Le Siècle, 24 avril 1855
Le Te Deum de Berlioz fut exécuté pour la première fois le 30 avril 1855 à l’église de Saint-Eustache à Paris, sous la direction du compositeur et dans le cadre de l’Exposition Universelle de cette année. Cette page présente d’abord une annonce, une semaine à l’avance, du concert à venir. Le texte et l’image qui l’accompagne sont reproduits ci-dessous d’après notre propre exemplaire du numéro du 24 avril 1855 du Siècle (dans la rubrique REVUE MUSICALE II). Après cette annonce vient un compte-rendu deux semaines plus tard, dans ce même journal et du même auteur, de l’exécution à Saint-Eustache. Ce compte-rendu a été transcrit à partir de l’image de l’original à la Bibliothèque nationale de France. — Dans sa correspondance, Berlioz cite plusieurs journaux qui avaient publié des comptes-rendus élogieux de son ouvrage (Correspondance générale nos. 1963, 1966), mais Le Siècle ne figure pas parmi eux, et pour cause. On pourrait citer à ce propos ce que Berlioz dit d’autres journaux dans la deuxième de ces lettres: ‘Quelques-uns pataugent d’une manière comique [...] Un pareil ouvrage n’est évidemment pas à la portée de ceux-là’ (CG no. 1966; 12 mai 1855).
Ce Te Deum a nécessairement pour but de bénir l’Exposition universelle, y compris les tableaux et les statues, dont bon nombre, en raison de leur débraillé, sont assurément peu dignes d’un pareil honneur, au point de vue orthodoxe.
La nouvelle composition de M. Berlioz est écrite à trois chœurs, avec orchestre et orgue concertant. Il y aura neuf cents musiciens. Hé ! mon Dieu ! si la chose est belle, à quoi bon un tel déploiement de sonorité ? Pourquoi toujours chercher l’effet dans le vacarme et non pas dans la pensée même ? J’ai entendu dernièrement exécuter la prière de Moïse par quatre mirlitons. Je vous jure que c’était fort beau.
En tout cas, l’exécution de ce foudroyant Te Deum fournira naturellement à M. Berlioz l’occasion d’essayer à Paris le métronome électrique dont nous avons détaillé le mécanisme l’autre jour, et qu’il est fortement question d’organiser prochainement à l’Opéra.
On se rappelle qu’au moyen d’un fil principal dont les ramifications s’étendent à de grandes distances, on peut, à la seule pression du doigt, diriger plusieurs orchestres ou chœurs avec une précision en quelque sorte mathématique. Il suffit en ce cas d’une seule volonté pour imprimer la mesure à chaque instrumentiste ou chanteur. Au théâtre, à la rigueur, on se passe assez facilement de cette invention nouvelle, le pupitre chef dominant de beaucoup les pupitres groupés autour de lui. Dans une église il n’en saurait être ainsi. Quelques voix sont placées à l’autel, d’autres dans les chapelles latérales, et les orchestres sont divisés un peu partout, afin d’obtenir des effets d’acoustique auxquels les échos de la nef se prêtent admirablement. On avait dû jusqu’alors faire surveiller l’exécution de chacune de ces masses par des chef spéciaux, lesquels, de leur côté, obéissaient au commandement unique du compositeur. On peut se passer maintenant du concours de ces lieutenans. Il faut donc espérer que l’on verra fonctionner à Saint-Sulpice le fameux métronome, essayé déjà si favorablement en Belgique, sous la direction de M. Berlioz, pour sa trilogie sacrée, l’Enfance du Christ.
Reste une question d’opportunité.
Le but d’un Te Deum laudamus est de remercier Dieu, de louer Dieu de quelque grand bienfait. Or, il n’est pas d’usage de le remercier d’avance. La logique veut qu’on ne le remercie qu’après. Aussi ne chante-t-on cette belle hymne de reconnaissance qu’après une victoire, qu’après la cessation d’une sécheresse, qu’après la disparition d’un fléau, qu’après un événement heureux de n’importe quel genre. Donc, M. Berlioz eût dû commencer par confier à ses neuf cents musiciens une hymne d’invocation, un Veni Creator, par exemple, et réserver son Te Deum, son action de grâces pour la clôture de l’Exposition. C’est alors seulement qu’il y aura des triomphes à célébrer. Le lendemain de la distribution des récompenses aux exposans, si la France avait remporté la palme, j’approuverais fort un chant de gratitude, et je mêlerais bien volontiers mon fausset à ceux de ses neuf cents musiciens. Mais aujourd’hui, je désirerais tout bonnement une prière. Le Te Deum de M. Berlioz, exécuté par anticipation, ne me semble, en effet, pas plus de circonstance avant l’Exposition, que ne le serait son De profundis ou son Dies iræ.
Cela soit dit sans rien préjuger sur le mérite de cette œuvre. Le succès de l’Enfance du Christ est de bon augure. Si cette nouvelle composition est belle, ce que nous aimons à espérer, elle sera la bien venue, quoique trop tôt venue. Le beau, en tant que beau, n’est jamais hors de saison.
Gustave CHADEUIL
Le Siècle, 8 mai 1855
Lundi dernier, veille présumée de l’ouverture de l’Exposition, M. Berlioz faisait exécuter son Te Deum à Saint-Eustache, par une armée de neuf cents musiciens.
Neuf cents musiciens ! comme cela figure bien sur une affiche !
Il semble à beaucoup de gens qu’avec de si formidables moyens on doit obtenir des effets d’un grandiose proportionné.
S’il en était ainsi, il n’y aurait pas de raison pour s’arrêter en chemin. Si vous étiez beau avec neuf cents exécutans, vous le seriez bien plus encore avec le double, avec le triple, avec le centuple.
Mais telle n’est pas la loi fondamentale de l’art.
Le beau n’est pas nécessairement le sonore, et le sonore n’est pas nécessairement le résultat du nombre.
Il ne faut pas confondre, en effet, le tapage avec la sonorité.
La sonorité peut être obtenue avec un très petit nombre d’exécutans. Mozart, Haydn, Beethoven, Weber, Rossini, tous les grands compositeurs n’ont jamais employé que le strict nécessaire, et, certes, ce n’est pas la sonorité qui manque à leur chefs-d’œuvre. Quoi de plus sonore, par exemple, que le finale de l’Italienne à Alger, le finale du Barbier de Séville, les ensembles du Comte Ory, etc., etc. ? Avec cinquante exécutans, cela remplirait d’harmonieuse mélodies, non pas seulement la voûte acoustique de Saint-Eustache, mais même la voûte aérienne de la place de la Concorde, du Carrousel et du champs de Mars.
Pourquoi ?
Parce que la pensée mélodique est nette, parce que l’harmonie est claire, parce que chaque détail concourt à l’unité, cette première condition du beau dans tous les genres ; parce qu’enfin chaque voix et chaque instrument sont employés dans leur notes les plus vibrantes. De là ces épanouissemens d’agréable sonorité qui, dans le local le plus vaste, charmeraient l’oreille de loin comme de près, au lieu de la déchirer.
En revanche, faites exécuter par dix mille, par cent mille musiciens, telle ou telle composition qui manquera des quatre conditions précitées : vous n’obtiendrez qu’un abominable tapage, et, qui plus est, un tapage sourd, résultat inevitable de la confusion et de l’incohérence des sons, de même que vous n’obtiendriez qu’un coloris terne en brouillant sur une toile toutes les nuances de la palette.
M. Berlioz est-il tombé cette fois, avec ses neuf cents musiciens, dans un de ces inextricables tohubohus ? Nous en avons grand’peur, si nous nous en rapportons à une seule audition.
Examinons son œuvre sous un autre point de vue, afin d’avoir à en louer du moins quelques parties.
Un Te Deum se compose de plusieurs versets dont les caractères particuliers veulent être traités différemment, selon la nuance des choses diverses qu’ils expriment. On doit donc y traduire des sentimens de joie, de tristesse et d’humilité. Quoique la pompe doive partout dominer, il faut cependant être parfois moins solennel que suppliant dans sa prière.
C’est un action de grâce, en un mot, dont le but est de remercier Dieu.
M. Berlioz a bien compris cette condition ; il s’est efforcé de varier le caractère des strophes. Malheureusement l’unité manque dans les moyens d’expression, la complexité domine et l’intention, par conséquent, ne saurait être réputée pour le fait.
Voici, du reste, quel a été son plan.
L’orgue n’accompagne pas. On l’entend même rarement en même temps que l’orchestre. Il dialogue avec les chœurs et les instrumens. Il pose en quelque sorte le thème à traiter ; puis, après l’exécution générale, il résume le tout succinctement.
Les trois chœurs était ainsi composés :
Le premier, de cent voix, à trois parties.
Le second, de cent, également à trois parties ;
Le troisième, de six cents enfans, chantant à l’unisson.
Ce dernier chœur rend le thème principal, d’abord exposé par l’orgue, pour le quitter ensuite, le reprendre et l’abandonner encore aux autres chœurs, à l’orchestre, à tous successivement, comme dans la Passion de Bach.
Il n’y a qu’un solo, le Te ergo quæsumus, pour voix de ténor.
Tout cela est entremêlé de tambours, de cymbales, de grosses caisses, d’instrumens de cuivre, qui éclatent violemment. On pourrait se croire au siége de Sébastopol. Toutefois, du milieu de ce tintamarre se détachent çà et là quelques lambeaux de mélodie d’un beau caractère, mais ils ne brillent un instant que pour disparaître bientôt comme des éclairs sur de sombres nuées, et l’obscurité n’en est que plus profonde ensuite.
En résumé, M. Berlioz a pris d’avance sa revanche de ce Te Deum avec son Enfance du Christ. Nous regrettons donc sincèrement de le voir fourvoyer encore dans une mauvaise route, celle du tintamarre, qu’il semblait avoir abandonnée, les éminentes et rares qualités qui le distinguent, et dont il a fait parfois un si bon usage.
Gustave CHADEUIL
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mai 2018.
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