FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 24 OCTOBRE 1857 [p. 1-2].
REVUE MUSICALE.
Don Pèdre. — Maître Griffard. — Maître Wolfram. — Jeannot et Colin. — Le Rossignol ; M. Étienne, Mme Lebrun. — Cruauté des acteurs de l’Opéra-Comique. — Humanité de ceux du Théâtre-Lyrique. — Départ de Mme Meillet. — Arrivée de Mme Cambardi. — L’école du chevrotement : les boucs, les chèvres et les agneaux professeurs de chant. — Les préludes pendant les entr’actes. — Férocité des orchestres parisiens. — Arrêté de M. le préfet de police. — Barbarie des choristes. — Autre arrêté de M. le préfet de police. — Doctrine religieuse basée sur le rhythme. — Le rhythme de l’infamie, le rhythme de la mollesse, le rhythme de l’orgueil. — Haydn, Mozart et Beethoven. — Beethoven faisant pleurer sur la perte du diable. — Doutes inspirés sur l’ensemble de la théorie par la hardiesse de cette dernière assertion. — Mlle Zina Richard. — Un mot de M. Auber.
Théâtre de l’Opéra-Comique.
Première représentation de Don Pèdre,
opéra-comique en deux actes, de MM. Cormon et Grangé, musique de M. Poise.
Il y avait bien longtemps, il y avait plus de quinze jours que les théâtres de Paris ne nous avaient donné une nouvelle édition du cadi dupé, du tuteur berné, du barbier de Séville enfin, de cette pièce éternelle, acharnée, qu’on jouera encore le soir du jugement dernier dans la vallée de Josaphat. Aussi, pour nous indemniser de ce long temps perdu, nous a-t-on offert, à une semaine d’intervalle l’un de l’autre, deux de ces chefs-d’œuvre. Le premier se nomme Don Pèdre. Au début de l’action, des marchands de fruits chantent en chœur sur la place du marché de Tolède. Un jeune statuaire, Fabio, parcourt cette place déguisé en marchand de grenades. C’est qu’il y a sur cette place une sombre maison, dans cette maison une belle Moresque, qu’un vieil et laid alcade veut épouser. Or ce maroufle garde sa Moresque comme Bartholo garde Rosine, un peu moins bien peut-être, car il a la simplicité de se laisser prendre à la ruse que voici. La jeune Moresque éprouve tout à coup une envie furieuse de manger des grenades, et exige que son vieux tuteur aille lui en acheter. Celui-ci descend sur la place, y trouve le faux marchand Fabio, qui offre aussitôt d’aller mettre sa marchandise sous les yeux de la recluse, ce à quoi l’alcade n’a garde de consentir ; de là le duo :
On n’entre pas dans ma maison !
Mais le vieux, fidèle à la recommandation que lui a faite son infante, achète dix grenades, ni plus ni moins. Cela signifie que la Moresque attendra sur son balcon Fabio à dix heures. Il paraît que nos amans avaient eu déjà l’occasion de s’entretenir et de s’entendre sur… les moyens de s’entendre. A peine ce marché est-il terminé, qu’on vient chercher l’alcade pour aller publier par la ville le nouvel édit que vient de rendre le roi contre le duel. Quiconque sera convaincu de s’être battu en duel aura le poing coupé. Or ce roi Don Pèdre, si sévère contre les duellistes, s’expose bientôt lui-même à la peine dont il menace ses sujets. Il a vu la Moresque, il en est amoureux ; il la lui faut à tout prix. Un drôle, nommé Issachar, modèle de vices, qui pose dans l’atelier de Fabio, a surpris, je ne sais comment, le secret du statuaire ; il sait que la jeune fille paraîtra la nuit prochaine, à dix heures, sur son balcon ; il en informe le roi. Sa Majesté, pour tuer le temps en attendant l’heure du berger, va avec les gentilshommes de sa chambre boire bouteille dans un cabaret situé précisément en face du balcon de la Moresque. Dix heures sonnent. Le monarque, entre deux vins, arrive sous le balcon et y trouve un homme qui déjà l’y avait précédé. C’est Fabio. Voilà nos deux amoureux fort empêchés. Ils s’éloignent, chacun de son côté. Ils reviennent. « Ah çà, Monsieur… — Mais, Monsieur… — Je voudrais bien savoir. Monsieur… — Précisément, Monsieur… — Pardieu, Monsieur… — C’est ce que nous allons voir, Monsieur… » Ils dégainent ; on se bat, et Fabio tombe mortellement blessé, pendant que la voix lamentable du crieur de Tolède répète dans la rue voisine : « Quiconque sera convaincu de s’être battu en duel aura le poing coupé. »
Qui rencontre le blessé ? qui s’apitoie sur son sort ? qui le fait transporter dans une maison ? qui le confie aux tendres soins d’une belle moresque ? C’est notre imbécile d’alcade. Bartholo n’eût pas commis cette faute-là, et le comte Almaviva eût-il reçu à la porte de Rosine vingt coups d’épée, Bartholo l’eût parfaitement laissé saigner et mourir dans la rue sans lui porter assistance. Décidément la race des Bartholo dégénère. Fabio passe pour mort pendant quelques heures, et le roi, qui se doute bien que ce malheureux jeune homme est son adversaire, somme néanmoins l’alcade de lui faire connaître l’adversaire de Fabio. Si dans une heure cet homme n’est pas puni selon la rigueur de la nouvelle loi, l’alcade ira finir ses jours dans un donjon. Issachar, l’intrigant, le curieux, l’espion, qui sait tout, qui voit tout, qui entend tout, se glisse alors vers le pauvre alcade : « donnez-moi cinquante ducats, lui dit-il, et je vous tire d’embarras. — Voici un collier d’or qui vaut le double. — Eh bien, celui qui a blessé ce jeune homme, c’est… c’est le roi ! — Le roi ! En ce cas comment le punir ? — Je vous en donnerai le moyen », s’écrie à son tour Fabio présent à cette scène et dont les forces sont revenues. La décoration change ; nous sommes sur la place Mayor ; on voit une statue en pied du roi don Pèdre, que Fabio venait de terminer quelques heures avant son combat nocturne et dont il est chargé de faire l’inauguration. Don Pèdre, appréciateur du talent remarquable dont Fabio a donné la preuve dans cet ouvrage, se borne, pour le punir d’avoir enfreint la loi, à l’envoyer en exil à Rome. « Mais, Sire, mon adversaire, que je connais à cette heure, jouira-t-il donc de l’impunité ? — Non, dit le roi, et je me charge moi-même d’exécuter l’arrêt qui le condamne. » A ces mots don Pèdre s’avance vers son effigie en marbre et d’un vigoureux coup de marteau lui fait sauter le poignet. Le roi (le roi de pierre, il est vrai, le roi innocent, qui s’est bien gardé de se battre en duel), a ainsi le poing coupé par le coupable, et force reste à la loi. De là le beau nom de justicier que l’histoire a donné au digne monarque espagnol. Ensuite, comme il faut toujours bien que les amans s’épousent et que l’alcade tuteur soit le dindon de la farce, don Pèdre donne la Moresque à son cher Fabio, qui probablement l’enmène à Rome avec lui. Issachar, qui n’avait point porté si haut ses prétentions, reçoit pour sa part trente coups de bâton. Et justice est faite. Il y a à cet opéra une jolie petite ouverture en style de boléro, comme doit être, depuis que Méhul a écrit les Aveugles de Tolède, toute ouverture d’opéra espagnol. Un musicien entendait un jour parler d’un vieux petit opéra-comique intitulé l’Intrigue aux fenêtres. « Ah ! dit-il, il doit y avoir de jolis boléros là-dedans ! — Pourquoi ? — Comment, pourquoi ? parce que le compositeur était un homme d’esprit. Dans l’Intrigue aux fenêtres, il y a des fenêtres, certainement ; à ces fenêtres, sans doute, il y a des espagnolettes ; espagnolettes n’est qu’un diminutif du mot espagnoles, et les Espagnoles ne peuvent se passer de boléros. Donc la partition de l’Intrigue aux fenêtres doit être un écrin rempli de charmans boléros. » Que répondre à une argumentation de cette force ? Ah ! les musiciens en général sont des gens terriblement spirituels. Il est étrange néanmoins que Mozart et Rossini se soient abstenus complétement de l’usage du boléro dans le Mariage de Figaro et le Barbier de Séville, opéras espagnols s’il en fut. On n’est pas parfait.
Fabio chante des couplets assez élégans en vendant ses grenades. Le duo suivant est bien conduit. Le chœur qui succède à la proclamation de la loi contre le duel a de la valeur, mais il a été horriblement exécuté. La troupe chorale de l’Opéra-Comique semble à certains jours composée de vieillards et de vieillardes, dont les voix exténuées ne peuvent plus chanter que la fatigue et la misère. Nous avons remarqué encore dans la partition de Don Pèdre un joli duo :
Nous sommes seuls ;
les piquans couplets d’Issachar :
Pour mes pratiques je me saigne,
et un trio dont la mélodie principale est relevetée par un charmant accompagnement de harpe et de violon en pizzicato.
La chanson de la moresque, à la fin du second acte, a de l’originalité, et Mlle Boulard, qui la chante avec beaucoup de grâce, a dû la redire. Jourdan, Delaunay-Riquier et Prilleux sont bien placés dans les rôles de Fabio, de don Pèdre et de l’alcade.
Première représentation de Maître Griffard.
L’autre édition du Tuteur trompé a été publiée au Théâtre-Lyrique, avec des illustrations (comme on dit maintenant en style de libraire) empruntées aux vieilles bouffonneries du théâtre de la foire pour la plus grande joie des titis du paradis. Cette fois le Bartholo est un procureur ; ce crétin affreux s’appelle Griffard. Il a une pupille qu’il adore et qu’il veut épouser. Pour l’amour de Dieu, permettez-moi d’en rester-là. Je suis sorti de cette représentation avec des coliques atroces, et je sens, rien qu’à parler de cet ouvrage, mes entrailles de victime se tordre et se révolter. La musique de Maître Griffard est d’un très jeune homme nommé Delibes, si je ne me trompe. M. Delibes est, ainsi que M. Poise, élève d’Adolphe Adam. Il était déjà connu dans plusieurs parties du monde musical par une polka qui se vend beaucoup, une polka qui va bien, disent les éditeurs. Son opéra a été loué par plusieurs journaux spéciaux, dont les rédacteurs possèdent des connaissances spéciales dans cette spécialité. Qu’ajouterait mon suffrage à tant d’éloges ? On sait bien que je ne me connais pas à ces choses-là, et que les accès de tétanos qu’elles me causent me font perdre toute espèce de jugement, me privent du sens du commun.
Revenons à l’Opéra-Comique.
Première représentation de la reprise de Jeannot et Colin, opéra en trois actes, de Nicolo et Etienne.
Je me rappelle avoir vu M. Etienne à l’Opéra, un soir, où l’on y jouait une terrible chose nommée le Rossignol, dont M. Lebrun (quelques uns disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Etienne, confectionna le poëme. L’illustre académicien était au balcon des premières loges et attirait sur lui l’attention de toute la salle par la joie expansive qu’il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres vers. Quand vint ce beau passage d’un air du bailli :
Je suis l’ami de tous les pères,
Le père de tous les enfans,
M. Etienne laissa échapper un tel éclat de rire que je me sentis rougir et que je sortis tout attristé. Ce fut la dernière fois qu’il m’arriva de voir presque jusqu’au bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le rossignol chantait avec tant de verve qu’on eût juré entendre un concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre en scène cette belle chose ; je suis sûr que beaucoup de gens encore y prendraient plaisir.
Si Peau-d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,
a dit le bonhomme. Les habitués de l’Opéra qui connurent Mme Lebrun seraient certes charmés de cette attention. C’était une femme si énergique, dans sa conversation surtout. Son rossignol fut cousin germain du perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement le compliment qu’elle m’adressa dans l’église de Saint-Roch, le jour de l’exécution de ma première messe solennelle. Après un O Salutaris très simple sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la main et me dit avec un accent pénétré : « F….., mon cher enfant, voilà un O Salutaris qui n’est point piqué des vers, et je défie tous ces petits b…… des classes de contrepoint d’écrire un morceau aussi bien ficelé et aussi crânement religieux. » C’était un suffrage, l’opinion de Mme Lebrun étant alors fort redoutée. Et comme elle descendait bien du ciel sous les traits de Diane, au dénoûment d’Iphigénie en Aulide et à celui d’Iphigenie en Tauride ! car dans les deux chefs d’œuvre de Gluck l’action se dénoue par l’intervention de Diane. Je l’entends encore dire avec une majestueuse lenteur et d’une voix un peu virile :
Scythes, aux mains des Grecs remettez mes images ;
Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,
Déshonoré mon culte et mes autels.
Elle était si bien assise dans sa gloire, avec son carquois de carton sur l’épaule gauche. Elle lisait la musique à première vue sur une partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait pour avoir composé la musique du Rossignol. Elle n’avait qu’un défaut, celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie surtout, à l’une des trois sœurs du destin de Macbeth. Eh bien ! Mme Lebrun est morte à peu près inconnue ou tout au moins oubliée de la génération actuelle.
Ainsi passent toutes les gloires !
Ce souvenir m’est revenu à propos de M. Etienne, et celui de M. Etienne à propos de son opéra de Jeannot et Colin. Il est à craindre que la reprise de cet ouvrage qui fait le pendant de Joconde, dans un genre fort différent toutefois, ne soit pour l’Opéra-Comique une reprise perdue. L’exécution en est faible, pour ne rien dire de plus fort, et de tous les acteurs qui y figurent, le seul qui soit complétement bien dans son rôle, c’est Couderc. En voici la preuve : Après la chute de la toile, le public du parterre ayant, selon l’usage, redemandé tous les acteurs, le rideau s’est obstiné à ne pas se relever, et aucun des acteurs n’a voulu reparaître. C’est la première fois que nous ayons eu a constater un pareil exemple de réserve. Les acteurs n’étaient pas contents d’eux-mêmes, et à l’exception des enthousiastes du parterre, l’auditoire entier pensait que les acteurs avaient raison. Il y a eu pourtant un peu de cruauté, avouons-le, dans cette obstination. On aime tant à revoir, ne fût-ce qu’un instant, tous les artistes qui ont figuré dans une pièce ! Cela fait du bien à l’âme, et l’on sort du théâtre le cœur content. Combien plus humains se montrent ceux du Théâtre-Lyrique : après la représentation de Maître Griffard, les enthousiastes du parterre ont aussi redemandé tous les acteurs, mais tous les acteurs se sont hâtés de revenir ; je crois même qu’ils ont amené avec eux le coiffeur et une habilleuse, sans compter le souffleur.
Il y a de bien charmans morceaux dans Jeannot et Colin ; l’expression y est toujours vraie, l’accent doux et pénétrant, la mélodie simple sans platitude ; les principales scènes y sont traitées par le musicien avec un art incontestable. Ce qui nuit à cette musique, ce sont les accompagnemens, c’est l’orchestre écrit avec une naïveté que tout le monde remarque aujourd’hui. Nicolo ne savait que faire des instrumens, et trouvait rarement à leur donner de ces passages saillans, de ces accens vitaux qu’on trouve épars même dans l’orchestre délabré de Grétry. Et qu’on ne dise pas que ce fut le défaut de l’époque, car plusieurs ouvrages de Méhul et de Cherubini ont précédé ceux de Nicolo et n’ont point encouru ce reproche. L’orchestre de ces deux maîtres est sobre, peu sonore parfois, mais en général bien ordonné, écrit d’une main ferme et intelligente ; il existe, il vit, et l’orchestre de Nicolo, comme celui de quelques uns de ses contemporains, n’exista jamais. Il serait pourtant exagéré de dire qu’on pourrait le remplacer par une guitare.
Revenons au Théâtre-Lyrique.
Reprise de Maître Wolfram ; Mme Meillet. — Début de Mme Cambardi dans Obéron.
Nous avons eu déjà plus d’une fois l’occasion de faire remarquer la liberté que prennent les musiciens de ce théâtre de se livrer, pendant les entr’actes, à leur passion pour la musique orientale, c’est-à-dire, pour le charivari. Or, cette passion semble depuis quelques mois grandir d’une façon tout à fait inquiétante. Il n’y a plus moyen de goûter au Théâtre-Lyrique un instant de repos. On a beau, quand le travail de l’audition est fini, se retirer au fond de sa loge, tâcher de dormir pour se refaire un peu après avoir subi certaines œuvres populaires, on est relancé, repris, refouetté par les préludes endiablés de cet orchestre féroce, qui piaille, piaule, grouille, bredouille, sonne, tonne, détonne, dans tous les tons et demi-tons (comme dit l’ingénieux éditeur des Préludes de Bach). La flûte lance des fusées chromatiques, le hautbois bêle des lambeaux de romances, le cor sonne des fanfares, le timbalier flatte ses timbales, les trombones, qui n’ont jamais sans doute vu jouer Michel et Christine, n’ont point appris comment on peut se taire sans murmurer, et ils murmurent, les monstres, et ne se taisent pas, et les violons, étudiant en même temps des traits saugrenus sur les hauteurs de leur chanterelle, semblent pousser des cris de rats effarouchés, auxquels répondent des miaulemens et des aboiemens étranges, affreux, exaspérans. On dirait d’un festival de musiciens arabes, turcs et chinois. Il paraît inconcevable que M. le directeur du Théâtre Lyrique laisse le public en proie à cette fureur cacophonique. Cela est barbare, Messieurs, cela est Indien, Nana-Saïbien ; cela est même ingrat. Oui, ingrat ; nous vous avons maintes fois loués, applaudis, nous n’avons pas dit que vous êtes le premier orchestre du monde, il est vrai, mais nous n’avons pas dit le contraire, et vous voulez absolument nous donner la danse de Saint-Guy, le choléra, nous assassiner ! Puisque votre directeur ne fait pas son devoir en vous priant de vous taire sans murmurer, les honnêtes gens, si cela continue, devront recourir à M. le préfet de police et obtenir de ce magistrat un arrêté ainsi conçu :
« Sous peine de punition, il est défendu aux musiciens de tous les théâtres lyriques en général, et de celui du boulevard du Temple en particulier, de faire des charivaris….. pendant les entr’actes. »
Je reviens à Maître Griffard, c’est-à-dire à Maître Wolfram ; ne confondons pas. La réapparition de cet ouvrage de MM. Méry et Reyer a été on ne peut mieux accueillie ; la pièce est touchante et la musique remarquable par des tendances poétiques fort rares de notre temps. Plusieurs morceaux ont été justement applaudis, entre autres la délicieuse romance :
Une voix
Dans les bois
et les couplets de Wolfram, si ingénieusement accompagnés par des traits à deux parties de flûte. Il y a là une saveur, un parfum de bonne musique que nous avons goûté et respiré avec bonheur. Les chœurs d’étudians contiennent aussi des passages excellens, mais il faut avouer qu’ils ont été chantés d’une façon déplorable et je crois, si les choristes continuent à s’acquitter ainsi de leur tâche, que M. le préfet de police devra ajouter à son arrêté un paragraphe ainsi conçu :
« Sous peine de punition, il est également défendu aux choristes de tous les théâtres lyriques en général, et à ceux de l’Opéra-Comique et du théâtre du boulevard du Temple en particulier, de faire des charivaris pendant les actes. »
Mme Meillet a chanté le rôle d’Hélène avec un charme, une décence et une sensibilité dignes de tous nos éloges. Sa voix semble avoir acquis plus de rondeur et de nouvelles qualités sympathiques. Il est malheureux, très malheureux pour le Théâtre-Lyrique que des raisons qui nous sont inconnues aient obligé cette charmante artiste à demander la résiliation de son engagement. Il faut espérer, pour l’honneur des autres théâtres, qu’elle en trouvera promptement un autre qui lui permettra de donner plus librement carrière au talent de bon aloi qu’elle possède très réellement. Mme Meillet est un sujet précieux pour la musique de style, et il lui a été bien rarement permis de l’aborder jusqu’à présent.
Mme Cambardi a débuté dans Obéron par le rôle de Rezia. Sa voix est jeune et fraîche, mais, soit par suite de l’émotion que la débutante éprouvait, soit que ce défaut existe naturellement, cette voix a semblé quelquefois mal posée, manquer un peu de fixité et par suite de justesse.
Mme Cambardi vocalise aisément ; elle a surmonté avec bonheur les principales difficultés du rôle de Rezia ; on sentait pourtant que le style de Weber lui est étranger et qu’elle eût été bien plus à l’aise dans un rôle du répertoire moderne italien. En tout cas, elle chante et ne chevrote pas comme font les cinq sixièmes des chanteurs et des cantatrices d’aujourd’hui. Cette détestable manière d’émettre la voix se fait remarquer chez les soprani, chez les ténors, chez les basses ; c’est un intolérable fléau particulier à l’école parisienne. Les bassistes semblent avoir été élevés par des boucs, les soprani par des chèvres, et les ténors par des agneaux ; on brame, on bêle, on chevrote ; il n’y a plus rien d’humain dans le chant parisien. Il devrait être défendu de torturer ainsi les oreilles civilisées. Monsieur le préfet ! monsieur le préfet ! ayez pitié de nous !
Cette représentation d’Obéron n’a pas été irréprochable, il s’en faut de beaucoup, bien que Michot et Mlle Girard aient droit à des éloges. Les chœurs et l’orchestre, ou du moins certaines voix des chœurs et certains instrumens de l’orchestre, ont commis des fautes graves. Et les musiciens, dans les entr’actes, ont préludé avec plus d’acharnement que jamais. Oh ! les Indiens ! oh ! les cipayes ! ont-ils violé nos oreilles ! les ont-ils égorgées, massacrées, ont-ils jeté les mortes et les mourantes dans un puits !! Monsieur le préfet, monsieur le préfet ! ayez pitié de nous !
Mais revenons à l’Opéra-Comique.
On y a donné à la fois ces jours-ci les deux chefs-d’oeuvre de Nicolo, Joconde et Jeannot et Colin, espérant que le grand succès qui accueillit tout d’abord la reprise du premier entraînerait celui de la reprise du second, qui semblait fort douteux. La foule est accourue en effet ; mais était-ce à cause de Jeannot et Colin ou malgré Jeannot et Colin ?….. Chi lo sa ? Les choristes dans Joconde ont encore fait de temps en temps les cipayes, et bien des gens, pensant à l’arrêté dont le besoin se fait si impérieusement sentir, murmuraient : « Monsieur le préfet ! monsieur le préfet ! ayez pitié de nous ! »
Du Rhythme, par Mme Marie-Bernard Giertz.
Tel est le titre d’une petite brochure que nous avons sous les yeux. L’originalité de cet opuscule est incontestable, et nous croyons être agréable au lecteur en en citant quelques passages. C’est un traité de théologie rhythmique transcendantale (transcendante me semble insuffisant).
« Nous trouvons d’abord, dit l’auteur, que le mouvement rhythmique, en musique, est produit par deux combinaisons de mesures fondamentales, savoir : la mesure à deux et à quatre temps, qui produit le rhythme binaire, et celle à trois temps, qui produit le rhythme ternaire. La mesure à quatre temps, par le nombre égal de temps forts et de temps faibles, fait naître au mouvement qui a nécessairement la force pour principe, tandis que la mesure à trois temps, un temps fort contre deux temps faibles, tombe dans le domaine de la grâce. Quand l’accent est observé régulièrement sur le temps fort, la mesure à quatre temps produit un rhythme carré, ou forme composée de lignes droites. La mesure à trois temps, au contraire, dans les mêmes conditions, nous retrace une forme arrondie ou ligne courbe.
» A côté de ces deux mesures fondamentales, nous trouvons la mesure de combinaisons binaires divisées par fractions ternaires, ou union des deux rhythmes, marquée par les mesures de 12/4, 12/8, 12/16, 6/4, 6/8, 6/16, etc., et donnant lieu à l’existence de trois rhythmes distincts dans le même mouvement. La ressemblance du rhythme musical avec le sentiment humain est donc parfaite et entière.
» Montrons la justesse de notre description de ce sentiment : L’âme étant créée à l’image de Dieu, tous ses mouvemens doivent présenter les caractères de Dieu lui-même. Or, Dieu se manifeste à nous sous trois formes distinctes : comme Créateur, comme Rédempteur, comme Sanctificateur. Comme Créateur, dans la force ; comme Rédempteur, dans l’amour ; comme Sanctificateur, dans la force et l’amour réunis. Le rhythme musical, comme le sentiment de l’homme, n’est donc autre chose que l’image d’un Dieu en trois personnes : Père, Fils et Saint-Esprit. »
Mme Marie-Renard-Giertz reconnaît un rhythme de corruption, lequel a ses trois caractères distincts :
« Le rhythme de l’infamie, le rhythme de la mollesse, le rhythme de l’orgueil. Le premier est une bacchante, le second est un lâche vaniteux, le troisième est un philosophe qui retourne les entrailles de la terre y pour chercher la vérité, et qui ne la trouvera jamais, parce qu’il ne voudra jamais consentir à lire le catéchisme. Le premier engendre la licence, le deuxième engendre l’imbécillité, le troisième engendre le désespoir ; tous les trois mènent à la perdition. Et c’est pourtant là ce qui se pratique tous les jours dans les familles catholiques, dans les institutions religieuses et jusque dans nos sanctuaires en face du Saint-Sacrement !
» Beethoven est le chef de l’école dont les œuvres forment la troisième catégorie ou rhythme de l’orgueil. Avant lui, Haydn et Mozart avaient donné de grands développemens à la sonate, forme parfaite par-dessus toutes, parce qu’elle est le produit de ce sentiment instinctif de l’homme qui cherche sans le savoir à reproduire les traits adorables du Rédempteur. Les sonates de Haydn nous dépeignent l’âme pure et naïve du chrétien qui a toujours cru et toujours aimé le bon Dieu sans avoir plus l’idée de douter et de raisonner que le petit enfant l’idée de discuter les paroles de sa mère. Mozart, par le sentiment de mélancolie empreint dans presque toutes ses œuvres, nous montre la situation d’une âme qui désire autre chose que ce qui lui est permis de désirer, mais chez laquelle la foi vivante encore fait naître la résignation. Elle obéit par devoir, elle n’obéit plus par amour ; aussi reste-t-elle triste dans son obéissance.
» La musique de Beethoven fait aimer et se complaire dans le désespoir (l’auteur a peut-être voulu dire que cette musique fait aimer le désespoir et s’y complaire) ; on y pleure des larmes de sang, non pas sur les douleurs d’un Dieu mort pour nous, mais bien sur la perte éternelle du diable. Rhythme d’orgueil qui cherche la vérité, qui implore la vérité, mais qui ne veut pas accepter cette vérité dans les conditions où il lui a plu de se révéler à nous. C’est toujours le juif disant au Rédempteur : Descends de la croix, et nous croirons en toi. — Obéis à nos caprices, flatte nos mauvais instincts, et nous te proclamerons le Dieu de vérité, sinon… Crucifige ! Et ces œuvres-là le mettent à mort dans nos cœurs, comme les Juifs l’ont mis à mort sur la croix. »
Quel malheur de n’être pas théologien et philosophe ! Il me semble que si je l’étais, je comprendrais tout cela. Et cela doit être bien beau. L’un des points de la doctrine de l’auteur m’inspire pourtant quelques doutes. J’ai en effet souvent pleuré en entendant les œuvres de Beethoven ; ces larmes, il est vrai, n’étaient point causées par les douleurs d’un Dieu mort pour nous, mais à coup sûr, j’en puis jurer la main sur ma conscience, elles ne coulaient pas non plus sur la perte éternelle du diable, pour qui je n’ai plus d’amitié depuis longtemps. Mais revenons aux théâtres lyriques ; parlons un peu, en finissant, de l’Opéra dont nous n’avons encore rien dit.
Le Cheval de bronze s’obstine à aller aux nues. Mlle Zina Richard a osé remplacer Mlle Ferraris, et le succès a couronné son audace. Le poëte l’a dit : Audentes (et non pas audaces, s’il vous plaît) fortuna juvat. Chaque soir la pluie de fleurs tombe sur les pas de la jeune ballerine, dont le nom sera bientôt populaire. Il ne l’est pas encore pourtant. Dernièrement, un habitué de l’orchestre, ne la reconnaissant pas, demanda à l’un de ses voisins comment elle s’appelait : « C’est Mlle Zina, répondit celui-ci, celle dont le maillot, vous le savez, s’est décousu le soir de son premier début. — Accident remarquable, ajouta doucement M. Auber qui se trouvait là, car c’est une des rares occasions où le décousu a du succès. »
HECTOR BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2010.
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