Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 MARS 1861 [p. 1-2].

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation du Jardinier galant, opéra-comique en deux actes, de MM. de Leuven et Siraudin, musique de M. Poise.

    Etre ou ne pas être, voilà la question. Une âme courageuse doit-elle supporter les méchants opéras, les concerts ridicules, les virtuoses médiocres, les compositeurs enragés, ou s’armer contre ce torrent de maux, et, en le combattant, y mettre un terme ? Mourir, — dormir, — rien de plus. Et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux déchiremens de l’oreille, aux souffrances du cœur et de la raison, aux mille douleurs imposées par l’exercice de la critique à notre intelligence et à nos sens ! — C’est là un résultat qu’on doit appeler de tous ses vœux. — Mourir, — dormir, — dormir, — avoir le cauchemar peut-être. — Oui, voilà le point embarrassant. Savons-nous quelles tortures nous éprouverons en songe, dans ce sommeil de la mort, après que nous aurons déposé le lourd fardeau de l’existence, quelles folles théories nous aurons à examiner, quelles partitions discordantes à entendre, quels imbéciles à louer, quels outrages nous verrons infliger aux chefs-d’œuvre, quelles extravagances seront prônées, quels moulins à vent pris pour des colosses ?

    Il y a là de quoi faire réfléchir ; c’est cette pensée qui rend les feuilletons si nombreux et prolonge la vie des malheureux qui les écrivent.

    Qui, en effet, voudrait supporter la fréquentation d’un monde insensé, le spectacle de sa démence, les mépris et les méprises de son ignorance, l’injustice de sa justice, la glaciale indifférence des gouvernans ? qui voudrait tourbillonner au souffle du vent des passions les moins nobles, des intérêts les plus mesquins prenant le nom d’amour de l’art, s’abaisser jusqu’à la discussion de l’absurde, être soldat et apprendre à son général à commander l’exercice, voyageur et guider son guide qui s’égare néanmoins, lorsqu’il suffirait pour se délivrer de cette tâche humiliante d’un flacon de chloroforme ou d’une balle à pointe d’acier ? Qui voudrait se résigner à voir dans ce bas monde le désespoir naître de l’espoir, la lassitude de l’inaction, la colère de la patience, n’était la crainte de quelque chose de pire par delà le trépas, ce pays ignoré d’où nul critique n’est encore revenu ?……. Voilà ce qui ébranle et trouble la volonté…. — Allons, il n’est pas même permis de méditer pendant quelques instans ; voici la jeune cantatrice Ophélie, armée d’une partition et grimaçant un sourire. — Que voulez-vous de moi ? des flatteries, n’est-ce pas ? toujours, toujours. — Non, Monseigneur ; j’ai de vous une partition que depuis longtemps je désirais vous rendre. Veuillez la recevoir, je vous prie. — Moi ! non certes, je ne vous ai jamais rien donné. — Monseigneur, vous savez très bien que c’est vous qui m’avez fait ce don, et les paroles gracieuses dont vous l’avez accompagné en ont encore relevé le prix. Reprenez-le, car pour un noble cœur les dons les plus précieux deviennent sans valeur du moment où celui qui les a faits n’a plus pour nous que de l’indifférence. Tenez, Monseigneur. — Ah ! vous avez du cœur ? — Monseigneur ? — Et vous êtes cantatrice ? — Que veut dire Votre Altesse ? — Que si vous avez du cœur et si vous êtes cantatrice, vous devez interdire toute communication entre la cantatrice et la femme de cœur. — Quel commerce sied mieux pourtant à l’une que celui de l’autre ? — Tant s’en faut ; car l’influence d’un talent comme le vôtre aura plutôt perverti les plus nobles élans du cœur que le cœur n’aura donné de la noblesse aux aspirations du talent. Ceci passait autrefois pour un paradoxe ; mais c’est aujourd’hui un fait dont la preuve est acquise. Il fut un temps où je vous admirais. — En effet, Monseigneur, vous me l’avez fait croire. — Vous avez eu tort de me croire. Mon admiration n’avait rien de réel. — Je n’en ai été que plus trompée. — Allez vous enfermer dans un cloître. Quelle est votre ambition ? Un nom célèbre, beaucoup d’argent, les applaudissemens des sots, un époux titré, le nom de duchesse. Oui, oui, elles rêvent toutes d’épouser un prince. Pourquoi vouloir donner le jour à une race d’idiots ? — Ayez pitié de lui, ciel miséricordieux ! — Si vous vous mariez, je vous donnerai pour dot cette vérité désolante : qu’une femme artiste soit froide comme la glace, pure comme la neige, elle n’échappera point à la calomnie. Allez au couvent. Adieu ; ou s’il vous faut absolument un mari, épousez un crétin, c’est ce que vous avez de mieux à faire ; car les hommes d’esprit savent trop bien les tourmens que vous leur réservez. Allez au couvent, sans tarder. Adieu. — Puissances célestes, rendez-lui la raison ! — J’ai aussi entendu parler de toutes vos coquetteries vocales, de vos plaisantes prétentions, de votre sotte vanité. Dieu vous a donné une voix, vous vous en faites une autre. On vous confie un chef-d’œuvre, vous le dénaturez, vous le mutilez, vous en changez le caractère, vous l’affublez de misérables ornemens, vous y faites d’insolentes coupures, vous y introduisez des traits grotesques, des arpéges risibles, des trilles facétieux ; vous insultez le maître, les gens de goût, et l’art, et le bon sens. Allez, qu’on ne m’en parle plus. Au couvent, au couvent ! (Il sort.)

    La jeune Ophélie n’a pas tout à fait tort, Hamlet a bien un peu perdu la tête. Mais on ne s’en apercevra pas dans notre monde musical où tout le monde à cette heure est complétement fou. D’ailleurs il a des instans lucides, ce pauvre prince de Danemark ; il n’est fou que lorsque le vent souffle du nord-nord-ouest ; quand le vent est au sud il sait très bien distinguer un aigle d’une buse.

    Au reste, il n’est pas question d’Hamlet, et je ne sais vraiment à quel propos je me suis mis à vous en traduire deux scènes. Il s’agit du Jardinier galant, un opéra sur le même sujet que Mme Grégoire, dont je vous ai raconté les fredaines l’autre jour ; un opéra qui fut écrit, dit-on, longtemps avant Mme Grégoire, et qui, selon l’usage, n’a été joué qu’après.

    C’est donc encore Mme de Pompadour qui est mise en scène et en chansons, et un homme de la police et sa femme qui se trompent mutuellement. En ce cas, me direz-vous, il est fort inutile de renarrer Mme Grégoire. Comme vous y allez ! inutile ! Et la moralité du critique, vous la comptez pour rien ? Et le sentiment du devoir ? bagatelle. Non, s’il vous plaît, et même s’il ne vous plaît pas ; puisque l’opéra de Mme Grégoire, du Théâtre-Lyrique, a été refait et rereprésenté à l’Opéra-Comique, puisque nous avons dû le revoir et le réapplaudir, nous vous le reraconterons et vous en relirez le récit, et vous reverrez comme tout cela est bien retourné par les auteurs.

    Des ivrognes avaient fait ce qu’on appelle aujourd’hui un pouf dans une maison de bouteille ; ils n’y voulaient plus retourner faute d’argent. Mais ils y retournent pourtant pour ne pas faire mentir les proverbes : Qui a bu boira, — et l’on revient toujours à son premier cabaret. — Et Collé les conduit, Collé, le fameux Collé, dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler, malgré le grand nombre de vaudevilles dont il illustra les théâtres de Paris. Et l’on chante un chœur qui dit comme ça :

L’homme est une fleur
Qui ne s’arrose pas d’eau pure.

    On lit des acrostiches. On récite des chansons imprimées dans le Jardinier galant, contre cette pauvre marquise que Louis le bien-aimé déshonorait de ses familiarités. Il y avait à cette époque des journaux qui s’appelaient le Mercure galant, le Jardinier galant, le Miroir galant. Mais le hasard veut qu’il y ait eu aussi, au moment de la vogue du Jardinier galant en papier, un autre jardinier en chair et en os qui s’appelle Galand.

    Je parie que vous comprenez déjà l’anecdote, que vous devinez tout sans qu’il soit le moins du monde nécessaire de vous le dire. Alors je continue. Les chansons publiées contre la marquise de Pompadour sont de ce bon Collé. Le ministre, furieux de la fureur de la Pompadour, fait dire à M. Tiphaine, qui remplit des fonctions importantes dans la direction de la police : « Si dans vingt-quatre heures je n’ai pas l’auteur du Jardinier galant, je vous envoie à la Bastille. » M. Tiphaine alors d’adresser ces mots à un sien agent nommé Léveillé : « Si dans vingt-quatre heures je n’ai pas l’auteur du Jardinier galant, je vous fourre à Bicêtre. » Léveillé de retomber aussitôt sur un sous-agent et de lui crier : « Si dans vingt-quatre heures, etc. » On crie tant et tant, que ce bon Collé, qui portait sur lui un paquet d’exemplaires du Jardinier galant, s’empresse de s’en débarrasser en le cachant dans la hotte d’un marchand de fleurs qui se trouve là à point nommé. Or cette hotte est celle du pauvre Galand, jardinier de son état, qui est venu au cabaret pour faire la cour à la petite servante Clairette dont il est l’amoureux. Vous continuez à deviner, n’est-ce pas ? Je poursuis. Par suite des poursuites et ensuite des poursuites que ces suites amènent, M. Tiphaine est obligé d’aller à Versailles, où il passera la nuit. Or Mme Tiphaine, qui fut autrefois une petite ouvrière (dans ce temps-là le mot grisette n’existait pas) a été la bonne amie de Collé ; et voilà que, devenue grande dame, elle veut se faire rendre les lettres qu’elle sut écrire tant bien que mal à celui-ci. Elle trouve d’abord Collé monté contre cette prétention, mais en apprenant que M. Tiphaine passera la nuit à Versailles, Collé propose à Mme Tiphaine de profiter de la circonstance et de le recevoir chez elle à minuit ; lui, Collé, rapportera les lettres compromettantes, on mangera un morceau, on s’amusera un moment. Vous devinez toujours ? je rédige encore. Eh bien ! pas du tout, vous n’avez pas deviné. Il ne se passe rien de charmant dans cette entrevue. Il y a bien une bouteille de Malvoisie sur un guéridon, mais Galand le jardinier, caché dans un cabinet voisin du lieu du festin par suite des poursuites, est le galant qui la boit. Et M. Tiphaine, revenant inopinément de Versailles, où il n’est pas allé, ayant appris en route que le Jardinier galant était saisi, emmène dans sa chambre Mme Tiphaine, et Collé se trouve collé.

    Oui, comme j’ai l’honneur de vous le dire, on avait découvert la hotte de Galand, où Collé avait glissé son Jardinier galant. On allait sévir contre le pauvre garçon bien innocent de chansons qu’il ne sait pas même lire, quand la nouvelle de la chute de la favorite vient faire de lui un personnage. Il est reconnu l’auteur des chansons contre la Pompadour ; la Pompadour est à bas, chansonnons la Pompadour. Et allez donc ! ainsi va le monde. Mieux vaut, en pareil cas, s’avouer coupable, quoique innocent, que, dans le cas contraire, protester de son innocence si l’on est coupable.

    La partition de M. Poise est clairette, joliette, et toute remplie de jolies fleurettes. Mlle Lemercier y chante comme une fauvette, et Ponchard y est bien placé dans un de ces rôles qu’on appelait autrefois les Laruette. On avait dit qu’il était atteint d’une esquinancie et qu’il avait dû se faire couper la luette, mais heureusement le bruit était faux, et Ponchard a continué de chanter juste, comme de coutume.

    Le chœur des marchands de fruits est vif et guilleret, et propret, et d’un style très net. Il y a de la finesse dans les couplets de Léveillé :

Bon agent,
Montrons-nous intelligent.

    On a applaudi ensuite un duo agréable d’un accent câlin que la situation justifie, et où l’on remarque dans l’orchestre de jolis effets de violoncelle ; un chœur bien écrit et la chanson joviale de Collé :

Voilà tout simplement
Le compliment
Du moineau franc.

    L’air de Collé :

Voici la nuit, l’amour m’appelle,

a plus d’importance musicale, et l’auteur l’a développé avec talent. Nous lui reprocherons seulement une faute de prosodie relevée à la première représentation par un de nos voisins, qui n’y est pas accoutumé :

Vengeons nous, vengeons nous
Mais sur son é—poux,
(sur son nez.)

Ce qui pourrait faire croire que Collé a l’intention de donner à Mme Tiphaine une chiquenaude ; et rien n’est plus loin de sa pensée.

    Le premier acte est bien terminé par le petit morceau d’ensemble chanté à demi-voix :

Allons, parlons bas ;
Ne le réveillons pas.

    Au second acte, nous trouvons un quatuor d’un bon comique :

Bonsoir, ma toute belle ;

une cavatine jolie de Collé :

Comme autrefois
Laisse-moi presser ta main blanche,
Esclave soumis à tes lois.

    On disait donc encore soumis à tes lois au temps de Louis XV ; je ne l’aurais pas cru.

    La chanson « Il a raison Bastien » a beaucoup plu, et celle du jardinier galant a terminé gaîment la pièce. C’est donc un véritable opéra-comique où l’on ne trouve point de morceaux bouffis, mais force refrains joyeux. Le nom des auteurs a été proclamé au milieu des applaudissemens.

CONCERT DE M. LÉON KREUTZER.

    Il y a beaucoup de kreutzers en Allemagne, nous n’en avons qu’un en France, mais il est en or et les kreutzers d’Allemagne ne sont que du cuivre. M. Kreutzer le Français, fils d’Auguste Kreutzer le professeur de violon au Conservatoire et neveu de l’auteur de la Mort d’Abel, de Lodoïska, de Paul et Virginie, donnera un vif éclat au nom qu’il porte.

    C’est un grand compositeur.

    Je sais qu’il n’est pas d’usage à Paris d’émettre ainsi une opinion carrée, surtout quand elle est en faveur d’un artiste qui se révèle. On doit, si l’on sait vivre, ne lui accorder la gloire que goutte à goutte, en mêlant au breuvage autant de fiel qu’il en faut pour l’en dégoûter et le faire mourir de soif. Mais comme je ne sais pas vivre, on me l’a maintes fois prouvé, je répète ce que je crois vrai : M. Léon Kreutzer est un grand compositeur. On accorde en général plus volontiers ce titre à un musicien qui a mis en circulation un nombre considérable d’œuvres médiocres ; il nous semble plus juste de le donner à celui qui a produit une seule œuvre exquise. Mais M. Kreutzer a fait davantage. Timide, sauvage même, redoutant l’opinion d’autrui, mettant autant de soin à se dérober à l’attention du public que d’autres en mettent à la solliciter, il ne s’est fait entendre que trois fois et dans les conditions les plus modestes. Il débuta, il y a deux ou trois ans, par faire entendre dans la petite salle de Sax des quatuors d’instrumens à cordes et des quatuors pour quatre flûtes qui, les uns et les autres, excitèrent le plus vif intérêt. On pouvait à peine croire, avant de les avoir entendus, qu’il fût possible d’écouter des quatuors de flûtes à grands développemens, comme ceux qu’il venait d’écrire ; et il se trouva que cette œuvre, excentrique par le choix des instrumens, fit à tout l’auditoire un plaisir extrême, et qu’on la trouva étincelante de verve, de mélodieuses combinaisons, d’une harmonie délicieuse, et variée bien au delà de ce qu’on devait attendre d’une réunion de quatre instrumens de timbre et de caractère semblables, dépourvus de sons graves et ne permettant au compositeur de se mouvoir que dans l’étendue de trois octaves seulement. Déjà après cette séance on s’avisa de dire ce que l’on répète aujourd’hui : Qui donc serait capable d’écrire une œuvre pareille ? Plus tard, l’an dernier, Léon Kreutzer, poussé par ses amis, mais toujours tremblant, organisa une matinée musicale dans un salon de peinture, où il réunit quelques chanteurs et un double quatuor. Il s’agissait principalement d’exécuter des fragmens de symphonies arrangées (c’est-à-dire dérangées) pour une exécution bâtarde. Cet emploi du double quatuor, au lieu de l’orchestre, est ce que je connais de plus insupportable en musique, où il y a pourtant un si grand nombre de choses qu’on ne peut supporter. C’est faux, plat, maigre, efflanqué, agaçant, irritant, bête. Il n’y a pas de plus sûr moyen de calomnier une œuvre orchestrale que de l’arranger ainsi. En conséquence, Kreutzer calomnia horriblement la sienne, et, comme il reste toujours quelque chose de la calomnie, j’emportai de cette séance une mauvaise impression, dont je me gardai de faire part aux lecteurs de critiques musicales.

    Or il faut dire que Léon Kreutzer est dans une position indépendante qui fut bien rarement accordée par le sort à un compositeur. Il pourrait, à l’exemple d’un écrivain célèbre, faire inscrire sur les panneaux de sa voiture : Fortuna et libertas, s’il avait une voiture. Il se soucie donc de perdre six mille francs en donnant un concert presque autant que moi de gagner trente sous par le même procédé. Et voilà comment il se fait qu’après s’y être d’abord pris mal, puis un peu plus mal, il s’est enfin décidé à s’y prendre bien et à ce qu’il ne manquât rien pour se faire dignement connaître.

    La petite salle de Pleyel a été disposée pour y placer un véritable orchestre ; il a choisi ce qu’il a pu trouver de mieux parmi les musiciens de Paris qui ne font partie ni de l’orchestre du Conservatoire, ni de celui de l’Opéra, ni de celui de l’Opéra-Comique ; un concert donné le soir ne pouvant, dans cette saison, réunir ni les uns ni les autres ; et après cinq ou six répétitions, faites avec soin, son programme a été bien étudié, bien su, et les six mille francs ont été dépensés. « Six mille francs ? direz-vous. — Comment donc », il doit s’estimer trop heureux de n’en avoir pas dépensé dix mille. Un orchestre de cinquante-deux musiciens, un chanteur, une cantatrice, cinq répétitions, la copie des parties, la salle éclairée, le droit des pauvres, les billets d’invitation, les affiches et la recette absente, puisque l’entrée était gratuite !…

    Voilà où nous en sommes à Paris maintenant dès qu’il s’agit de donner un concert en musique.

    Le programme de cette soirée contenait une symphonie, plusieurs morceaux de chant avec orchestre, un grand concerto de piano et des airs de ballet.

    La symphonie commence et, à l’audition de ces phrases de mélodie noble, de cette harmonie riche et distinguée, de cette instrumentation vivante et de bon goût exempte du moindre vulgarisme, tous les auditeurs compétens de dire, après quarante mesures seulement : « Ah ! voilà un maître ! »

    Et pourtant je vais, à propos de cette symphonie, débuter par des observations critiques. Le premier morceau, par son caractère, par certaines progressions harmoniques, par le coloris général, rappelle trop le premier morceau de la symphonie héroïque de Beethoven. L’adagio contient un épisode inutile qui l’allonge en pure perte et dont le style n’est pas à la hauteur du reste. Mais le scherzo et le final m’ont paru remplis d’humour, lestes, piquans, originaux et d’une grande richesse d’invention.

    Les trois mélodies chantées avec talent par la belle Mlle Cico et M. Lutz sont d’une fraîcheur charmante et accompagnées par la masse instrumentale avec la plus intelligente discrétion. J’ai entendu faire de la dernière (l’Ondine) une singulière critique. On reprochait au compositeur d’avoir écrit dans le rôle de la fée deux ou trois gammes diatoniques vocalisées. « Une Ondine faire des roulades ! » Pourquoi donc n’en ferait-elle pas ? Elle est folâtre, cette perfide reine des eaux ; elle sourit, elle veut séduire le jeune pêcheur, elle coquette avec lui du geste, de l’œil et de la voix. Ses gammes vocalisées, d’un très heureux effet d’ailleurs, sont donc tout à fait à leur place et bien motivées ; elles concourent à l’expression au lieu de la détruire. Ces mêmes aristarques iront demain au théâtre applaudir de toutes leurs forces les roulades absurdes d’une fille éperdue se traînant en larmes aux pieds de son père….

    Mlle Cico possède, en outre de deux beaux grands yeux intelligens, d’une figure distinguée et d’une taille avantageuse, une voix limpide, pure et juste. Oui, juste ; expressive d’ailleurs et qui pourra se prêter à l’interprétation de la musique dramatique la plus élevée. Je dis la musique dramatique parce que la physionomie de Mlle Cico chantant semble indiquer qu’elle comprend ce qu’elle chante ; je jurerais même qu’elle le comprend réellement.

    J’ai hâte de dire tout ce qu’il y a d’élégamment sylphidique dans les airs de danse de l’Opéra (les filles d’azur). C’est frais, souriant, quelquefois énergique, et toujours d’un style simple et naturel.

    Et j’en viens au chef-d’œuvre du programme, au concerto de piano. Ce concerto, on peut bien le deviner, n’est autre chose qu’une vaste symphonie en quatre parties avec un piano principal. Toutefois, après quelques accords de l’orchestre, le piano livré à lui-même déroule seul les longues périodes d’un récitatif où l’habileté du virtuose peut se donner carrière. Le pianiste semble dire à l’auditeur : « Je vais me renfermer tout à l’heure dans les conditions d’un musicien d’orchestre, mais je suis un dompteur d’ivoire cependant, et voilà ce que je pourrais faire si je voulais. » Et fusées de partir, bombes lumineuses d’éclater dans le haut du clavier, grêle de perles sonores et tout l’attirail de la virtuoserie. Puis l’orchestre se lance, entraîne avec lui le piano ; ils jouent l’un avec l’autre, ils s’embrassent, s’étreignent, s’interrogent, se répondent, se chantent des dithyrambes passionnés. Tout ce que la musique a de plus riche, de plus brillant, se trouve réuni dans ce splendide morceau. Et l’auditeur qui a dit tout à l’heure en écoutant la symphonie : « Ah ! c’est un maître ! » dit maintenant : « Ah ! c’est un grand maître ! »

    De l’adagio, si débordant de mélodie, d’une rêverie si tendre et si profonde, dont l’intérêt ne languit pas un instant, je ne puis dire que ce qu’en disait l’un de nos meilleurs critiques, musicien distingué lui-même, M. Oscar Comettant : « C’est divinement beau, j’entendrais cela toute la nuit. »

    Le scherzo est un feu roulant de spirituelles malices, d’agaceries adorables, que se font entre eux les divers instrumens. Le dialogue établi au début du thème entre les premiers violons et les altos, prépare l’auditeur à toutes ces espiègleries d’un tour si imprévu et pourtant toujours si gracieuses dans leur plus extrême originalité.

    Une foule d’effets d’orchestre plus inventés encore brillent de toutes parts dans le final, où le piano semble céder un peu plus que dans les morceaux précédens à son instinct dominateur. Notez que les développemens de ces quatre morceaux sont immenses, et que (à mon sens du moins) il n’y a pas une mesure à en retrancher. Quelques auditeurs, gens de goût néanmoins, mais portés au sommeil, disaient de l’ensemble de ce merveilleux concerto comme Polonius : « C’est trop long ! » Je les renvoie à la réponse d’Hamlet.

    A présent, disons de Mme Massart que, dans cette œuvre d’une si haute portée, elle a joué la partie de piano non seulement en pianiste habile, mais en grande musicienne, en artiste digne de ce nom. Il est impossible d’unir à un jeu plus précis, plus net, plus élégant, une meilleure qualité de son, un rhythme plus imperturbable et une simplicité plus noble de style. Voilà comment les compositeurs voudraient être quelquefois exécutés. C’est le sens commun pourtant qui indique ce genre d’exécution aux virtuoses… mais le sens commun est si rare !

    M. Greive a dirigé avec talent l’orchestre dans ce beau concert.

    L’auteur et ses interprètes ont été acclamés et applaudis autant qu’ils pouvaient espérer de l’être. On a redemandé Léon Kreutzer qui, par un trait de son originalité habituelle, au lieu de s’avancer sur la scène, est venu à l’autre bout de la salle saluer le public qui lui tournait le dos.

    Maintenant ce succès si rare et si réel où le mènera-t-il ? Je ne sais. En tout cas je lui envoie pour qu’il le rumine, ce vers de l’Enéide, avec l’imitation qu’en a faite Shakspeare, et deux traductions françaises plus ou moins libres :

Quidquid erit, superanda omnis fortuna ferendo est.

Bid that welcome
Which comes to punish us, and we punish it,
Seeming to bear it lightly.

Quoiqu’il arrive,
On doit vaincre le sort en supportant ses coups.

Ou bien (traduction plus libre) :

Malgré leur nombre immense,
Les crétins sont vaincus si l’on se moque d’eux.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 10 juillet 2009.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863 
Back to Home Page