FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 9 SEPTEMBRE 1856 [p. 1-2].
PLOMBIÈRES ET BADE
(2e LETTRE).
A M. le Rédacteur en chef du Journal des Débats.
(Voir le Journal des Débats du 4 septembre.)
Arrivée chez Mlle Dorothée. — Le val d’Ajol. — Toujours ramper. — Pourquoi vieillir, souffrir et mourir? — La fontaine de Stanislas. — Les Moraines. — Les glaciers. — Les tables d’hôte. — Caquets et médisances. — L’Eaugronne. — M. le docteur Sibille ; son procédé pour guérir les maladies intestinales. — Les pères sans entrailles. — Effroi de monsieur Prud’homme. — Concert de Vivier. — Soirée chez l’Empereur. — Bade. — Un opéra nouveau de M. Clapisson ; succès. — Le concert. — Mme Viardot. — Mlle Duprez. — Beethoven. — Retour à Plombières. — Tristesse.
Plombières, le 30 août.
Après les premières exclamations de rigueur, modulées dans tous les tons, avec tous les timbres, sur tous les rhythmes : « Ah ! vous voilà ! — Que vous est-il donc arrivé ? — Quelle inquiétude ! — Eh mais ! c’est vous qui nous avez plantés là ! — Ce sont ces maudits ânes ! — Ah ! pardi, m’ssieu, l’on sait bien que le-z-à ânes vont plus vite que le-z-à pied. — Et ma selle qui a tourné. — Ah ! ah ! on l’a retenue à temps ! — Nous avons cueilli des framboises. — Quelle vue ! — Dieu ! que c’est beau ! — Non, M’ssieu, je ne resterai point ! Il faut nous en retourner tout d’suite à Plombié. On m’attend pour aller au Renard. J’veux que mes ânes me rapportent ! — Eh bien ! partez, beauté rudanière, nous reviendrons à pied ; croyez-vous que nous ayons grimpé jusqu’ici pour y rester seulement deux minutes et repartir sans rien voir ? » On s’est enfin permis de jouir du coup d’œil, d’admirer le val d’Ajol qui se déploie à une grande profondeur au-devant de la maison de Dorothée. C’est un vaste berceau de verdure, avec un village rougeâtre déposé au fond du berceau, comme un jouet d’enfant, et mille arabesques dessinées par des massifs diversement colorés de sapin, de hêtre, de bouleau et de frêne, cet arbre élégant, l’orgueil de la végétation des Vosges ; le tout couvert d’un léger voile bleu, et si calme, si frais, si bien encadré de toutes parts. A cet aspect, le premier mouvement du spectateur placé sur le bord de la terrasse est de s’élancer dans l’espace vide pour nager avec délices dans ce grand lac d’air pur. Mais aussitôt il résiste à cette impulsion spontanée qui l’entraîne en avant ; il se cramponne à un arbre pour ne pas tomber dans le précipice, et il s’écrie avec Faust : « Oh ! que n’ai-je des ailes !… » N’est-il pas naturel en effet d’éprouver alors un sentiment d’humiliation et de se dire : Le plus stupide et le plus lourd des oiseaux, une oie, pourrait le faire, et je ne le puis !… O hommes, si fiers de vos découvertes, de vos engins producteurs et destructeurs, de vos relations familières avec la vapeur et la foudre, dont vous avez fini par faire vos esclaves à peu près soumises, inventeurs si bouffis de votre science, de vos calculs, vous construisez des maisons roulantes, des palais flottans ; vous avez même fait servir les lois de la gravitation à élever jusqu’aux nues, par une contradiction apparente, de grands globes dont la puissance ascensionnelle aurait dû vous ouvrir la route des airs ; mais vous rampez encore, pourtant. Se traîner sur l’eau ou sur la terre, aidés par les vents ou par la vapeur, c’est toujours ramper. Et jusqu’au moment où vous aurez trouvé le moyen sûr de vous transporter librement dans l’espace, soit en volant, soit en dirigeant des navires aériens, des villes aériennes, malgré tout vous appartiendrez à la race des rampans, et vous n’en resterez pas moins d’ambitieuses chenilles, d’orgueilleux colimaçons.
Contre l’un des murs de la modeste maison de Dorothée, à l’extérieur, était placardé au milieu d’une couronne de lauriers un quatrain en grands vers alexandrins de la muse sylvestre, sur la visite que l’Empereur lui avait faite quelques jours auparavant. « C’est très beau, mademoiselle ; il y a là autant de cœur que de style. Sa Majesté a sans doute été bien satisfaite ? — L’Empereur a semblé surtout ému de voir l’endroit de ma maison où se sont reposées avant lui la reine Hortense et l’Impératrice Joséphine. — Ces souvenirs, qu’il ne s’attendait pas à trouver dans cette solitude, ont dû le toucher en effet. Et il est venu chez vous à pied, par une telle chaleur ? — Oui, Mesdames. — S. M. vous a complimentée aussi sur votre lait ? Il est excellent. — L’Empereur ne l’a pas goûté. — Comment ! vous ne lui en avez pas présenté ? — J’étais si bouleversée que je n’y ai point songé. Il m’a pourtant demandé si nous avions des vaches… — Eh bien ! c’était clair cela ! — Hélas ! oui, j’y pense maintenant, il avait soif, c’était une façon détournée de me le faire entendre, et il n’a pas osé me demander du lait… Mon Dieu, que je suis honteuse ! C’est indigne de ma part. Mais il m’a promis de revenir, et je lui ferai bien des excuses. — S’il revient, comptez que l’Empereur fera cette fois apporter des rafraîchissemens, qu’il prendra à votre barbe sur l’herbe, puisque sur cette table inhospitalière vous ne lui avez pas seulement offert une tasse de lait. »
Après avoir ainsi tourmenté la conscience de notre pauvre hôtesse et osé écrire sur son album quelques vers auxquels elle a répondu par un sonnet tout entier deux jours après, nous sommes redescendus sans encombre, sans trop de fatigue et sans nous égarer cette fois, les uns chantant, les autres rêvant et quelque peu philosophant. Une très aimable dame voulait absolument savoir pourquoi vieillir, pourquoi souffrir, pourquoi mourir. — Ah ! je conviens que vieillir, souffrir et mourir sont trois verbes sur la signification desquels on ne saurait trop gémir, et qu’il vaudrait mieux constamment jouir. J’avoue que grandir, parvenir à comprendre le beau, à connaître le vrai, sentir son intelligence et son cœur s’épanouir, pour, au milieu de cette sublime extase, voir peu à peu le mirage s’évanouir, l’espoir s’enfuir, est, sans mentir, une atroce mystification, et qu’on ne pourrait finir que par devenir fou, si l’on s’obstinait à l’approfondir. Mais, Madame, il y a dans cette souricière où nous sommes tous pris, dont l’amour, l’art, le poëme du monde, sont l’appât, et dont la mort est la trappe, bien d’autres choses qu’on ne s’explique pas. Permettez-moi de vous adresser une question : Savez-vous quel est le plus méchant des oiseaux ? — Ma foi non, il y en a tant de méchans. Est-ce le vautour ? Est-ce le pigeon qui tue ses petits ? — Non ; c’est le pinson. — Le pinson, ce joyeux chanteur, si gracieux, si jovial ? Allons donc ! Et pourquoi ?
On n’a jamais pu le savoir.
— Je comprends l’apologue. Seulement vous calomniez le pinson ; et, en disant que vieillir, souffrir et mourir sont trois choses atroces, exécrables, je ne calomnie pas….. — Le vautour inconnu qui tôt ou tard nous dévore ? Non, certes ; et je vous jure que ce monstre m’est, tout comme à vous, infiniment odieux. Mais pourquoi il est le plus méchant des oiseaux, dans bien des milliers d’années, si la race humaine existe encore, il faudra dire, comme aujourd’hui :
On n’a jamais pu le savoir.
Le surlendemain (car vingt-quatre heures de repos au moins sont absolument nécessaires après une partie de plaisir,) il a fallu se hisser jusqu’à la fontaine de Stanislas. Pour y arriver, on suit pendant quelque temps une route jolie et commode, achevée dernièrement par ordre de l’Empereur, et, le reste du trajet se faisant dans les bois, on a au moins de l’ombre, sinon de la fraîcheur.
Autre question philosophique soulevée pendant notre ascension :
« Que doit-on le mieux aimer, mourir de chaleur ou mourir de froid ? »
Tout le monde a été d’avis qu’on devait préférer….. ne jamais le savoir.
Arrivés à la fontaine, qui laisse à peine apercevoir son mince filet d’eau, nous avons encore trouvé une vue magnifique, du lait et des vers. En voici quatre sur le roi Stanislas que j’ai cueillis sur le rocher où pleure la naïade. Je vous les envoie tout frais.
Heureuse du nom qui me reste,
Bon roi, si je pouvais chaque jour recueillir
Les pleurs dûs pour jamais à votre souvenir,
Je ne serais pas si modeste.
Pour aller à la fontaine de Stanislas par la nouvelle route, il faut traverser un amas immense, un fouillis, un chaos de roches grises, concassées en blocs de toutes formes et toute grandeur, bousculées, entassées les unes sur les autres, dont l’aspect est celui d’une ruine gigantesque et frappe vivement l’imagination. On appelle ces monceaux de rochers des moraines ou des murghers. Et tout le monde de demander qui a pu les apporter là. La légende populaire répond qu’au temps où les fées travaillaient, ces gracieuses ouvrières s’étant mis en tête de construire un pont en cet endroit pour passer d’une montagne à l’autre, vinrent une nuit portant des pierres dans leur tablier pour en poser les fondations. Mais un indiscret qui les observait du bois voisin ayant été aperçu par leur reine, celle-ci poussa un grand cri, et toutes les fées, lâchant les bouts de leur tablier relevé, laissèrent tomber leurs pierres et s’enfuirent épouvantées.
Quelques personnes prétendent que ces amoncellemens ont été produits par des glaciers autrefois existans, qui auraient, par une progression lente du haut en bas, comme font en effet pour certains blocs granitiques les glaciers des Alpes, transporté du sommet de la montagne ces fragmens dans la vallée. Les auteurs de cette explication oublient seulement de nous dire quels glaciers auraient accumulé les moraines qui se trouvent en si grand nombre au sommet des montagnes des environs de Plombières. Et n’y en eût-il pas sur les sommets, n’y en eût-il que dans les vallées, ce qui n’est point, je le répète, il faut toujours bien admettre que les glaciers auraient pris en haut ces pierres qu’ils ont portées en bas. Or à l’époque où ils les y trouvèrent, quelle cause les avait là réunies ?… Il ne faut pas dire cette fois qu’on n’a jamais pu le savoir ; il est évident, au contraire, que ces moraines sont tout simplement des débris de la croûte de rochers fracassée par le brusque soulèvement qui, dans une convulsion du globe, produisit les montagnes des Vosges. Ces débris, par la violence de la secousse, furent dispersés en désordre dans tous les sens, et, entraînés par leur pesanteur, s’accumulèrent en plus grandes masses sur le versant et au pied des montagnes.
Un monsieur Prud’homme, venu avec moi de Bade, et qui aurait aimé, disait-il, à être un géologue fameux, partage tout à fait mon opinion à ce sujet. « D’ailleurs, ajoutait-il hier, avec un bon sens que ne m’avait pas fait soupçonner sa prud’homie, que sont devenues ces prétendus glaciers ? la terre s’échaufferait donc ? Tout le monde sait qu’elle se refroidit. — Hélas ! Monsieur, tout le monde sait qu’on ne sait presque rien, et les anciens de Plombières vous assureront, si vous y tenez, qu’il y eut autrefois des glaciers sur ces montagnes. La glace même en était si dure qu’on s’en servait pour faire des pierres à fusil. Si cela est vrai, depuis la découverte des capsules fulminantes le système des fusils à percussion ayant prévalu, la Providence, qui ne fait rien pour rien, a dû tout naturellement supprimer les glaciers. — En effet, voilà qui est logique. Je n’avais point admis ce cas. Mon Dieu ! que j’aurais aimé à être un géologue fameux ! J’ai toujours eu du goût pour la géologie. Mais la vie est si courte ! Voyez comme on s’instruit lentement ; j’aurai soixante ans sonnés dans dix-huit mois, et jusqu’à présent il ne m’était pas parvenu que l’on pût faire avec de la glace des pierres à fusil. La nature est impénétrable. Mais je viens d’employer le mot de géologue pour désigner un homme savant en géologie ; est-ce ainsi qu’il faut dire, Monsieur ? — Théologie fait théologien, astrologie produit astrologue, entomologie donne entomologiste. Je crois donc qu’il faut nous partager la difficulté, dites géologiste, je dirai géologien, et nous serons à peu près certains de nous tromper tous les deux. — Au reste, cela m’est égal, je n’aurais pas aimé à être un grand grammairien. — Allons, vous n’avez pas à vous plaindre. »
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A la table d’hôte, à Plombières, s’accomplit, je vous l’ai dit, la troisième importante fonction de la journée. Ces réunions, trop nombreuses, sont en général bien composées ; on y compte peu de monsieur Prud’homme, et encore ne les voit-on pas trop faire blanc de leur sabre, et ne pérorent-ils que rarement sur nos institutions. Seulement on est forcé, comme au festin de Boileau,
De faire un tour à gauche et manger de côté.
Puis le service y est fort lent. Les poulets n’y ont que deux ailes ; quand il en reste une et qu’elle passe devant vous, vous la prenez, et vous êtes vexé, parce que le voisin, en son for intérieur, vous traite d’égoïste ; si vous ne la prenez pas par discrétion, vous êtes vexé bien plus encore. On y sert d’excellentes truites et des quantités de grenouilles (objet d’horreur pour les Anglais). D’où je suis forcé de conclure qu’à Plombières comme ailleurs, la table d’hôte n’est en somme qu’une piscine où l’on mange.
Après le dîner, tout le monde va dans la rue ; les dames étalent leur bouffante et ébouriffante toilette devant leur porte sur des bancs, sur des chaises ; d’autres restent debout sur leur balcon, et toutes de s’entre-dévorer avec un zèle et une verve dont on a peu d’exemples, même dans les antres léonins de Paris. — Cette demoiselle bleue, oui, elle est jolie… encore… mais on a aperçu le haut de son bras hier au bal, et on y a vu… enfin c’est un malheur ! on ne viendrait pas à Plombières si l’on n’avait quelque infirmité. — Ah ! cette dame si maigre, elle a une singulière idée des convenances, elle se permet d’exposer sa fille décolletée le soir depuis la nuque….. jusqu’au lendemain. — Eh bien ! vous savez le malheur de la grosse comtesse russe ? — Non ! — Quoi ! la montgolfière ! vous n’avez pas su ? — Pas encore. — Personne n’a poussé la crinolofurie aussi loin que la comtesse. — Certes, elle porte la circonférence de la grande cloche du Kremlin. — Or des charlatans hier, sur la promenade des dames, ont lancé une mongolfière en papier rose et blanc, beaucoup plus grosse encore que la fameuse cloche de Moscou. A peine le ballon a-t-il paru au-dessus des grands frênes de la promenade, que tout le monde rassemblé s’est écrié : « Ah ! mon Dieu ! voilà Mme la comtesse qui s’envole ! »
Il y a une petite rivière, ou, pour mieux dire, un gros ruisseau à Plombières ; les gens lettrés le nomment Eaugronne, et les gens du pays l’Eau grogne. Cette dernière appellation est la vraie ; l’autre, n’en déplaise aux savans, n’en est que la correction prétentieuse. La rivière en effet roule ses ondes avec bruit ; son eau grogne toujours. L’animation que ses tours et détours donnent dans la partie basse de la ville, et sa limpidité, sont un peu compensées par les immondices de toute sorte qu’elle entraîne constamment. Les bouchers y jettent des débris animaux aussi désagréables à la vue qu’à l’odorat. Partout on voit de longs tubes intestinaux qui, accrochés par un bout à quelque pierre, flottent par l’autre dans le courant, en serpentant comme des anguilles. C’est fort laid. Mon monsieur Prud’homme, extrêmement intrigué par ces vilains objets, m’a demandé un matin ce qui pouvait en causer la présence dans l’Eau grogne. — « Ne savez-vous donc pas, mon cher Monsieur, que les eaux de Plombières sont excellentes pour la cure des maladies intestinales ? Le médecin, inspecteur des eaux, M. Sibille… — Pardon si je vous interromps, je voulais justement vous demander quelques renseignemens sur M. l’inspecteur Sibille ; c’est un savant médecin, on le proclame tel ? — Oui, et en outre un homme d’esprit, d’une bonté parfaite, ce qui est plus rare. Bien différent des autres médecins, à qui il faut des malades de choix, des gens robustes, vigoureux, bien portans, il consent à soigner de vrais malades, et même les plus faibles, les malingres, les désespérés, et en très peu de temps il vous les rend à la santé. — D’où est-il, s’il vous plait ? — Parbleu, d’où voulez-vous qu’il soit, sinon de Cumes en Italie ? Sa famille est très ancienne ; elle était célèbre déjà dans Rome au siècle d’Auguste, et Virgile parle des Sibilles de Cumes en maint endroit de ses poëmes. — Très bien. Reprenons l’historique des maladies intestinales. — M. le docteur Sibille donc a fait ce raisonnement judicieux : Au lieu d’immerger le malade, s’est-il dit, et de l’affaiblir par des bains interminables, si l’on immergeait seulement celui de ses organes qui le fait souffrir, la cure ne serait-elle pas à la fois et moins fatigante, et plus sûre, et plus complète ? Cela doit être, évidemment. Guidé par cette idée lumineuse, l’ingénieux docteur a aussitôt imaginé une admirable opération dont on ne trouve pas la description dans les livres sibillins (il en garde le secret), qu’il fait sans douleur, et au moyen de laquelle les intestins du malade sont doucement extraits de son corps. Il les expose alors dans le courant de l’onde bienfaisante, et en trente-six heures au plus la guérison s’opère. Par exemple, le malade est obligé d’observer pendant ce laps de temps une diète absolue. — Oh ! sans doute, il serait insensé de ne pas s’y soumettre. Qui veut la fin veut les moyens. — Après quoi les intestins sont remis à leur place, sans douleur toujours, et cette merveilleuse cure est accomplie. Mais il faut tout vous dire : à ce grand avantage physique viennent malheureusement se joindre quelquefois des inconvéniens moraux. Vous n’ignorez pas que l’Eau grogne fourmille de truites ? Or la truite est un poisson vorace, et il arrive fréquemment, pendant l’immersion des organes… ma foi… vous comprenez… — Vous me faites frémir ! — Oui, à la fin, il peut manquer une partie de l’appareil digestif, quelques mètres du tube intestinal… Le savant docteur, qui sait combien l’imagination du patient deviendrait en ce cas pour lui un adversaire dangereux, garde sur cet accident le plus complet silence ; il remet en place ce qui reste du tube, le malade ne s’aperçoit de rien et guérit. Sa digestion s’opère plus vite, voilà tout. Mais son moral n’est plus le même ; il est brusque, dur ; il maltraite sa femme et ses enfans ; il va même, ce qui est grave, jusqu’à les ruiner volontairement, à leur enlever tout ce qu’il peut de son héritage. On a vu ainsi de bons et respectables chefs de famille sortir de Plombières après leur guérison pères à peu près sans entrailles. — Voilà qui me confond ! — Eh ! Monsieur, vous en conveniez hier à propos d’une question de géologie, et vous aviez bien raison : la nature est impénétrable. — Sans doute ; je n’en tremble pas moins, et si jamais, ce dont Dieu me garde, il m’incombait une maladie intestinale, je n’aurais point recours à l’audacieuse science de M. Sibille, je tiens trop à conserver un bon père à mes enfans. »
Vivier, ce grand ennemi des monsieur Prud’homme, était à Plombières au moment le plus brillant de la saison. Il a eu l’idée extravagante d’y donner un concert. Ceci décidé, il a retenu le salon ; plus rien ne manquait que la musique et les musiciens. Car il en faut dans un concert ; ce n’est pas comme dans beaucoup d’opéras où un dialogue qui n’est souvent ni vif ni animé remplace la musique très avantageusement. Le cor de Vivier a beau se multiplier et faire entendre trois ou quatre sons à la fois, il ne saurait suffire en pareil cas. On a voulu recourir à Mlle Favel, la gracieuse transfuge de l’Opéra-Comique de Paris. Mlle Favel, suppliée de venir en aide à Vivier, a tout d’abord dit non, puis de nouvelles instances lui ont arraché un oui bien faible, et quelques heures après elle a renvoyé un énorme non bien formel. On dit que Mlle Favel a découvert un maître de chant (Colomb est dépassé) qui lui défend d’émettre un son avant l’an de grâce 1860, promettant à cette condition de lui fournir un talent au moins égal au génie des premières déesses de l’époque.
Il n’y a que la foi qui perd.
Vivier alors a invité une jeune cantatrice de Nancy, Mlle Millet, douée d’un filet de voix mince comme le filet d’eau de la fontaine de Stanislas, et de plus un accompagnateur, M. Humblot, excellent musicien, habile pianiste, élève du Conservatoire de Paris, qui professe à Épinal. Quant au piano, il n’y fallait pas songer. Il y a bien à Plombières des mélodiums d’Alexandre (où n’y en a-t-il pas maintenant ?) mais le poétique et religieux instrument ne saurait remplacer le piano, et on a dû se résigner à l’emploi d’une de ces commodes nasillardes qu’on s’obstine encore à nommer pianos droits. Le concert a eu lieu. Malgré leur prix élevé, les billets ont tous été pris. Le monsieur Prud’homme regimbait. On lui a fait comprendre que cette solennité étant placée sous un haut patronage, son absence y serait remarquée, et pour ne pas faire de scandale, il s’est enfin résigné. Vivier a obtenu un très beau succès. On a trouvé seulement le menu du festin musical offert au public par le bénéficiaire un peu… menu. Il se composait d’excellente venaison et de beaucoup de noisettes : chasses à doubles et triples fanfares, par Vivier ; barcarolles, chansonnettes du répertoire de la musique facile, par Mlle Millet. Rien de plus.
Trois jours après, soirée intime chez l’Empereur, où Vivier a produit ses charges les plus inouïes, ses ingénieux proverbes semi-lyriques, ses idylles soldatesques, enfin tout son grand répertoire. Jamais soirée ne fut plus gaie ; S. M., qui cédait comme ses invités à une irrésistible hilarité, a plusieurs fois complimenté le spirituel violoniste-acteur-pianiste-mime-chanteur sur l’incomparable originalité de composition de ses scènes et sur la verve qu’il mettait dans leur exécution. On a dansé pendant les entr’actes. A deux heures du matin, après le départ des danseurs et des danseuses, l’Empereur, qui avait fait une fausse sortie, est venu causer un instant avec les soupeurs. A deux heures et demie, nous nous sommes retirés charmés de l’hospitalité impériale, fatigués de rire et d’applaudir, et à quatre heures je partais pour Bade.
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A Bade, d’abord, première représentation d’un opéra français en deux actes, de MM. de Saint-Georges et Clapisson, intitulé le Sylphe. Les deux rôles principaux sont fort bien joués et chantés par Monjauze et Mlle Duprez. C’est vif, gai, émaillé de mélodies gracieuses, de scènes ingénieusement traitées, et la partition est finement instrumentée. Comme il me paraît impossible que cet ouvrage, après l’accueil qu’on lui a fait à Bade, ne soit pas très prochainement représenté à Paris, je n’en dirai rien de plus cette fois-ci.
Puis, le concert organisé par les soins de M. Bénazet au bénéfice des inondés de France ; longs préparatifs. Je dois aller le matin à Carlsruhe faire répéter les artistes de la chapelle ducale, revenir dans l’après-midi pour la répétition de ceux de Bade ; le soir, mettre en ordre la musique arrivée de Strasbourg et d’ailleurs, donner ses instructions au charpentier pour la construction de l’estrade, etc., etc. La veille du concert, grande affluence au salon de conversation : j’y trouve des amis allemands venus de Berlin et de Weimar, de célèbres amateurs de musique russes, anglais, suisses et français, des artistes renommés de Paris, des membres de l’Institut de Paris, des confrères de la presse de Paris. Le concert a lieu devant ce public d’élite ! Dix mille six cents francs de recette ; exécution d’une rare beauté ; le délicieux chœur de Carlsruhe admirablement instruit par son habile chef, M. Krug ; l’orchestre irréprochable ; Mme Viardot étincelante de brio et d’humour musical dans ses mazurkas de Chopin, dans ses airs espagnols, dans la cavatine de la Sonnambula, voire même dans son gros air de Graun ; Mlle Duprez, touchante et naïve dans le beau morceau d’Iphigénie en Aulide :
Adieu, conservez dans votre âme
Le souvenir de notre ardeur,
et brillante aussi de virtuosité dans la piquante sicilienne de Verdi ; grands applaudissemens pour MM. Grimmenger et Eberius, du théâtre de Carlsruhe ; la scène d’Orphée largement rendue ; l’adagio de la symphonie en si bémol de Beethoven purement et poétiquement chanté par l’orchestre. Cela gonfle le cœur ; douleur de ne pouvoir exprimer ce qu’on sent. C’est de la musique d’une sphère supérieure. Beethoven est un Titan, un Archange, un Trône, une Domination. Vu du haut de son œuvre, tout le reste du monde musical semble lilliputien…….. Il a pu, il a dû même paraphraser l’apostrophe de l’Évangile, et dire : « Hommes, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? »
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Le lendemain, recrudescence d’une gastralgie ramenée par diverses causes où l’excès de la fatigue entre pour beaucoup. Confiant, non sans raison, dans l’efficacité des eaux de Plombières, je vais encore une fois leur demander un soulagement qui ne se fait pas attendre.
Mais quel changement ! On n’est plus contraint, à la table d’hôte de manger de côté, plus de crinolines, la grosse comtesse du Kremlin s’est décidément envolée ; plus d’uniformes, de musique militaire, plus de célébrités, plus d’autorités ; les guirlandes de feuillage ont disparu, les alexandrins de Mlle Dorothée n’ont plus qu’onze pieds ; on ne dévore plus le prochain après diner, sur le seuil des maisons ; on entend retentir les sabots des passans dans la rue déserte de Plombières…. Il pleut… Les jours se suivent et se ressemblent…. Je prends un parapluie et je vais me promener dans les bois, écoutant le bruit harmonieux et mélancolique des gouttes d’eau tombant sur le feuillage, pendant que l’Eaugronne grogne dans son lit au fond de la vallée. Un rouge-gorge, ce gentil avant-courrier de l’automne, passe curieusement entre deux branches sa jolie tête, attache sur le promeneur immobile son regard intelligent, et semble dire : « Que vient faire chez moi, par un pareil temps, cet original ? » Et je rentre ; et je vous écris. Tout est triste.
On était si épanoui à Plombières il y a trois semaines, que les malades eux-mêmes avaient l’air bien portant ; aujourd’hui tous les bien portans ont l’air malade….. Il pleut encore….. Il pleut toujours….. Le monsieur Prud’homme s’obstine à rester.
J’aimerais à revoir Paris.
Adieu, Monsieur.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 20 août 2011.
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