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Site Hector Berlioz

HECTOR BERLIOZ

par

Ernest Reyer

publié dans

L’Artiste, 6 décembre 1857, p. 209-14

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    Cette page donne une transcription, d’après l’image publiée sur le site internet de la Bibliothèque nationale de France, d’un article publié par Ernest Reyer dans la revue L’Artiste que dirigeait son ami Théophile Gautier. C’est le premier article publié par Ernest Reyer sur Berlioz, et à ce titre il a son intérêt. Il sera suivi par bien d’autres après la mort de Berlioz: Reyer aura à cœur de défendre la mémoire du compositeur, et il continuera à le faire jusqu’à presque la fin de sa vie (voir la page Berlioz: exécutions et articles contemporains). L’article de 1857 s’appuie sur des données fournies à Reyer par Berlioz lui-même, comme l’atteste une lettre de Berlioz à Reyer de novembre 1857 que Reyer cite dans son article mais sans se nommer (Correspondance Générale no. 2259). Il comporte cependant quelques inexactitudes et des lacunes dans l’information, par exemple concernant les voyages de Berlioz à Londres entre 1847 et 1855, mais il serait fastidieux d’en dresser une liste détaillée: l’amitié entre les deux hommes n’en était encore qu’à ses débuts.

    Sauf correction de quelques erreurs typographiques nous avons reproduit le texte original tel quel.

    L’image de Reyer ci-dessus, datant de 1852, vient de Musica, No. 53, Février 1907, dont un exemplaire est dans notre collection.

GALERIE DU XIXe SIÈCLE
___________

IX

HECTOR BERLIOZ

    Un critique dont les admirations rétrospectives sont bien connues et devant lequel un très petit nombre de nos compositeurs modernes ont pu trouver grâce, écrivait, il y a un an à peine, le post-scriptum suivant au bas d’une sorte d’étude, qu’il serait peut-être plus juste d’appeler un pamphlet, et dont M. Hector Berlioz est le héros ou la victime : « Le travail qu’on vient de lire parut pour la première fois en 1846, et a été traduit en allemand et en italien. (Un peu de réclame ne nuit jamais.) Nous n’avons rien à modifier quant aux principes généraux qui s’y trouvent formulés ; mais si nous devions exprimer aujourd’hui les mêmes vérités, nous mettrions peut-être (aimable réticence !) un peu moins de véracité dans la critique qui s’attache particulièrement aux œuvres de M. Berlioz. Nous laissons cependant à notre pensée toute sa verdeur de polémique ; car il est bon que les fruits de l’esprit, comme ceux de la terre (la terre, comme l’esprit, produit souvent des fruits bien amers), portent témoignage de la saison qui les a vu naître. »

    En quelque saison qu’un écrivain se livre à l’appréciation d’une individualité marquante, il ne doit pas oublier que l’homme autour duquel se fait beaucoup de bruit ne saurait, dans aucun cas, en être tout à fait indigne. La critique peut avoir son drapeau et y rester fidèle ; mais lorsque deux camps ennemis sont en présence, à propos d’un nom ou d’une œuvre, elle ne doit entrer ni dans un camp ni dans l’autre ; elle doit mettre la vérité au-dessus de ses sympathies d’école et bien peser les arguments de chacun avant de formuler son jugement, surtout si elle ne veut pas être forcée de regretter plus tard une vivacité, que quelques-uns, moins délicats dans leur langage, appeleront partialité ou injustice. La passion sied bien à la foule ; mais la modération est la première vertu de la critique : on ne vous croira jamais impartial quand vous aurez écrit sur un homme qui, s’il est en butte à tous les outrages, est également l’objet de toutes les ovations. « Non seulement M. Berlioz ignore l’art d’écrire pour la voix humaine, mais son orchestration même n’est qu’un amas de curiosités sonores sans corps et sans développement. » Et ailleurs : « Le Chinois qui charme ses loisirs par le bruit du tam-tam, le sauvage que le frottement de deux pierres met en fureur, font de la musique dans le genre de celle que compose M. Berlioz. » On ne vous croira pas, parce que ceux qui vous liront se souviendront de l’erreur dans laquelle d’autres que vous sont tombés en niant toute espèce de talent et de mérite à des contemporains dont la postérité a fait de grands génies ; et l’on vous demandera ce que vous pensez, par exemple, de cet horoscope tiré par un de nos confrères, à peu près oublié aujourd’hui, à l’auteur du Barbier et de Guillaume Tell : « Ce M. Rossini aura beau faire, il ne sera jamais qu’un petit discoureur en musique. » Répondrez-vous que chacun est libre d’exprimer son opinion personnelle et de la formuler comme bon lui semble ? Fort bien ; mais alors ne vous étonnez pas, si ceux-là même qui veulent bien vous accorder l’éloquence de l’accusateur vous refusent la sérénité et l’impartialité du juge. Ne vous étonnez pas non plus si, en attendant que l’avenir donne un démenti à vos prophéties, on cherche à s’enquérir un peu minutieusement de la valeur de votre personnalité, afin de savoir le degré d’autorité que l’on doit accorder à votre opinion personnelle. La loyauté et la délicatesse sont les qualités banales de la critique en France ; elles ne vous sauveront donc pas des reproches que seront en droit de vous adresser, dans un temps plus ou moins éloigné, ceux qui auront été témoins de la vivacité de vos attaques et qui pourront apprécier plus tard jusqu’à quel point elles sont fondées, jusqu’à quel point elles trouvent leur excuse dans une conviction profonde.

    Il y a des colères que je comprends cependant ; il y a des haines auxquelles j’applaudis : ce sont les haines et les colères qui poursuivent tout ce qui est mesquin et vulgaire, tout ce qui se traîne dans les ornières boueuses des mauvais chemins, tout ce qui est plat, tout ce qui est vide, tout ce que la vénalité et la spéculation font éclore dans les cervelles des brocanteurs qui, se disant artistes, bafouent l’art et lui crachent à la figure. Ces colères, ces haines, Berlioz les a eues, plus violentes, plus persistantes, plus fondées que celles de bien d’autres qui, au fond, pensaient comme lui, mais qui n’avaient pas, pour les exprimer comme lui, l’énergie de son style, l’amertume de ses déceptions, la légitimité de ses ressentiments et de ses rancunes. Les choses vraiment belles, il les a saluées avec enthousiasme ; il a fait ses dieux de Gluck, de Beethoven, de Weber et de Spontini ; il a prêché l’amour du beau, le culte de la poésie, le respect de soi-même, et il a prêché d’exemple ; les engouements passagers de la foule pour ces œuvres incolores qu’il a honorées quelquefois de ses sarcasmes ne l’ont jamais séduit, et ne l’ont jamais fait dévier de la route qu’il s’était tracée. Il est toujours resté lui-même, toujours sur la brêche, toujours convaincu, plein de courage et de persévérance, et digne, par conséquent, même dans ses moments d’erreur, de l’estime et de l’admiration de ceux qui ne partageaient ni ses croyances, ni son système, ni ses doctrines.

    Berlioz est né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André, petite ville du département de l’Isère. Je suppose que, pendant son enfance, il a dû jouer à la toupie, sonner aux portes le soir, désobéir à ses parents, rire au nez de ses professeurs et émailler ses études de pensums et de bonnets d’âne. J’aime mieux supposer cela que de croire sérieusement qu’à l’âge de cinq ans Berlioz composait des quatuors qui obtenaient les suffrages de tous les connaisseurs et le désignaient à ses concitoyens comme un génie précoce, préludant de bonne heure aux plus brillantes destinées. Je crois à la vocation sans doute, mais je crois qu’elle ne se manifeste qu’à une certaine heure ; et, sauf de très-rares exceptions, les petits phénomènes qui ont commencé à révéler telles ou telles aptitudes en remuant d’une certaine façon dans le ventre de leur mère n’ont jamais été à mes yeux que les héros ridicules de fables burlesques et sottement inventées. L’enfance de Mozart ne doit pas être forcément l’enfance de tous les grands artistes, et bien loin de m’enthousiasmer au récit des prouesses accomplies par le petit prodige de Salzbourg dans les diverses capitales de l’Europe, où le promenait la cupidité de son père, je le plains de tout mon cœur, comme je plains ces malheureux caniches déguisés en sultane dont les cabrioles sont réglées par les sons barbares et discordants des instruments de Crémone. Je n’ai jamais entendu dire que les arbres qui portaient les meilleurs fruits étaient les premiers à fleurir. Je n’irai donc pas rechercher dans l’enfance de Berlioz ces signes précurseurs d’une gloire future, dût-on accuser mon imagination de stérilité ou me reprocher d’avoir manqué au premier devoir du biographe. Ce n’est pas l’homme privé, non plus, que je chercherai à analyser, à peindre : c’est l’artiste.

    Quelques mots sur les débuts de Berlioz dans la carrière musicale suffiront à montrer que, pour lui, la lutte a commencé de bonne heure.

    Son père le destinait à la médecine ; et tout le monde, excepté le jeune Hector, trouvait bien naturel que le fils suivît la profession du père. Au milieu des ouvrages de clinique et de thérapeutique dont il était entouré, au milieu des squelettes et des écorchés qui étaient les compagnons ordinaires de ses études, le future docteur pâlissait des journées entières sur un traité d’harmonie dont les problèmes arides et les formules confuses faisaient bouillonner sa jeune intelligence ; puis il tirait un flageolet de sa poche ou une flûte de son étui, et, alors, les oreilles paternelles étaient averties des infidélités d’Hector aux savantes leçons de Broussais et de Richerand. Plus ces infidélités devenaient fréquentes, plus la tendre sollicitude du docteur s’alarmait pour l’avenir de son fils. A dix-neuf ans, on l’envoya à Paris. A peine y fut-il arrivé, qu’il tourna le dos à l’École de médecine et prit le chemin du Conservatoire et de l’Opéra. Au Conservatoire, il copiait les partitions de Glück ; à l’Opéra, il s’enflammait aux accents nouveaux pour lui des Danaïdes de Salieri. Un jeune professeur du Conservatoire avec lequel il s’était lié d’amitié le fit admettre dans la classe de Lesueur. Mais ce fut Reicha qui lui apprit les premières notions de l’art du contre-point : la fugue lui sourit probablement avec moins de grâce, car elle fut bien longtemps avant d’obtenir ses faveurs.

    Un jour Berlioz écrivit à Andrieux pour lui demander un libretto d’opéra. Le souvenir d’un amourette de collége lui avait fait choisir Estelle et Némorin comme les héros de sa première œuvre. Andrieux prétendit qu’il était trop âgé pour faire parler à sa muse le langage de l’idylle ; peut-être la collaboration d’un jeune homme, d’un débutant, lui paraissait-elle peu digne de sa vieille renommée : il refusa. Un des camarades de Berlioz s’offrit résolûment à remplacer l’illustre académicien. Le sujet sollicitait sa verve de vingt ans ; il se mit à l’œuvre. Mais, hélas ! de cette association de deux talents naissants, de deux imaginations vagabondes, il ne résulta qu’un poëme extravagant et une partition médiocre. Qu’est devenu aujourd’hui ce péché de jeunesse ? le foyer qui l’a fait disparaître en a-t-il lui-même gardé le souvenir ?

    Berlioz ne se laissa pas influencer par ce premier échec. Et, sans autre transition que son caprice, il abandonna le genre dramatique pour le texte sacré. Il écrivit une messe dont il fut obligé de copier lui-même les parties et qu’il parvint, non sans bien des tribulations, à faire exécuter à Saint-Roch. Ce fut cette messe, ainsi qu’il le raconte lui-même, qui lui valut un compliment des plus énergiques de Mme Lebrun, la femme de Lebrun, l’auteur du Rossignol. « Après un O salutaris, très-simple sous tous les rapports, dit Berlioz, elle vint me serrer la main et me dit avec un accent pénétré : « F…., mon cher enfant, voilà un ô salutaris qui n’est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b…… des classes de contre-point d’écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux. » C’était un suffrage qui avait bien sa valeur : l’opinion de madame Lebrun était alors fort redoutée. Malgré cela, je crains bien que la messe ait eu plus tard le sort de l’opéra, car Berlioz écrivait il y a quelque temps à un de ses amis [Reyer lui-même, cf. CG no. 2259] qui le priait de lui communiquer la collection complète de ses œuvres : « …. Il y a peut-être dans tout cela bien des choses qu’il ne faudrait pas montrer ; mais j’ai brûlé tant de manuscrits, oratorios, ouvertures, opéras, cantates, qui me paraissaient avoir des droits à un auto-da-fé, qu’il me faut pardonner d’avoir laissé vivre le reste. »

    Lesueur joignit ses félicitations à celles de madame Lebrun, et il fit admettre son élève au concours annuel de composition musicale. Dès la première épreuve, Berlioz fut mis hors de concours. Chérubini était à cette époque directeur du Conservatoire, et l’illustre maître n’avait pas pour l’ancien étudiant en médecine une tendresse bien vive. Il me sera facile d’en donner la preuve en transcrivant ici une anecdote que j’ai entendu raconter par Berlioz lui-même, et qui témoigne jusqu’à quel point le débutant d’alors avait le pressentiment de sa future renommée. — Berlioz passait des journées entières à la bibliothèque du Conservatoire, le front penché sur les partitions de Glück, admirant l’une après l’autre les pages immortelles de ce puissant génie et s’initiant de bonne heure aux merveilleux secrets des plus sublimes conceptions dramatiques. Cette admiration n’avait pas échappé à Chérubini : l’amour-propre du maëstro s’en était blessé. Un jour que Berlioz était arrivé dans la salle de lecture en passant par un chemin que la consigne du directeur interdisait aux élèves, un garçon de service voulut le faire sortir. Berlioz s’y refusa. Chérubini fut appelé, et se voyant en face du glückiste enragé, son ennemi intime, il devint pourpre de colère et lui fit toutes sortes de menaces dans un jargon italien qui ne faisait qu’accroître la désobéissance et l’hilarité du coupable. Chérubini le poursuivait. Berlioz tournait en ricanant autour de la table. « Dités-moi votré nom, zé veux savoir votré nom ! » lui criait le vieux maître dans son exaspération. — « Mon nom, répondit Berlioz en s’esquivant, vous le saurez peut-être quelque jour ! mais pour aujourd’hui, vous ne le saurez pas ! »

    Les instances de sa famille décidèrent Hector à retourner à la Côte-Saint-André, mais elles ne purent l’y retenir. A la fin des vacances, il revint à Paris. La modique pension qu’il recevait de son père lui fut supprimée : il se condamna à toutes les privations d’une existence précaire plutôt que de faillir à la vocation dont il sentait en lui les impérieux élans : il donna des leçons de flûte et de guitare, et quand les leçons vinrent à manquer, il sollicita et obtint au concours une place de choriste au théâtre des Nouveautés (aujourd’hui théâtre du Vaudeville). Au milieu de sa détresse, le démon de la composition l’étreignait toujours de ses griffes crochues, et il parvint, aidé de quelques amis, à donner au Théâtre-Italien un concert dont le programme était exclusivement composé de ses œuvres nouvelles : l’ouverture des Francs-Juges, préface échappée au naufrage d’une œuvre dramatique qui échoua dans les parages de l’Académie royale de musique au moment d’atteindre le port ; l’ouverture de Waverley, une Scène héroïque grecque et la Mort d’Orphée. Or, voici ce qui arriva à ce concert : l’orchestre était composé des musiciens du Théâtre-Italien et de musiciens supplémentaires engagés par Berlioz, et qui, pour la plupart, appartenaient à l’orchestre de l’Opéra. Ceux-ci recevaient un cachet individuel ; les autres, obligés de jouer pour une représentation ordinaire, n’avaient droit à aucune indemnité. Cela indisposa ces messieurs, qui montrèrent toute la mauvaise volonté et toute la négligence dont ils sont capables, quand ils veulent bien s’en donner la peine ; le règlement ne les contraignait de rester au théâtre que jusqu’à minuit : à minuit sonnant, ils partirent, laissant le concert inachevé, leurs pupitres vides et le compositeur dans un état de trouble et d’exaspération facile à concevoir. Je dois dire, en passant, que M. Berlioz n’est pas le seul compositeur qui, dans une circonstance à peu près analogue, ait eu à souffrir de la négligence et du mauvais vouloir de messieurs les musiciens d’orchestre. Ces messieurs n’ont jamais admis qu’un concert donné au théâtre par le directeur du théâtre, et le soir d’une représentation, pût être considéré comme un soirée ordinaire. Malheur au compositeur qui ose invoquer le règlement et s’appuyer sur l’autorité du directeur !

    La louable exactitude des musiciens du Théâtre-Italien s’esquivant au coup de minuit, tout heureux d’avoir fait une si bonne plaisanterie à M. Berlioz, à la direction et au public ; cette fuite précipitée qu’il n’était pas possible d’attribuer à un incendie ou à un écroulement, fut expliquée par les bonnes âmes qui étaient peut-être dans le secret de la farce ; et le lendemain, on entendait dire : « La musique de Berlioz fait fuir les musiciens mêmes qui sont chargés de l’exécuter ! » L’infortuné compositeur fut d’autant plus sensible à cette mésaventure, qu’à ce moment il avait au cœur une de ces passions qui enfantent, chez les natures ardentes, des joies immenses ou de terribles désespoirs. Des comédiens anglais venaient d’arriver à Paris, et c’est à une de leurs représentations que le bouillant Hector avait entrevu pour la première fois, sous les traits de la blonde Ophélia, la gracieuse image de ses poétiques rêveries.

    Au lieu de se laisser abattre, Berlioz, surmontant courageusement son affliction, travailla avec ardeur à la cantate qui devait lui ouvrir le chemin de la ville éternelle, et il cueillit enfin ses lauriers académiques dans le bûcher de Sardanapale. Il avait rêvé, comme dénoûment obligé de son œuvre, l’écroulement du palais au bruit de toutes les fanfares de l’orchestre ; mais ce ne fut qu’après avoir obtenu le prix qu’il osa réaliser cette pensée : Berlioz savait bien que tout ce qui ressemblerait, de sa part, à une innovation ou à une hardiesse le desservirait dans l’esprit de ses maîtres, personnages graves, cravatés de blanc, qui n’étaient pas déjà trop bien disposés en sa faveur. Le lendemain de son triomphe, il n’eut rien de plus pressé que de jeter sur le papier les premières notes de sa péroraison dramatique : le jour de l’exécution de sa cantate, en séance solennelle de l’Institut, tout était prêt ; Berlioz avait copié lui-même les parties ; on avait répété, et l’effet avait été tel qu’il n’était bruit dans Paris que du terrible écroulement. Les portes du palais Mazarin furent envahies de bonne heure par une foule compacte ; la Malibran, qui n’avait pu trouver place dans la salle, était assise sur un tabouret, entre deux contre-basses, et ce jour-là Berlioz la vit pour la dernière fois. Le morceau fut exécuté, presque sans anicroche ; mais, au moment où les instruments de cuivre devaient vomir l’incendie et la mort par leurs gueules d’airain ; au moment où les murs du palais babylonien devaient tomber en poudre aux sons éclatants des cymbales, aux sombres mugissements des timbales et de la grosse caisse, un grand silence se fit dans l’orchestre ; pas un musicien n’oublia le mot d’ordre de la cabale ; quelques sourires ironiques répondirent seuls à l’appel rugissant du lauréat, placé à côté du chef d’orchestre. Alors Berlioz, dans toute l’exaspération d’une juste fureur, saisit la partition, la lança au milieu de l’orchestre, bouscula les pupitres et les instruments, se fit jour à travers la cohue qui l’entourait et sortit….. Ce ne fut que quelques mois après, dans un concert donné au Conservatoire, avant de partir pour l’Italie, que la célèbre cantate, exécutée selon le vœu du compositeur, put être jugée et appréciée comme elle méritait de l’être. C’est à ce même concert que Berlioz fit entendre pour la première fois sa Symphonie fantastique. Dans le programme de cette œuvre, qui restera comme l’expression la plus vivante et la plus significative de l’exaltation amoureuse qui s’était emparée de son âme, il a traduit toutes les phases d’une passion traînant après elle son cortége de fausses joies, de déceptions cruelles, de fureurs jalouses et d’étranges visions.

    Pendant son séjour en Italie, Berlioz écrivit le monodrame de Lélio ou le Retour à la vie, qui doit être considéré comme le complément de la Symphonie fantastique, et dont il conçut le plan et les poétiques détails au milieu des sites sauvages de la campagne de Rome qu’il se plaisait à visiter pédestrement la guitare à la main et le fusil sur l’épaule.

    La préface de Lélio donnera, mieux que je ne saurais le faire, une juste idée de la mise en scène de cette conception originale où les héros de Shakspeare passent comme des ombres évoquées par la fantaisie du musicien, tantôt berçant Lélio dans les plus doux songes de l’idéal, tantôt le torturant sous l’oppression terrible des sombres cauchemars. « La voir, l’entendre, elle !! elle !! ses traits nobles et gracieux défigurés par une ironie affreuse ; sa douce voix changée en hurlement de bacchante….. » Toujours Ophélia !

    Voici ce que dit l’auteur de Lélio dans sa préface : « L’orchestre, le chœur et les chanteurs invisibles doivent être placés sur le théâtre, derrière la toile. L’acteur parle et agit seul sur l’avant-scène. A la fin du dernier monologue, il sort, et le rideau se levant laisse à découvert tous les exécutants pour le final. »

    Quand Berlioz revint à Paris, la Symphonie fantastique, qu’il avait retouchée en Italie et complétée par Lélio, fut exécutée au Conservatoire avec un immense succès. A cette époque-là, les belles œuvres de l’intelligence excitaient de sincères enthousiasmes : on était en 1833, en pleine révolution romantique. Aujourd’hui, si Berlioz demandait la salle du Conservatoire pour y faire entendre ses compositions, il est probable qu’on la lui refuserait : tout ce que la Société des Concerts a pu faire pour lui s’est borné à inscrire la scène des Sylphes et la Marche hongroise de Faust sur le programme de l’une de ses séances. Ce grand événement, qui remonte à six ou sept années [le 15 avril 1849; cf. CG nos. 1256, 1258], étonna beaucoup ceux qui connaissaient les habitudes placides et régulières de la Société de la rue Bergère et scandalisa le plus grand nombre ; aussi ne s’est-il plus renouvelé depuis. Nous demandons en quoi ces messieurs du Conservatoire dérogeraient et failliraient à la glorieuse mission qu’ils se sont donnée, en réservant de temps en temps une petite place aux vivants, à côté de leurs morts illustres.

    Paganini, en demandant à Berlioz de composer une symphonie avec alto principal, lui suggéra l’idée d’écrire Harold en Italie, œuvre dans laquelle l’instrument solo traduit, au milieu des agitations mondaines exprimées par l’orchestre, les songes poétiques du héros de lord Byron. Il y avait déjà trois ans que cette composition grandiose faisait l’admiration des musiciens et ralliait autour de Berlioz un grand nombre de dissidents ou d’incrédules, lorsque Paganini l’entendit pour la première fois dans un concert où elle était accompagnée de la Symphonie fantastique et du Retour à la vie. Le célèbre violoniste fut dans l’enthousiasme, et le lendemain il écrivait à Berlioz cette fameuse lettre que toute l’Europe a lue et qui fut autographiée dans la Gazette musicale de M. Schlesinger. En voici la traduction exacte :

« Mon cher ami,

    « Beethoven mort, il n’y avait que Berlioz qui pût le faire revivre ; et moi qui ai goûté vos divines compositions, dignes d’un génie tel que le vôtre, je crois de mon devoir de vous prier de vouloir bien accepter, comme un hommage de ma part, vingt mille francs qui vous seront remis par M. le baron de Rotschild, sur la présentation de l’incluse.

    « Croyez-moi toujours votre affectionné.

« Nicolo PAGANINI. »

    « LE CHINOIS QUI CHARME SES LOISIRS PAR LE BRUIT DU TAM-TAM, LE SAUVAGE QUE LE FROTTEMENT DE DEUX PIERRES MET EN FUREUR, FONT DE LA MUSIQUE DANS LE GENRE DE CELLE QUE COMPOSE M. BERLIOZ. »

    Ne trouvez-vous pas que la lettre de Paganini tombe sur cette phrase comme un rayon de soleil sur l’insecte1 en train du maculer un beau fruit ?

    A la demande de M. le comte de Gasparin, pair de France et ministre de l’intérieur, Berlioz composa sa grande Messe des Morts, qui fut exécutée pour la première fois à l’église des Invalides, le 5 décembre 1837, à l’occasion du service funèbre célébré en l’honneur du général Damrémont et des officiers et soldats tués à la prise de Constantine.

    Il y a des gens qui vous diront encore aujourd’hui le chiffre exact des coups de sifflet qui accueillirent Benvenuto Cellini, le soir de la première représentation de cet ouvrage à l’Opéra. Quelques jours après, il avait disparu de l’affiche. Au nombre des musiciens impartiaux et éclairés qui protestaient contre l’accueil fait par le public et les artistes parisiens à l’œuvre de M. Berlioz, je dois citer en première ligne M. Xavier Boisselot, qui publia dans la Charte une étude très-consciencieuse et remplie d’appréciations fort justes sur le poëme et la musique de Benvenuto. Car il faut dire que le libretto, pas plus que la partition, ne trouva grâce devant les aristarques d’alors, si indulgents aujourd’hui pour la plupart de nos libretti modernes, qui s’appellent pompeusement des poëmes. MM. Jules de Wailly, et Auguste Barbier, un écrivain distingué et un grand poëte, ne furent pas plus épargnés que M. Hector Berlioz. Quelques mois après, quand Benvenuto Cellini reparut, il était tronqué et mutilé comme le furent plus tard le Moïse de Rossini et le Freyschütz de Weber, avec lesquels il partagea l’honneur de servir de lever de rideau au ballet à la mode. Aujourd’hui, Benvenuto, publié en français et en allemand, à Brunswick, chez l’éditeur Litolff, est au répertoire dans plusieurs villes d’Allemagne, et particulièrement à Weimar, où il fut exécuté pour la première fois sous la direction de Franz Liszt. Sans être prophète, on peut prédire à M. Berlioz que l’heure de la réparation sonnera bientôt pour son œuvre comme elle vient de sonner pour Obéron et Euryanthe. Depuis vingt ans le goût musical a fait des progrès en France ; le nom d’Hector Berlioz n’est plus celui d’un extravagant et d’un maniaque, et les enthousiasmes et les oppositions que faisaient éclater, à cette époque d’effervescence romantique, les œuvres nouvelles créées par les adeptes de la jeune école, ont fait place maintenant à une discussion froide et réfléchie.

    Les matelots qui bravaient alors les fureurs de l’Océan et dont les fronts étaient illuminés par les éclairs de la tempête, sont penchés aujourd’hui aux bords du vaisseau, et regardent silencieusement les flots limpides qu’effleure à peine le souffle léger de la brise ; mais il en est parmi eux qui se souviennent encore du bruit que fit dans Paris l’orchestre monstre dirigé par Hector Berlioz, le jour où les cendres des victimes de juillet furent triomphalement amenées sur la place de la Bastille ; dix mille spectateurs mêlèrents leurs voix aux magnifiques accents de l’Apothéose, et quand la Symphonie funèbre, après avoir tonné en plein air, entra dans la salle Vivienne, accompagnée de ses tambours et de ses cymbales, escortée de son immense artillerie de cuivre, ces dix mille spectateurs l’y suivirent, et le succès alla toujours en grossissant pendant une long série de concerts. Je veux bien croire que la politique n’était pas tout à fait étrangère aux manifestations qui accueillaient chaque soir Berlioz et son œuvre ; mais on ne saurait, malgré cela, nier la portée musicale d’une composition qui, dans quelque milieu qu’elle soit placée, excitera toujours une admiration très-grande.

    Le 24 novembre 1839, peu de temps par conséquent avant l’inauguration de la colonne de Juillet, Berlioz avait fait entendre, dans un grand concert qu’il donna au Conservatoire, sa symphonie de Roméo et Juliette, dont l’adagio est considéré comme son chef-d’œuvre. Si quelque chose peut être mis en parallèle avec cette page grandiose, c’est la Scène des champs, qui forme la troisième partie de la Symphonie fantastique.

    En 1841 [1842 en fait], après avoir composé un traité d’instrumentation, qui restera comme l’ouvrage théorique le plus savant et le plus complet qui ait été écrit dans ce genre, Berlioz part pour l’Allemagne et s’arrête successivement à Stuttgart, à Weimar, à Leipzig, à Dresde et à Brunswick, où chacun de ses concerts attire la foule. Dans cette dernière ville, Berlioz répond à un de ses amis qui l’engageait à transporter à la scène le sujet de Roméo et Juliette : « Où trouverais-je deux artistes de génie capables de soutenir pendant cinq actes les personnages si poétiques de Juliette et de Roméo ? D’ailleurs, le sujet m’exalte trop. Si je faisais cet opéra, je crois que je mourrais ensuite. » La réponse de Berlioz, répétée à un admirateur fanatique de la musique du maître, lui arrache ce mot tout empreint d’une énergie cornélienne : « Eh bien ! qu’il meure, mais qu’il le fasse ! »

    De Brunswick, Berlioz se rend à Hambourg et de là à Berlin, ou le roi de Prusse lui donne les témoignages les plus flatteurs d’estime et de sympathie. A peine est-il revenu en France, on l’appelle à Marseille, à Lyon et à Lille ; puis il repart pour l’Allemagne et séjourne quelque temps dans la capitale de l’Autriche. Il est présenté au prince de Metternich, qui, en le voyant, s’écrie : « Ah ! c’est donc vous, monsieur, qui composez des morceaux pour cinq cents musiciens ? — Monseigneur, lui répond Berlioz, cela ne m’arrive pas tous les jours. Le plus souvent, j’en fais pour quatre cent cinquante seulement. » C’est aussi à Vienne, qu’au milieu d’un bal, un Irlandais, accompagné de deux femmes charmantes, s’avance vers Berlioz et lui dit : « Souffrez, monsieur, que je presse la noble main qui a écrit Roméo et Juliette. » Et en même temps, il s’emparait de la main gauche du compositeur. « Monsieur, dit Berlioz en riant, ce n’est pas avec celle-là. » L’étranger prend alors la main droite, et, la serrant avec effusion, il dit au malicieux artiste : « Ah ! vous êtes bien Français ! il faut que vous vous moquiez même de ceux qui vous aiment. »

    C’est pendant ses voyages en Allemagne que Berlioz composa la Damnation de Faust, qui fut jouée deux fois au théâtre de l’Opéra-Comique, en présence d’un nombreux auditoire, mais qui ne rapporta pas à l’auteur de quoi payer les frais de l’exécution. Déjà, le grand festival du palais de l’Industrie et les concerts donnés dans le Cirque des Champs-Elysées avaient plus fait pour la gloire de Berlioz que pour sa fortune. C’est peut-être ce qui le décida à s’en aller en Russie, où il arriva muni d’excellentes lettres de recommendation et précédé d’une réputation immense. A Moscou et à Saint-Pétersbourg, la salle de la Noblesse2, dans laquelle Berlioz avait obtenu la faveur toute spéciale de donner ses concerts, était envahie par l’élite de la société, chaque fois que l’exécution de Faust était annoncée. Mais la soirée qui, au dire de Berlioz, lui rappelle son plus beau triomphe, est celle qui eut lieu au Grand-Théâtre de Saint-Pétersbourg, peu de jours avant son départ, et dans laquelle il fit entendre Roméo et Juliette et des fragments de Faust.

    A Moscou, le célèbre artiste reçut une invitation du roi de Prusse qui le pressait vivement de se rendre à Berlin, pour y faire exécuter son Faust, déjà si répandu dans les principales villes d’Allemagne. Revenu de Berlin à Paris, Berlioz repartit bientôt pour Londres, où l’appelait un engagement qui venait de lui être offert pour diriger l’orchestre de Drury-Lane ; l’année suivante, il contracta un nouvel engagement avec la nouvelle Société Philharmonique d’Exeter-Hall ; et enfin, quelques mois plus tard, l’ancienne Société Philharmonique l’appelle et lui offre de partager avec M. Costa, son habile chef d’orchestre, le bâton de commandement.

    Ce fut pendant le court séjour qu’il fit en France en revenant de son premier voyage à Londres que Berlioz composa la Fuite en Égypte, dont il attribua la musique à Pierre Ducré, un nom de fantaisie qu’il dit être celui d’un célèbre compositeur du XVIIe siècle. Les savants firent des recherches ; les musiciens ne tarirent pas d’éloges sur la simplicité mystique du style, le caractère tendre et religieux de la mélodie ; les dévots écoutèrent cela avec onction ; le public battit des mains avec frénésie. Quand on apprit le stratagème dont s’était servi Berlioz pour forcer l’admiration de ceux qui jusque-là s’étaient enfuis rien qu’à l’idée d’entendre une note de sa musique, on n’osa pas revenir sur un jugement que tous les journaux, tous les critiques avaient sanctionné. Et le mystificateur ne se gêna pas de rire en voyant le désappointement et le dépit des mystifiés. Après que le voile du pseudonyme fut levé, Berlioz, encouragé par le succès qu’il venait d’obtenir, acheva l’œuvre dont la Fuite en Égypte n’était que la préface, et il écrivit cette admirable trilogie de l’Enfance du Christ, exécutée le 12 décembre 1854 dans la salle Herz, et qui lui ouvrit enfin les portes de l’Institut. Les palmes vertes, en ajoutant douze cents francs au budget annuel d’Hector Berlioz, n’ont rien ajouté à sa gloire, et son entrée à l’Académie des beaux-arts ne lui fait pas assurément plus d’honneur qu’à quelques-uns de ceux qui se sont décidés à l’y faire admettre. Tout le monde a remarqué, lors de l’élection de M. Berlioz, cette bizarrerie du sort qui offrait à l’auteur de Faust et de Roméo et Juliette le fauteuil laissé vacant par la mort si regrettable de l’auteur du Châlet et du Postillon de Lonjumeau.

    Le 30 avril 1855, un Te Deum à trois chœurs, avec orchestre et orgue concertants, composé par Hector Berlioz, fut exécuté, sous la direction de l’auteur, par cent cinquante musiciens et près de huit cents choristes, hommes, femmes et enfants, dans l’église de Saint-Eustache.

    Le 15 novembre de la même année, au palais de l’Industrie universelle, le jour de la cérémonie de la distribution des récompenses, douze cents musiciens, placés au centre de la vase enceinte, entonnèrent un hymne en l’honneur du chef de l’État. La cantate l’Impériale est la dernière œuvre connue de Berlioz.

    Aux ouvrages dont j’ai donné le titre, je dois ajouter le Cinq Mai, chant composé sur la mort de l’empereur Napoléon Ier, pour voix de basse avec chœurs et orchestre, paroles de Béranger ; Vox populi ; deux grands chœurs (la Menace des Francs et l’Hymne à la France) ; Tristia, trois chœurs avec accompagnement d’orchestre ; Rêverie et Caprice, romance pour le violon, dédiee à Artot ; l’ouverture du Corsaire et celle du Carnaval romain, page symphonique pleine de verve et de coloris, l’une des plus répandues et des plus appréciées parmi les nombreuses compositions d’Hector Berlioz3. Les mélodies qu’il a écrites sur des poésies de Théophile Gautier, Béranger, Roger de Beauvoir, Victor Hugo, Lamartine, Brizeux et Thomas Moore (traduction de M. Gounet), forment différents recueils intitulés : Feuillets d’album, Die Sommernächte (les Nuits d’été), Irlande, Sara la Baigneuse, la Captive et Fleurs des Landes. La plupart de ces mélodies, outre l’édition piano et chant, sont publiées avec accompagnement d’orchestre. Je recommande particulièrement, à ceux qui refusent à Berlioz le charme, la naïveté et la grâce de l’inspiration, la Captive, le Jeune Poëte [sic] breton, la Belle Voyageuse et l’Absence. Certainement cela n’arrivera jamais au degré de popularité des Espoirs perdus, des Brises folles et des Perles d’amour, de nos compositeurs de romances en vogue ; cela ne se chantera jamais dans la rue comme on chante les Aventures de mam’zelle Thérèse, les Exploits de Jeannette et les Charmes de Jeanneton ; mais Berlioz ne place pas ses ambitions sur ce terrain-là. Il est poëte, essentiellement poëte, et je crois, à quelque école que l’on appartienne, qu’il est de toute justice de le reconnaître. Il a pu se tromper, il a pu se laisser aller à des exagérations souvent blâmables ; mais il n’a jamais galvaudé son talent, il n’est jamais descendu des hauteurs de l’art dans le domaine du trafic vulgaire. Il a la religion des maîtres, et quelques quolibets lancés à droite et à gauche, dans des moments de verve sarcastique, à une époque où la fièvre du romantisme tourmentait les jeunes disciples d’une école nouvelle, ne sauraient être invoqués comme des arguments sérieux par ceux qui lui reprochent son dédain pour certaines œuvres classiques. Dans les deux livres qu’il a publiés : Voyages en Allemagne et en Italie et les Soirées de l’orchestre, il a blessé bien des susceptibilités en persiflant bien des ridicules ; mais à côté de certaines pages pleines d’une amère ironie, il y en a d’autres dans lesquelles l’enthousiasme du musicien se traduit de la manière la plus éloquente, lorsqu’il a devant lui les grandes figures de Glück, de Beethoven, de Weber, de Spontini et de Meyerbeer. J’ai insisté dans cette notice biographique sur les vicissitudes et les obstacles que Berlioz avait eu à vaincre au commencement de sa carrière ; les oppositions qu’il a rencontrées sur son chemin, les outrages dont on l’a abreuvé n’ont pas affaibli son courage, mais ont singulièrement assombri son humeur, aiguisé les pointes de ses sarcasmes et développé l’irascibilité naturelle de son caractère ; malheureusement il avait une tribune pour exhaler ses griefs, une plume pour se défendre, et il l’a fait souvent sans ménager les autres plus qu’on ne l’avait ménagé lui-même. Aujourd’hui, bien qu’une lutte de vingt ans n’ait pas émoussé ses facultés, il semble s’être renfermé dans une réserve prudente ; mais ne croyez pas pour cela que le critique ait mis sur sa tête grisonnante le bonnet de coton qui refroidit les bouillonnements de l’intelligence ; ne croyez pas non plus que le musicien ait abjuré ses doctrines et ses croyances en entrant dans le temple des Immortels : le chat a toujours ses griffes ; il les montre quelquefois à des intimes qui ne rient jamais de si bon cœur que quand ils sont eux-mêmes un peu égratignés. Moi, par exemple, qui n’échapperai certainement pas à l’accusation d’avoir chanté un dithyrambe en l’honneur de M. Hector Berlioz, je n’ai pas plus été épargné par lui que quelques-uns de mes confrères. Je lui suis redevable de quatre lignes d’éloge, de quinze lignes de critique et d’une plaisanterie assez mordante que lui a suggéré le Selam, ma première œuvre. Je dis cela pour qu’on sache bien que l’admiration que je lui témoigne aujourd’hui n’est pas une dette de reconnaissance dont je m’acquitte. Quant à ce qui est de l’avenir… chez M. Hector Berlioz, l’honorabilité de l’homme privé et l’impartialité du feuilletonniste ne peuvent pas être soupçonnées.

E. REYER.

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1 Il est bien entendu que notre comparaison s’applique à la phrase — à la phrase seulement. Et pour que nous ne soyons pas, à notre tour, accusé de partialité, nous dirons que le livre auquel nous empruntons cette citation et celle qui précède renferme des pages excessivement remarquables, et qui témoignent de l’érudition et du talent de l’auteur.

2 Il y a une salle de la Noblesse à Moscou et il y en a une à Saint-Pétersbourg. C’est une sorte de club placé sous le patronage des plus grands noms de l’aristocratie de l’empire.

3 M. Hector Berlioz achève en ce moment un grand opéra en cinq actes, dont il a écrit la musique et le libretto et qui est destiné à l’Académie Impériale de musique.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 11 décembre 2010.

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