Par
Pierre-René Serna
© 2020 Pierre-René Serna
L’article de Yoël L. Arbeitman The Jewish Question in Weimar Benvenuto Cellini a le mérite de comparer les cinq versions du livret de l’opéra (de Léon de Wailly et Auguste Barbier pour Paris en 1838*, la première adaptation allemande due à August Riccius pour Weimar en 1852, le livret italien de Nicodemo de Santo-Mango pour Covent Garden en 1853, le livret en allemand de Peter Cornelius pour Weimar en 1856, et enfin celui en français à partir de la version Weimar édité en 1863 par Choudens) en rapport avec la présence ou la fréquence du mot « juif » dans certaines de ces versions. Une étude intéressante et instructive à plus d’un titre.
En cause, essentiellement et comme point de départ, la harangue de Cellini « Mais que notre vengeance frappe ce juif mesquin ». Pour notre part, nous considérons cette interjection relative à Balducci (dans le livret original), anecdotique et seulement sous forme d’une insulte, sans plus (bien qu’assez malvenue et prêtant à controverse, reconnaissons). En simple allusion à la fonction du personnage en cause, trésorier, qui de surcroît alloue à Cellini pour son travail une somme « chétive », comme en allusion à son comportement hostile « dans son arrogance » face aux visées artistiques et amoureuses du sculpteur. « Juif », ou une façon insultante et grossière de dire « avare », ou comme il aurait pu être dit « Gascon » de façon légère ou péjorative (et comme ainsi le fait Berlioz lui-même qualifiant son opéra « italo-gascon » dans une lettre à Léon Kreutzer du 16 février 1855, ou dans une lettre privée à sa sœur Adèle du 11 mars 1858 dépréciant « mes Gascons du Languedoc »).
Car dans l’opéra, Balducci n’apparaît pas campé comme « juif » au sens religieux ou ethnique. Puisque, déjà et pour seule preuve, sa fille (unique, apparemment), Teresa, n’est pas « juive » : si l’on en juge par sa très catholique prière du 2e acte à la « Sainte Vierge Marie », ou ses invocations régulières et insistantes à la Vierge et à Dieu. Il y aurait aussi, pour conforter cet aspect chrétien ordinaire du personnage, les mots mêmes prêtés à Balducci : « C’est à damner un saint, un ange ! », ou son exclamation « Ah ! Grand Dieu ! », au premier acte. Cellini lui aussi ne cesse d’invoquer la Madone et le Dieu chrétien (références étonnantes de la part d’un Berlioz qui se disait « athée » et que son héros-artiste Cellini représente d’une certaine manière) et s’il insulte Balducci, mais en privé, ce n’est que pour en mieux aimer sa filiation. Ainsi, hors ce malheureux qualificatif tenu pour injurieux, nulle réelle trace de judéité ou « juiverie » (Judenthum, pour employer le mot de Wagner dans son pamphlet) pour planter ou caricaturer le Balducci de Benvenuto Cellini ! N’en déplaise à Yoël L. Arbeitman, qui mentionne à l’appui de ses dires la coutume au XIXe siècle d’humilier les juifs durant le carnaval de Rome (en rapport avec la scène du théâtre de Cassandro où est ridiculisé le trésorier). Certes, et référence historique bien trouvée ! Mais que le livret ne stipule aucunement. Ou quand notre auteur évoque un peu vite un Cellini se mariant à « une juive ».
Non seulement Berlioz n’était pas antisémite, comme le démontrent tous ses multiples écrits, dans lesquels il n’est jamais fait allusion aux juifs de manière péjorative, ou bien ses amitiés partagées avec Heine, Meyerbeer et Fromental Halévy, entre autres. Mais il manifeste aussi son opposition à ces préjugés à une époque où ils commençaient dangereusement à fleurir ; comme quand il intervient pour redresser un chroniqueur, Wilhelm de Lenz, dans ses propos aux relents antisémites en allusion à Mendelssohn (autre grand ami) : « Mon second reproche portera sur une opinion émise par l’auteur à propos de Mendelssohn, opinion déjà énoncée par d’autres critiques, et dont je demanderai à M. de Lenz la permission de discuter avec lui les motifs (…) "nous croyons que l’élément hébraïque, qu’on connaît à la pensée de Mendelssohn, empêchera sa musique de devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieux." (…) N’y a-t-il pas un peu de préjugé dans cette manière d’apprécier ce grand compositeur ? » (feuilleton du Journal des Débats du 11 août 1852, réintroduit – est-ce un seul hasard ? – dans le Deuxième Épilogue des Soirées de l’Orchestre, que je cite dans mon article Du Côté des Dénigreurs de Berlioz et reprends dans mon livre Café Berlioz, bleu nuit éditeur). Ou, autre exemple, parmi les lettres intimes mêmes de Berlioz, ce propos antiraciste avant la… lettre : « Je voudrais aimer une femme qui fût à la fois Négresse, juive, actrice et bâtarde d’un bourreau, et en trépignant sur ce faisceau de préjugés » (à sa sœur Nanci, du 17 mars 1830 ; lettre reproduite dans Nouvelles Lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains, Actes Sud, 2016). Voilà qui ne saurait faire débat. Et, sur ce plan, Benvenuto Cellini ne saurait faire exception.
En revanche, il est fort probable que dans l’entourage de Liszt, recréateur de l’opéra à Weimar, l’antisémitisme fût présent ; selon Yoël L. Arbeitman, ouvertement chez Bülow, alors que Liszt lui-même serait ambigu sur ce point. Cependant Cornelius, grand ami et disciple de Berlioz, n’était aucunement antisémite. Ce qui expliquerait peut-être que dans sa traduction allemande du livret, il attribue l’épithète « juif », en didascalie, cette fois au seul cabaretier (confortant une incertitude déjà présente dans le livret d’origine de Barbier et Wailly). La mouture française du livret de cette version de Weimar, parue chez Choudens en 1863 (mais dont on ne sait si elle avait entièrement reçu l’aval de Berlioz) n’hésitera pas pour sa part à qualifier à la fois de « juif » et le cabaretier et Balducci ! Notons que le livret en italien pour Covent Garden, supervisé par Berlioz, ne comporte, lui, plus aucune mention du mot « juif ».
Pierre-René Serna
* On remarquera que l’édition du livret que publie Barbier en 1874 dans Études dramatiques (E. Dentu éditeur), reprend in extenso le livret dans son état original de 1838, à la seule exception du personnage du Cardinal pour remplacer le Pape. Substitution que Barbier explique en note avoir été la conséquence des contraintes de la censure.
Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article.
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