peu trop d’arrangement et de complaisance. Le lecteur accepte volontiers votre confession, si vous la glissez adroitement à son oreille ; il n’aime pas à la lire affichée sur la muraille.
M. Berlioz se complaît beaucoup trop, par exemple, à nous raconter comment il conserva pendant huit jours une pensée de meurtre avec préméditation, déguisement et guet-apens. L’histoire est agréable ; elle n’est guère édifiante. Voici le fait. M. Berlioz, toujours malheureux, comme vous savez, venait d’apprendre à Florence une fâcheuse nouvelle, un de ces malheurs, il faut l’avouer, qui n’arrivent qu’à lui. Une femme l’avait trahi. La chose s’était faite à Paris ; c’est à Paris qu’il fallait se venger. M. Berlioz prend la poste ; mais, avant de partir, il se munit d’une paire de pistolets doubles et d’un habillement de femme de chambre complet, robe, chapeau, voile vert, etc. Le voilà parti, brûlant la route dans la direction de Gênes, ne parlant pas, ne mangeant guère, la gorge et les dents serrées, tout entier à son noir projet. Le programme arrêté par l’impétueux virtuose était celui-ci : il arrivait à Paris vers neuf heures du soir ; il se présentait chez son amie ; on l’annonçait comme la femme de chambre de la comtesse ***, chargée d’un message pressé ; il remettait sa lettre, comme Jacques Clément, et, pendant qu’on s’occupait à la lire, il tuait à bout portant trois personnes, ni plus ni moins, et se brûlait ensuite la cervelle sur les cadavres de ses victimes.
« Oh ! la jolie scène ! ajoute M. Berlioz. C’est vraiment dommage qu’elle ait été supprimée ! » Elle le fut, en effet, grâce à Dieu ! M. Berlioz s’arrêta en chemin. Après avoir fait quatre-vingts lieues en compagnie de cette bonne pensée, maugréant Dieu et les saints comme un diable contraint de porter un morceau de la vraie croix, M. Berlioz arrive à Nice, où une admirable lettre de M. Horace Vernet le rappelle au bon sens, au travail et à la musique. Mais ne trouvez-vous pas que la folie de notre spirituel conteur a duré bien longtemps ? quatre-vingts lieues de poste, deux pistolets chargés, un triple homicide ! Vraiment ceci passe la plaisanterie. Othello n’arrive pas de si loin, et il ne tue pas la confidente de Desdémone !
Par un de ces changemens à vue qui sont fréquens dans la vie des hommes passionnés, le séjour que M. Berlioz fait à Nice, où une abominable fureur l’a conduit, est le moment le plus heureux, le plus calme et le plus serein de tous ceux qu’il a passés en Italie. « Je reste à Nice un mois entièr à errer dans les bois d’orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis seul, j’écris l’ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. » En un mot, M. Berlioz était guéri si la police du Roi de Sardaigne ne s’en fût mêlée.
Mais un jour il est mandé au bureau de police. C’était en 1831, et M. Berlioz, je l’avoue, avait été fort imprudent : il avait fait une partie de billard, en plein café, avec un officier piémontais…. il passait ses journées presque entières dans les bois et sur les rochers…. enfin il ne dînait jamais à table d’hôte…. Un si dangereux conspirateur compromettait évidemment la paix publique.
Le directeur du bureau de police l’interroge:
« Que faites-vous ici, Monsieur ?
» — Je me rétablis d’une maladie cruelle. Je compose, je rêve, je remercie Dieu d’avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.
» — Vous n’êtes pas peintre ?
» — Non, Monsieur.
» — Cependant on vous voit partout, un album à la main, et dessinant beaucoup. Seriez-vous occupé lever quelque plan ?
» — Oui, je lève le plan d’une ouverture du Roi Léar, c’est-à-dire j’ai levé ce plan, car le dessin et l’instrumentation en sont tout à fait terminés. Je crois même que l’entrée en sera formidable…
» — Comment l’entrée ? Qu’est-ce que ce roi Léar ?
» — Hélas ! Monsieur, c’est un vieux bonhomme de roi d’Angleterre.
» — D’Angleterre ?
» — Oui, qui vécut, au dire de Shakspeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu’il avait, et qui le mirent à la porte quand il n’eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu’il y a peu de rois…
» — Ne parlons pas du Roi !… Vous entendez par ce mot instrumentation ?…
» — C’est un terme de musique.
» — Toujours ce prétexte ! Je sais très bien, Monsieur, qu’on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves ! Ainsi donc veuillez nous dire où vous comptez aller ; on va vous rendre votre passe-port ; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.
» — Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission !… »
Cela dit, M. Berlioz quitta Nice et revint à Rome où son mal le reprit de plus belle. Mais j’en ai peut-être trop parlé et je m’arrête. Que ceux qui veulent connaître la fin de l’histoire demandent le livre ; c’est une amusante lecture. On peut juger, par la citation que je viens d’y prendre sans la choisir, du genre d’esprit qui anime tout ce récit. C’est du plus fin et du plus exquis. Tout le livre de M. Berlioz a cette allure franche, rapide, originale et parfois bouffonne qui distingue l’interrogatoire du préfet de police piémontais. Je recommande donc, pour le style, le Voyage musical en Italie, comme un des chefs-d’œuvre du genre dans lequel Laurent Sterne et Xavier de Maistre se sont illustrés. Xavier de Maistre a fait un Voyage autour de sa chambre en compagnie de son caprice. M. Berlioz n’a guère d’autre compagnon pendant son séjour en Italie ; mais ce compagnon qui le tourmente sans cesse et qui l’ennuie quelquefois, nous amuse toujours, conformément à cette loi du cœur humain qui nous fait prendre plaisir au spectacle et au récit des souffrances d’autrui, surtout quand elles sont risibles :
L’homme se plaît à voir les maux qu’il ne sent pas.
Voilà pour la forme de l’ouvrage. Quant au fond, si j’ai raconté si longuement l’histoire des souffrances de M. Berlioz, c’est qu’en expliquant l’incroyable désenchantement du voyageur, elles donnent jusqu’à un certain point la raison de l’étrange et prodigieux talent du symphoniste. Qui a lu son livre, comprend son œuvre musicale. Ce n’est pas ma mission d’apprécier en ce moment, comme musicien, l’auteur du Voyage en Italie. M. Berlioz déclinerait à bon droit ma compétence, et mon opinion ne serait pour lui d’aucun poids dans la balance où des juges plus autorisés ont si souvent pesé ses qualités et ses défauts. Mais dans M. Berlioz tout se tient, le touriste et le penseur, le compositeur et le critique, le virtuose et le poëte. Chez lui le rire est voisin des larmes, l’enthousiasme confine au délire, le génie est sur la limite de l’extravagance. On découvre dans sa nature tous les contrastes, et ces contrastes se retrouvent dans son talent : une nature violente, excessive, avec la douceur d’un enfant ; une obstination de fer, avec une incroyable facilité de caractère ; un entraînement effréné de la passion dominante qui n’exclut ni la justesse ni la sérénité de l’esprit. Vous l’avez vu un jour parlant de faire sauter le monde, et il pleure à chaudes larmes en lisant la mort de Turnus. Il a un jugement sain dans une intelligence exaltée. Il crie d’admiration en lisant Shakspeare, et il pousse jusqu’à l’idolâtrie le culte de la poésie classique dans l’inimitable auteur de l’Enéïde. Il a des antipathies sans pitié, un goût intolérant, des préférences aveugles, et, malgré tout, un bon sens supérieur au service d’une volonté invincible. C’est par ces qualités et par ces défauts qu’il a réussi, comme tous les hommes chez lesquels l’excentricité n’est que la forme brillante et pour ainsi dire la superficie du talent. Allez plus avant : vous trouvez un fonds solide, un sol vigoureux, des sources abondantes, une richesse inépuisable. M. Berlioz, avant d’être un des plus grands compositeurs de notre époque, avait amassé à force de patience, de résignation et de travail, d’immenses trésors d’érudition. Lisez ses Etudes sur Beethoven. Ce sont, au dire de tous les musiciens instruits, des chefs-d’œuvre de saine critique ; mais la science n’y étouffe pas l’enthousiasme. On sait que lorsque le jeune symphoniste débuta dans la carrière musicale, il y rencontra dès ses premiers pas l’inflexible opposition de son père. Il fut obligé, pour vivre, de figurer comme choriste au Théâtre des Nouveautés. L’extrémité était dure, mais sa vocation était sauvée. Echappé à cette misère glorieuse, M. Berlioz dut s’en souvenir avec délices le jour où Paganini tombait, à deux genoux et en versant des larmes, devant l’auteur de la symphonie d’Harold, et le jour aussi où le célèbre Mendelssohn lui donnait, à Leipsick, après un admirable concert, son bâton de commandement !
C’est ainsi que M. Berlioz a réalisé, depuis dix ans, le grandiose qu’il rêvait si douloureusement en Italie. Depuis l’époque où il étouffait à Rome entre les musiciens-rempailleurs de chaises du théâtre Valle et les trente-deux chanteurs asthmatiques de la chapelle Sixtine, il a pu donner l’essor à ce démon qui se démenait en lui et verser sur la foule les cataractes d’harmonie qu’il tenait suspendues sur nos têtes. On l’a vu ouvrir de vastes espaces à la multitude, diriger magistralement des masses de concertans innombrables, présider, le bâton de mesure à la main, à des obsèques presque royales et conduire des funérailles populaires. On l’a vu diriger l’orchestre, à la fois religieux et triomphal, qui escortait jusqu’à la Bastille les cercueils des morts de Juillet. Il y a deux ans, l’Allemagne couronnait en plein théâtre la plus dramatique de ses partitions et hier encore, le chant d’Harold et la symphonie de Roméo retentissaient aux oreiiïes d’une foule nombreuse, dans la plus vaste enceinte scénique de notre grande capitale, qui a cent théâtres comme Thèbes avait cent portes. Tels sont les triomphes de M. Berlioz. Voilà ses grands souhaits accomplis. Maintenant que lui manque-t-il, si ce n’est de faire exécuter son Tuba mirum sous les voûtes religieuses de Saint-Pierre et de donner un grand festival sur les ruines du Colysée ?
Sterne raconte que, se trouvant en pension à Halifax, il vit un jour le plafond de l’école qui venait d’être reblanchi. L’échelle était restée appuyée contre le mur. L’enfant y monta et écrivit en majuscules triomphantes : Laurent Sterne. Le délit fut bientôt connu ; et de deux maîtres qu’avait l’écolier, l’un le fouetta vigoureusement, et l’autre mieux avisé lui dit : « Ce nom ne sera plus effacé, c’est celui d’un enfant de génie et qui parviendra. »
J’en dis autant à M. Berlioz. Je l’ai peut-être bien sévèrement jugé à l’époque où, voyageant en Italie, il devançait par des vœux stériles cette célébrité qu’il a atteinte plus tard par des œuvres sérieuses. Mais maintenant je lui dis : Votre ambition était légitime. Vous avez attaché votre nom à de nobles tentatives, à de glorieux progrès, à de grandes œuvres, et votre nom ne sera plus effacé. Seulement, si vous avez jamais du loisir, repassez les Alpes, car vous étiez malade quand vous avez jugé la musique et les chanteurs de l’Italie.
CUVILLIER-FLEURY.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er décembre 2019.
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