un compte-rendu par
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La Revue et Gazette Musicale de Paris, 16 septembre 1838
La première représentation de Benvenuto Cellini, ainsi qu’on devait s’y attendre, a été fort orageuse. Comme presque toutes les œuvres qui remuent les idées, changent les habitudes, l’opéra nouveau a, d’un côté, soulevé les applaudissements et l’enthousiasme, tandis que, de l’autre, il n’a trouvé qu’indifférence et froideur, peut-être même dédain et mépris. Cependant, si le public, habitué à certaines formes pour les poèmes d’opéra, a été choqué des allures nouvelles et cavalières du libretto ; si, à tort ou à raison, il a témoigné son mécontentement sur quelques mots ou quelques scènes de la partie littéraire de Benvenuto Cellini, pour la partie musicale il en a été tout autrement. La partition, pour la plus grande partie des spectateurs, est restée intacte ; le musicien, sain et sauf. Certes, ce résultat n’a pas été obtenu sans contestation : la lutte a été vive et longue, mais les nombreuses beautés, les combinaisons savantes dont est remplie l’ouverture : un finale, plusieurs chœurs, deux airs, un duo, un trio, ont donné raison au compositeur, et finiront certainement par faire triompher toute la vigueur et la beauté de son talent. Un homme est venu apportant au public le résultat de quinze années de travaux, le fruit d’une imagination brillante et féconde, le produit de ses labeurs et de ses veilles, cet homme ne sera pas repoussé sans être compris.
Cet homme, avec Reicha, étudia la science ; Le Sueur l’initia aux plus larges conceptions de l’art ; il demanda leurs secrets aux œuvres des grands maîtres ; sa pensée se plia à toutes les exigences d’un travail opiniâtre et d’une lutte continue ; artiste consciencieux, il sacrifia tout à son individualité : tant de persévérance et de courage ne peuvent rester sans récompense. Celui qui, tout jeune encore, écrivit les symphonies qu’on a tant admirées ; qui, il y a six mois à peine, fit entendre cette Messe des morts dont tout Paris a gardé le souvenir, sera religieusement écouté. Oui, il en sera ainsi ; études, travaux, succès, tout ne sera pas entièrement oublié. Et quand les émotions inséparables d’une première représentation seront passées, lorsque les spectateurs auront du calme, toutes les choses qui d’abord paraissaient âpres et obscures s’éclairciront ; chaque phrase se classera ; tous ces contours hardis, tous ces angles saillants qui donnent tant de physionomie à la partition de Benvenuto Cellini seront compris, et deviendront l’une des causes de son succès.
La dernière partition de M. Berlioz, comme les premières, est empreinte d’une pensée originale, d’une forme sévère, d’un style chaud et coloré. Ces trois qualités, qui, suivant nous, sont la constitution de l’art et les moyens par lesquels il se manifeste, représentent l’imagination, la science et l’individualité. L’individualité, cette couronne si belle et si difficile à porter, ce joyau si rare et si précieux, personne ne la conteste à M. Berlioz. Depuis 1829, amis et ennemis, tous ont constamment reconnu que l’auteur de la Symphonie fantastique était un musicien individuel.
Mais si pour quelques-uns c’était là une qualité, pour d’autres aussi c’était un défaut. L’individualité dans l’art n’est admise par quelques hommes qu’à la condition du succès ; jusque-là ils refusent de suivre l’artiste dans son œuvre et dans sa pensée, et souvent même entravent ses pas. On a renouvelé, au sujet de M. Berlioz, l’interminable querelle qui a toujours marqué l’apparition d’un novateur en fait d’art ; querelle envenimée parfois, lutte pénible et souvent injuste, qui faillit étouffer Weber comme Mozart, Rossini comme Beethoven, lorsqu’ils se montrèrent au public dans toute leur individualité. Et pourtant l’individualité, n’est-ce pas là le sceau du génie, n’est-ce pas l’auréole qui protège l’œuvre de l’artiste, et la fait passer à la postérité ? Où donc en serait l’art sans cela ? Demandez aux maîtres d’autrefois, interrogez les siècles passés, et vous verrez s’il est parvenu jusqu’à nous un seul nom qui ne porte avec lui le cachet d’une individualité profonde. Pour nous, qui croyons fermement qu’en musique, comme dans tous les arts, il y a plusieurs routes à suivre, qui admirons le génie partout où il se rencontre, qui applaudissons aux travaux de tous les hommes forts, qu’ils s’appellent Corneille ou Dante, Molière ou Milton, Raphaël ou Michel-Ange, Rubens ou Murillo ; pour nous, qui avons accueilli avec enthousiasme l’individualité quelle qu’elle fût ; nous, qui voulons qu’on salue respectueusement les hommes de tous les temps et de tous les pays, Mozart, Bach, Haendel, Palestrina, Scarlatti, Pergolèse, Lulli, Rameau, Le Sueur, Cherubini ; nous, qui croyons que l’individualité est le sceau fatal ou providentiel que Dieu imprime aux hommes qui doivent être forts, nous voudrions qu’on accordât à M. Berlioz la place qui lui est due, place que ses œuvres lui ont marquée depuis longtemps.
Quant à la science, on reproche à M. Berlioz l’absence du rythme, une harmonie compliquée, et des combinaisons obscures et fautives. Certes, un pareil reproche a lieu de nous surprendre : nous comprendrions à la rigueur qu’on attaquât certaines idées de l’artiste, certaines tendances du compositeur, qui peuvent sembler étranges et heurter quelques idées reçues ; mais nous ne concevons pas qu’on s’attache à signaler des fautes de grammaire, surtout quand ces reproches portent à faux. L’œuvre de M. Berlioz manque de rythme, assure-t-on ; cependant il y en a plus dans cette partition que dans Gluck et Méhul, et jamais on n’a songé à dire, de ces deux illustres compositeurs, qu’ils étaient de mauvais musiciens. Que si par rythme l’on entend une sorte d’arrangement symétrique par lequel les phrases correspondent de quatre en quatre mesures sur un dessin fortement cadencé, la question devient beaucoup plus claire ; il ne s’agit plus du rythme, mais bien d’un rythme, et nous avouons de bon cœur que M. Berlioz se sert fort peu de celui-là. Mais le rythme n’est pas uniforme et invariable, le rythme existe toutes les fois qu’il y a symétrie ; et la symétrie a lieu toutes les fois qu’un certain nombre de mesures répond à un nombre égal. Si l’on convient qu’entre les phrases coupées de deux mesures en deux mesures, ou de quatre en quatre, il y a du rythme, on doit convenir aussi que le rythme existe, bien que la phrase soit coupée de trois en trois, ou de cinq en cinq ; et cela étant, M. Berlioz est libre de s’en servir. Ce n’est pas le nombre de mesures qui fait le rythme, mais bien la symétrie qui existe dans le nombre de ces mesures, car il est évident que trois est égal à trois, cinq à cinq, sept à sept, comme quatre est égal à quatre, et deux à deux. Au reste, ceci ne forme pas même question : qu’on ouvre Reicha, et l’on verra qu’il y a quelque vingt ans il écrivait ces préceptes que l’on met en cause aujourd’hui.
Le reproche qu’on adresse à M. Berlioz, à propos de l’harmonie, porte sur la résolution des dissonances. Ce reproche est fondé sur une règle qui veut que, lorsque deux notes sont en degrés conjoints, la résolution s’opère en faisant descendre d’un degré la note inférieure. A cela nous n’avons qu’une seule réponse : cette règle est fausse. La véritable loi est celle-ci : lorsque deux notes sont en contact, la résolution s’opère de deux manières, soit en faisant descendre d’un degré la note inférieure en maintenant la supérieure, soit en faisant monter la note supérieure d’un degré, tandis que la note inférieure reste en place. C’est d’après cette loi que M. Berlioz emploie les dissonances ; c’est d’après cette loi qu’il faut juger son harmonie, comme aussi l’harmonie des œuvres de Beethoven. Dirons-nous maintenant le dernier reproche qu’on adresse à M. Berlioz, le manque d’imagination ? Vraiment ce reproche ne nous paraît pas sérieux ; dans tous les cas l’œuvre nouvelle est une réponse suffisante.
Le poème de MM. Léon de Wailly et Auguste Barbier est un livret à la manière italienne, beaucoup plus qu’une œuvre littéraire. Les scènes légèrement indiquées semblent avoir été tracées vaguement pour laisser au musicien toute liberté. Ce système, qui pouvait réussir, a malheureusement été gâté dès le principe par l’abus de quelques expressions mal sonnantes. Le ton dégagé et la mine évaporée de certains hémistiches ont été généralement désapprouvés. Mais il ne nous appartient pas de discuter la valeur de cette œuvre. Benvenuto, le ciseleur florentin, l’artiste élégant, qui brodait de capricieuses arabesques, les vases de l’église et les coupes de l’orgie ; Cellini, l’enleveur des filles, l’insulteur des pères, le tueur des maris ; Cellini le libertin, le prodigue, le ferrailleur, l’homme de génie ; tel est le caractère auquel se rattache toute l’œuvre nouvelle.
Benvenuto Cellini est amoureux d’une jeune fille, lui, l’amant de toutes les filles, d’une jeune fille de Rome, le théâtre de sa plus grande gloire, la fille du trésorier du pape, le seigneur Balducci, lequel seigneur Balducci lui paie les travaux qu’il exécute pour sa sainteté, mais lui refuse l’entrée de sa maison. Cellini le déteste doublement, comme père et comme trésorier : comme trésorier, il le mystifie depuis longtemps ; comme père, il l’outrage en venant, de nuit, voir sa fille, et en la lui enlevant le lendemain au milieu de la foule, sur la place Colonne, à l’heure ou le canon du fort St-Ange éteint les moccoli, car nous sommes en carnaval. A la fin du premier acte, non content d’enlever la fille et de mystifier le père, Cellini tue un homme ; cet homme est Pompeo, l’ami de Fieramosca ; Fieramosca, le rival de Cellini, rival et poltron, double qualité qui lui attire une multitude de mésaventures. Au deuxième acte, Cellini a échappé aux recherches de la police ; il se réfugie dans son atelier, où l’attendent déjà Ascanio, son élève, et Teresa, son amante. A l’instant où il se prépare à quitter Rome pour Florence, Balducci et Fieramosca se présentent. Cellini refuse de rendre à l’un sa fille, à l’autre sa fiancée. Mais le cardinal Salviati est venu rendre visite à l’artiste ; il apprend son crime et jure de ne lui pardonner que si la statue de Persée, qu’il lui a commandée depuis longtemps, est achevée avant le soir. Cellini s’engage à la terminer ; en effet la fonte a lieu, Cellini obtient son pardon, et il épouse Teresa. Telle est à peu près la donnée sur laquelle M. Berlioz a écrit sa partition.
Nous avons retrouvé ici le compositeur tel qu’il s’était toujours montré, artiste amoureux de son œuvre, travailleur habile et consciencieux, animant chaque note et donnant à chacune de ses mélodies une originalité particulière. Semblable à son héros, le ciseleur florentin, M. Berlioz a semé sa partition d’arabesques capricieuses, et revêtu sa pensée de mille formes diverses. Parfois il nous présente l’idée toute simple et presque nue, puis tout à coup il la brode et l’enrichit de couleurs variées. Tantôt il la pare de dessins inattendus, d’harmonies nouvelles, d’effets d’instrumentation, d’imitations, de canons, de contre-sujets, qui semblent en s’y rattachant ajouter encore à son éclat ; et tantôt l’abandonnant à elle-même, il la jette incessamment pauvre et délaissée, sans aucun travail d’harmonie. Tout ce qui constitue la force et la virilité, pédales sur lesquelles passent et grincent des combinaisons d’accords originales et savantes, progressions étranges peut-être, mais toujours neuves et saisissantes, modulations rudes et énergiques comme aussi calmes et suaves ; en un mot, toutes les combinaisons scientifiques de l’art musical se trouvent à la fois dans Benvenuto Cellini.
C’est ainsi que le joli motif du trio du premier acte : Vous que j’aime plus que ma vie, produit un effet des plus originaux. Le quatuor qui précède le finale du premier acte contient une combinaison des plus heureuses. Quatre motifs chantés séparément par Balducci, Teresa, Ascanio et Cellini, se réunissent ensuite dans un ensemble charmant. Ce qui distingue cette combinaison, c’est que chaque motif pris séparément a une physionomie particulière et une marche facile. La phrase chantée par Teresa : Ah ! que vais-je faire, quitter mon vieux père, est pleine de mélancolie ; celle de Balducci : Vous voyez, j’espère, a un caractère de bonhomie bien tranché ; tandis que la mélodie d’Ascanio et de Cellini porte en elle quelque chose de léger et de moqueur. La première partie de l’air que chante Teresa est d’une suavité mélancolique; l’accompagnement de hautbois qui entre par une imitation du motif est une idée fort gracieuse. L’allegro, grâce à son rythme vif et à la manière toute spirituelle dont il a été chanté par Mme Dorus-Gras, a provoqué d’unanimes et chaleureux applaudissements. Les couplets d’Ascanio, couplets pleins de fantaisie et de caprice, si bien chantés par Mme Stoltz, sont destinés à une vogue populaire. Quoique l’air de Duprez, au second acte, n’ait pas obtenu le même succès que les précédents, il nous a paru leur être supérieur ; la période est large, la mélodie se développe avec une ampleur peu commune ; c’est un de ces chants profondément sentis, qui, partis du cœur, émotionnent vivement, et suffiraient seuls pour trouver la supériorité de celui qui les a conçus. L’accompagnement qui entre sur ces mots : Je chanterai gaîment, est fort remarquable, par les imitations que font les flûtes, les hautbois et les clarinettes. Le duo du second acte est écrit avec beaucoup de verve et d’enthousiasme ; la phrase mélodique se poursuit d’un bout à l’autre avec entraînement et chaleur, sans cesser un seul instant. Passons sur le chœur des femmes, qui termine le premier tableau ; citons rapidement l’air de Massol, où le rythme s’unissant à l’action semble guider les mouvements et précipiter les coups dont il perce en imagination le corps de son rival. Arrivons enfin aux plus belles parties de l’ouvrage.
L’ouverture est digne de ce qui existe de plus magnifique en ce genre ; le chant du cardinal, au second acte, qui en est le motif principal, est accompagné de motifs secondaires de la plus grande originalité, surtout lorsqu’il revient dans la coda de l’allegro, reproduit par tous les cuivres, les violons faisant entendre un contre-sujet. Cette ouverture, remplie de beaux détails, se termine par un effet tout nouveau. Après trois mesures de silence, le motif de l’adagio est redit piano par les violoncelles, puis tous les instruments prennent un crescendo sur l’accord de la dominante qui aboutit fortissimo sur un seul accord de la tonique. Mais la partie la plus remarquable, celle qui, avec l’ouverture, mérite les plus beaux honneurs du succès, c’est, sans contredit, le finale du premier acte. Rien ne nous a jamais impressionné plus vivement. Le double chœur qui se fait entendre est tellement soutenu par l’orchestre, qu’il semble que les voix ont acquis un développement surhumain. En écoutant ce morceau on croit assister à une épouvantable mêlée ; les cris de détresse et le bourdonnement de la foule, les traits rapides, les rumeurs de l’orchestre, les bruits vagues des chœurs font, de cette vaste composition, une chose entièrement belle. A côté de ce finale il faut placer le chœur du serment dont le motif, énergique et grand, prend encore de la puissance, soit dans le dessin des instruments à cordes, soit dans les batteries que les flûtes, les hautbois et les clarinettes exécutent à l’aigu en arpèges irréguliers. Puis viennent la saltarelle, morceau vif et entraînant, travaillé à la manière de Beethoven ; le récitatif de Duprez : Ma dague en main, protégé par la nuit, belle perle que bien des maîtres voudraient avoir trouvée ; et enfin l’air du Cardinal, empreint d’un admirable caractère.
La partition de Benvenuto est remarquable par des combinaisons rythmiques entièrement neuves, des harmonies saisissantes et une instrumentation pleine de vie et de talent. Elle est belle et digne de la réputation de M. Berlioz, car elle contient une pensée harmonique et mélodique de la plus haute expression, un style savant et une forme entièrement neuve. Nous le répétons, la musique de Benvenuto aura, tôt au tard, un grand et loyal succès, car toujours le public a rendu justice à ce qui est noble et beau.
Quant à l’exécution, nous devons de grands éloges à Mmes Dorus-Gras et Stoltz. La première, pour le beau talent de vocalisation qu’elle a déployé dans son rôle, pour la manière pleine de distinction dont elle a exécuté les traits les plus difficiles, et surtout pour les soins et l’attention qu’elle a mis à suivre dans tous ses détails la pensée du compositeur. Mme Stoltz a chanté avec verve et esprit le rôle charmant d’Ascanio. Une certaine indécision, occasionnée sans doute par la difficulté de la partition, s’est fait remarquer dans les masses, et souvent il a fallu toute l’habileté de M. Habeneck pour les guider au milieu des écueils de cette œuvre nouvelle.
La mise en scène est remarquable ; les décors sont dignes de la magnificence de l’opéra ; un surtout, celui qui représente le Colisée, est d’un effet magique.
P.S. La seconde et la troisième représentations de Benvenuto Cellini ont été des plus satisfaisantes, et l’exécution presque irréprochable. Nous devons signaler le talent que M. Alizard a déployé dans le rôle de Balducci. Ces deux représentations ont provoqué de nombreux applaudissements, grâce aux modifications que le libretto a subies.
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1. Le compositeur Xavier Boisselot
était gendre de Lesueur, le
maître de Berlioz au Conservatoire de Paris.
2. Le texte ci-dessus a été transcrit d’après un
exemplaire électronique dont le texte original se trouve à l’Université
de Londres, School of Advanced Studies.
Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original.
Voir aussi sur ce site: deux comptes-rendus de Benvenuto Cellini (1913), par Arthur Pougin et Adolphe Jullien
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