FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 4 SEPTEMBRE 1856 [p. 1-2].
PLOMBIÈRES ET BADE
(1re LETTRE).
A M. le Rédacteur en chef du Journal des Débats.
Plombières. — Les Vosges. — La piscine. — Les parties de plaisir. — Visite à Mlle Dorothée.
Plombières, le 24 août.
Monsieur,
La position horizontale est évidemment la plus favorable au travail de l’intelligence, à l’expansion de l’esprit, et cela se conçoit. Notre cerveau est la chaudière où se forment les vapeurs connues sous le nom d’idées, qui font marcher et si souvent dérailler le train des choses humaines ; le sang est l’eau bouillante qui vient s’y transformer en vapeurs ; tous les physiologistes vous le diront. Plus ce liquide afflue avec facilité dans la chaudière, et plus il doit nécessairement y engendrer d’idées ou de vapeurs.
Voltaire malade, et par conséquent couché quand il écrivit Candide, jouissait d’une santé florissante quand il mit la main à l’œuvre pour la Henriade.
Bernardin de Saint-Pierre avait, dit-on, apporté des Indes un hamac où il aimait à s’étendre pour composer ; c’est là qu’il rêva ses délicieux chefs-d’œuvre, Paul et Virginie et la Chaumière indienne. Quand ensuite il élabora ses Harmonies de la Nature, où il veut expliquer le phénomène des marées par la fonte des glaces polaires, le hamac étant usé, il ne s’en servait plus.
J.-J. Rousseau gisait tout de son long au pied d’un arbre de la forêt de Vincennes quand il improvisa sa fameuse prosopopée de Fabricius, mais à coup sûr il écrivit debout la comédie de Narcisse ou l’Amant de lui-même et plusieurs chapitres de son dictionnaire de musique.
Séduit par ces illustres exemples et par l’efficacité du procédé, j’ai souvent pensé à me pendre par les pieds, quand je me sentais par trop dépourvu d’esprit et de bon sens. La crainte de ne pouvoir me décrocher assez tôt m’a seule retenu. Mais il y a trois ou quatre imbéciles de ma connaissance, à qui je voudrais bien voir appliquer ce mode de spiritualisation pendant quarante-huit heures seulement.
Or donc j’étais couché dans la forêt de sapins du vieux château, à Bade, quand j’ai lu la lettre où vous me faites l’honneur de vous plaindre de mon silence et de mon inaction. Gardant ma position horizontale, je me suis mis aussitôt à vous penser une réponse du plus vif intérêt, éloquente, chaleureuse, d’un style net et coloré, pleine aussi de détails piquans et savans. Séduit par le charme du récit que je vous faisais de mon voyage, je me suis levé pour aller l’écrire, car il faut toujours bien en venir là. Mais arrivé chez moi, quel a été mon désespoir de ne me plus trouver ni éloquence, ni chaleur, ni style, ni mémoire ! Je n’avais pas même un souvenir des beaux récits si richement imagés que je vous faisais horizontalement une heure auparavant. J’étais réduit enfin à la médiocrité intellectuelle, pour ne pas dire à la nullité d’esprit, de l’homme perpendiculaire. Il pleuvait à verse, je ne pouvais retourner cueillir des idées dans mon bois de sapins. Vous me direz qu’on peut toujours s’étendre quelque part, sur un lit, sur un canapé, sur un plancher même. C’est bien ce que j’ai fait, mais sans le moindre résultat. Mon sang était devenu froid, la chaudière n’a pas voulu bouillir, je suis demeuré stupide. La nature a des caprices… Je vous narrerai donc tant bien que mal, en style de guide du voyageur, mon excursion dans les Vosges et dans le duché de Bade ; je vous en demande bien pardon. Je mettrai du moins dans ce récit autant d’ordre que possible et ne vous dirai rien qui ne se rapporte au sujet directement. Tout d’abord ce nom de Vosges me rappelle une assez bonne plaisanterie de M. Méry. Après la révolution de 1848, le nom de la place Royale fut converti par le gouvernement républicain en celui de place des Vosges ; on parlait aussi de nommer rue des Vosges la rue Royale. M. Méry, logicien s’il en fut jamais, imaginant alors que la dénomination départementale devait partout être substituée à la qualification royale, écrivit une lettre ainsi adressée :
« A Monsieur le directeur de l’Académie des Vosges de musique. »
Et la lettre parvint.
Vous me parlez des eaux que je suis censé prendre et que je prends réellement, car je suis malade, et vous me demandez quelles sont celles que je préfère. Ce sont les eaux qu’on ne prend pas, celles de Bade. Pour les autres, n’en ayant essayé que d’une sorte, je ne puis établir de comparaison.
Je ne vous dirai pas comme César :
Veni, vidi, Vichy ;
d’abord parce que le Journal des Débats est un journal français, grave, qui ne saurait permettre que l’on fasse dans ses colonnes un pareil abus de la langue latine, ensuite parce qu’en effet je n’ai point vu Vichy. Je suis allé de Paris et revenu ensuite (vous saurez pourquoi) aux eaux de Plombières tout bonnement.
Plombières est un puits creusé par la nature au centre des montagnes Royales (ou des Vosges, s’il vous plaît de leur donner encore ce vieux nom républicain). C’est triste l’été, c’est affreux l’hiver ; les environs seuls en sont charmans. Il faut donc absolument en sortir pour s’y plaire. Mais l’Empereur y était, et tout avait un air de fête, loin aux alentours, sur les montagnes, dans les bois et dans le puits. Partout des guirlandes de feuillage, partout des fleurs, des drapeaux flottans, de brillans uniformes, roulemens de tambours, volées de cloches, harmonies militaires, vivats faisant retentir le vallon, bals, concerts, ascensions de montgolfières, députations municipales, joyeuses troupes de paysans endimanchés, superbes beautés enharnachées, comédiens du théâtre du Palais-des-Vosges venus de Paris, écrivains, artistes, savans, maires, adjoints, sous-préfets et préfets, célébrités sans autorité, autorités sans célébrité.
C’était une véritable et belle transfiguration.
Une manie des nouveaux venus ici est de chercher l’étymologie du nom de Plombières. On leur en donne plusieurs tirées de l’allemand, et du français, et du latin, et toutes plus tirées par les cheveux les unes que les autres. Eh ! mon Dieu ! Plombières vient de plomb. Le plomb est un métal, on ne le contestera pas, j’espère ; mais le fer en est un autre, et qui a bien son prix. Or les montagnes qui surplombent ce petit lieu sont pleines de minerai de fer, leurs eaux sont ferrugineuses et teignent les fossés d’oxyde de fer ; or si le fer en sa qualité de métal fait naturellement penser au plomb, n’en voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour justifier le nom de Plombières ? Cette étymologie, aussi naturelle qu’évidente, est la seule présentable. N’en parlons plus.
La population de Plombières se compose en été de deux classes d’individus fort différentes l’une de l’autre : les étrangers, curieux ou baigneurs, et les indigènes. Cette dernière classe, peu nombreuse, quoique Plombières compte plusieurs habitans, se concentre, après la chute des neiges, dans un monument en forme de tombe, qui occupe le milieu de la ville, et qu’on nomme le bain romain. Là, du matin au soir, chauffés gratuitement par l’eau qui circule sous les dalles de la salle supérieure, hommes, femmes et enfans travaillent à de fins ouvrages d’aiguille, à des broderies.
Que faire en un tel gîte, a moins que l’on n’y brode ?
Et ne croyez pas qu’il n’y ait que des hommes faibles ou maladifs, des culs-de-jatte, des bossus, des nains appliqués à ce travail. Hélas ! non ; de robustes gaillards, de véritables Hercules, brodent eux-mêmes, aux pieds de cette triste Omphale dont le nom est Nécessité.
Toutes les maisons sont fermées, on y rentre seulement la nuit. Il n’y a plus alors le jour chez les bourgeois, qui pendant l’été louent leurs chambres aux baigneurs, qu’une vieille femme courageuse, sûre d’ailleurs que son aspect suffira pour mettre en fuite les voleurs s’il s’en présente. Car le vieux sexe est terrible dans les Vosges.
La rue de Plombières est en certains endroits d’une largeur raisonnable ; quatre gros hommes peuvent y passer de front. Autrefois les femmes jouissaient du même privilége. Il n’en est plus ainsi. Il n’y passe pas aujourd’hui plus d’une belle dame de front, la loi crinoline le défend. Encore les atours de ces lionnes sont-ils toujours tachés et froissés à gauche et à droite par suite de leur frottement contre les murs.
Les détails que je vous donne là, Monsieur, et ceux qui vont suivre, ne sont empruntés à aucun des nombreux ouvrages publiés sur Plombières ; vous pouvez m’en croire. Désireux de m’instruire, je n’en ai lu aucun ; et je vous donne le résultat de mes très réelles et très personnelles observations.
Il y a un salon à Plombières où l’on pourrait jouer au billard et lire les journaux, si les journaux et le billard n’étaient toujours, comme disent les garçons de café, occupés. On y prie le dimanche dans une modeste petite église ; mais il n’y a pas de cimetière ; je n’en ai du moins pas pu découvrir. Il paraît (cela tiendrait-il à la grande efficacité des eaux ?) qu’à Plombières on ne meurt pas. C’est pourquoi, sans doute, les habitans y ont tous l’air si vieux, et possèdent un si grand fonds d’expérience….. en matière commerciale.
Trois occupations importantes partagent dans la saison d’été la journée des baigneurs. Ce sont le bain, la table d’hôte et la partie de plaisir. Ah ! la partie de plaisir ! c’est la partie pénible et vraiment cruelle du régime imposé par les médecins aux malades, et par les malades aux malheureux qui se portent bien. Vous en aurez la preuve. Le bain se prend en général le matin, soit aristocratiquement dans une baignoire placée dans un cabinet, comme à Paris, soit démocratiquement dans une grande cuve de pierre où grouillent à la fois toutes les gibbosités, toutes les infirmités, toutes les laideurs de tous les sexes et de tous les âges. Cette crapaudière porte un nom qui suffirait à me la faire détester si je ne l’exécrais dans son essence (qui n’est pas l’essence de roses, croyez-le bien), c’est le nom de piscine. Piscine ! Quelle euphonie ! Quelles idées cela éveille ! Piscine ! Mot venu du latin et désignant un lieu où barbotent des poissons. Piscine ! Cela fait penser aux lépreux de Jérusalem qui allaient, au dire de la Bible, y laver leurs ulcères.
Eh bien ! tout le monde y va, excepté quelques originaux qui ne craignent pas de se faire surnommer les dégoûtés ; et je renonce à vous donner une idée approximative de ce spectacle, de ce bruit, de ces êtres enfermés dans des espèces de vilains sacs plus ou moins mal clos, plus ou moins flottans quand on va se mettre à l’eau, plus ou moins collans quand on en sort ; de ces conversations, de ces discussions politiques, de ces opinions drôlatiques, de ces chansons de commis voyageur, le tout arrosé de jets d’eau chaude par de turbulens enfans, les têtards de la crapaudière, qui ont imaginé les plus étranges manières d’injecter leurs voisins. Malgré votre dégoût, vous avez donc vu la piscine? me direz-vous. — Non, monsieur, non, je ne l’ai point vue dans son plein, et j’espère bien ne la voir jamais. Jugez de ce que je vous en dirais si je l’avais vue. Piscine ! piscine ! Et par aggravation on en a fait à Plombières le verbe pisciner, « nous piscinons, ils ou elles piscinent ! » Heureusement Plombières est maintenant en droit de compter sur de larges et ingénieuses réformes, sur de précieux embellissemens ; la promesse lui en a été faite, et cette promesse, venue de haut, est déjà en voie d’accomplissement. Il faut donc espérer qu’avant peu d’années on pourra noyer le souvenir de la piscine dans des bains un peu moins primitifs et plus décens.
Les environs de Plombières offrent des sites ravissans, je l’ai déjà dit, des points de vue grandioses, des retraites délicieuses, des lieux de repos dans les bois, dignes d’être chantés par les Virgile et les Bernardin de Saint-Pierre de tous les temps et de tous les pays. Tels sont le val d’Ajol, vu de la vieille Feuillée, les plateaux étalés sur les montagnes qui y conduisent, la fontaine du roi Stanislas, celle du Renard, la vallée des Roches et dix autres que je m’abstiens de nommer. C’est vers l’un de ces lieux poétiques qu’il est d’usage parmi les baigneurs de diriger après le déjeuner, c’est-à-dire vers onze heures, de petites caravanes réunies pour ces excursions, nommées par antiphrase parties de plaisir. Promenades charmantes en effet, si l’on n’y allait qu’à son heure, à son pas, par un temps supportable, et seul ou à peu près seul. Mais on y monte d’ordinaire par groupes de huit ou dix personnes, dont six au moins sont à ânes, avec accompagnement de trois ou quatre âniers ou ânières du plus désagréable aspect ; par un soleil à pierre fondre, sans pouvoir s’arrêter où l’on se plaît, s’ébattre, comme le lièvre de la fable, sur le thym ou la bruyère, traîné à la remorque par les âniers, qui, recevant tant par voyage, songent à en faire le plus possible dans la même journée, et connaissent en conséquence le prix du temps.
Ce sont là de véritables parties de purgatoire. L’âne d’ailleurs est un sot animal ; avec son air humble et résigné, il se montre beaucoup plus entêté que la mule. Quand il est chargé d’un lourd monsieur Prudhomme pérorant sur ses devoirs de citoyen, sur le sabre d’honneur qu’il a reçu, lequel sabre est le plus beau jour de sa vie et qu’il jure d’employer à défendre ou combattre nos institutions, si l’on veut hâter son pas (le pas de l’âne) pour être débarrassé de lui (du monsieur Prudhomme) en restant en arrière, le maudit animal (l’âne) fait le cuir dur et la sourde oreille ; insensible aux coups, il progresse avec une stoïque gravité et semble au contraire modeler son allure sur la vôtre. S’il porte au contraire une gracieuse crinoline avec laquelle on serait heureux de causer en marchant à son côté, on a beau adresser la plus instante prière à l’âne du purgatoire pour qu’il n’aille pas trop vite, il prend le trot au travers des rocs et des ronces, et vous plante là seul sur une montagne pelée, chauffée à quarante degrés Réaumur, à un quart de lieue de tout ombrage.
Puis une douzaine d’autres petites vexations dont je ne vous parle pas, mais qui ont leur prix.
Oh ! la partie de plaisir ! Dieu vous en garde ! La seule raison qui m’a fait l’appeler modérément un purgatoire, quand j’étais en droit de la comparer à l’enfer, c’est qu’en général on en revient moulu, brisé, il est vrai, brûlé, poussé (couvert de poussière, c’est un mot vosgien), la tête et la gorge en feu, les pieds écorchés, d’une humeur de dogue, regrettant une journée perdue, une belle nature mal vue, des rêveries troublées, des émotions comprimées, mais on en revient….. presque toujours.
J’ai été traînée sur cette ardente claie un jour que les directeurs de la partie de plaisir avaient opté pour un pèlerinage à la vieille Feuillée et une visite à Mlle Dorothée. Mlle Dorothée, célèbre à Plombières et très avantageusement connue depuis Épinal jusqu’à Remiremont, est une honnête et aimable personne, née il y a longtemps dans le val d’Ajol, d’où elle est sortie pendant quelques années seulement. Ses rapports avec le monde élégant lui ont fait acquérir une élocution correcte, une façon de s’exprimer distinguée sans affectation, et une tenue digne et obligeante sans obséquiosité. Elle construit de ses mains de petits instrumens de petite musique, qu’elle nomme épinettes, sans doute parce qu’on en vend à Épinal, car ils n’ont de commun avec la véritable épinette que l’emploi de quatre cordes en métal tendues sur un bâton creux semé de sillets comme un manche de guitare, et qu’on gratte avec un bec de plume.
Mlle Dorothée fait en outre des vers remplis d’expressions bienveillantes pour les voyageurs qui vont la visiter, et offre à ses hôtes du lait exquis, du kirsch et un excellent pain bis, sur une table de pierre plantée il y a soixante-dix ans par son père sur une terrasse qui de très haut domine le val d’Ajol. De là une vue indescriptible.
Le jour où notre petite caravane, composée d’un bouquet (je devrais dire d’un gerbier) des plus gracieuses crinolines de Plombières, s’achemina vers la retraite de Mlle Dorothée, les ânes encore furent de la partie, et, fidèles à leurs habitudes, ils ne manquèrent pas de tourmenter ceux d’entre nous qui allaient à pied. Malgré nos cris, ils finirent par nous quitter tout à fait. Nous étions trois ainsi délaissés, sous la mitraille d’un soleil furieux, au milieu d’une lande nue, sans avoir la moindre idée de la direction qu’il fallait prendre pour arriver au but de notre voyage. Après quelques momens donnés à la mauvaise humeur, nous fûmes tout surpris de ressentir des impressions dont la compagnie des ânes nous eût sans doute privés. Nous marchions en silence, étudiant la physionomie particulière du plateau élevé de la montagne où nous avions été si inhumainement abandonnés, physionomie que n’ont point les grandes plaines inférieures. Ces hauts lieux semblent plus riches d’air et de lumière ; un certain mystère plane sur l’ensemble du paysage ; l’esprit de la solitude l’habite… cette chaumière ouverte et déserte… ce petit étang où les fées doivent venir s’ébattre en secret la nuit… ce bosquet de chênes immobiles… pas de laid animal cornu, malpropre et ruminant ; pas de chien galeux aboyant ; pas de berger goîtreux déguenillé… pas d’oiseaux domestiques, poules ou dindons, rappelant la basse-cour, l’écurie, etc. Silence et paix partout ; sous un léger souffle de la brise, les bruyères agitent doucement leurs petits panaches roses ; deux alouettes passent à tire-d’aile…. poursuite amoureuse…. l’une des deux disparaît dans un champ de blé, l’autre commence à s’élever en spirale en préludant à son grand hymne de joie. Gœthe l’a dit : « Il n’est personne qui ne se sente pressé d’un sentiment profond quand l’alouette invisible dans l’air répand au loin sa chanson joyeuse. » C’est le plus poétique des oiseaux. Ne me parlez pas de votre classique rossignol, Philomela sub umbrâ, à qui il faut pour salles de concert des bocages fleuris et sonores, qui chante la nuit pour se faire remarquer, qui regarde si on l’écoute, qui toujours vise à l’effet dans ses pompeuses cavatines avec trilles et roulades, qui singe par certains accens l’expression d’une douleur qu’il ne ressent pas, un oiseau qui a de gros yeux avides, qui mange de gros vers et qui demanderait volontiers des claqueurs. C’est un vrai ténor à cent mille francs d’appointemens.
Mais voyez et écoutez le mâle de l’alouette ; celui-là est un artiste. Insoucieux de l’effet qu’il peut produire, il chante parce que c’est un bonheur pour lui de chanter ; il lui faut l’air libre, l’espace infini. Voyez-le au soir d’un beau jour, quand la nuit déjà fait pressentir son approche, voyez-le s’élancer saluant le soleil qui décline à l’horizon, l’étoile qui scintille en perçant la voûte céleste ; il monte en chantant vers elle, il nage dans l’éther ; on comprend son bonheur démesuré, on le partage ; il monte, monte, monte en chantant toujours ; sa voix triomphante s’affaiblit peu à peu, mais on sent bien qu’elle a conservé sa force, que la distance seule en adoucit l’éclat ; il monte encore, encore, il disparaît….. mais on l’entend toujours ; jusqu’à ce que, perdu dans l’azur du ciel, épuisé d’enthousiasme, ivre de liberté, d’air pur, de mélodie et de lumière, il ferme audacieusement ses ailes et, d’une hauteur immense, se laisse tomber droit sur son nid, où sa femelle et ses petits, reconnaissans de ses douces chansons, le raniment par leurs caresses.
.…. Nous écoutions tous les trois… ; nous écoutions encore, que l’oiseau Pindare, rentré dans son cher nid, avait fini sa dernière strophe, et murmurait sans doute à sa famille des accens intimes que notre grossière oreille ne pouvait saisir. Mais nous étions tout à fait égarés et un peu inquiets des jeunes crinolines. Par bonheur, nous réveillâmes en passant une vieille femme qui dormait bravement au soleil dans un fossé : elle s’offrit à nous conduire à travers champs. A peine l’eûmes-nous acceptée pour guide, que la vieille nous mit sur le chapitre de l’Empereur, nous demanda si nous l’avions, quel âge il avait, etc.
Tout en devisant dans son jargon rustique, la brave femme est parvenue à nous amener sains et saufs, mais exténués, à la maison de Mlle Dorothée, où nous avons trouvé nos charmantes crinolines et nos vilains ânes.
H. BERLIOZ.
(La suite prochainement.)
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