FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 26 JUILLET 1853 [p. 1-2].
La saison musicale de Paris et de Londres.
Il y a un moment de l’année où dans les grandes villes, à Paris et à Londres surtout, on fait beaucoup de musique telle quelle, où les murs sont couverts d’affiches de concerts, où les virtuoses étrangers accourent de tous les coins de l’Europe pour rivaliser avec les nationaux et entre eux, où ces plaideurs d’une espèce nouvelle se ruent sur le pauvre public, le prennent violemment à partie, et paieraient même volontiers des auditeurs, pour les avoir d’abord, et ensuite pour les enlever à leurs rivaux. Mais, comme les témoins, les auditeurs sont chers et n’en a pas qui veut. Ce terrible moment, dans la langue des artistes musiciens, s’appelle en général la saison. La saison ! cela explique et justifie toutes sortes de choses que je voudrais pouvoir appeler fabuleuses, et qui ne sont que trop vraies.
Les maîtres de maison soupçonnés d’avoir quelque goût pour la musique sont alors harcelés par les placeurs de billets, qui, par condescendance pour l’ami du cousin du maître de musique de la petite fille de n’importe qui, se sont engagés à percevoir un peu partout et par tous les moyens l’impôt lyrique. C’est la saison !
Les critiques sont assaillis par des virtuoses étrangers qui viennent de fort loin faire leur réputation dans la grand’ville, qui la veulent faire vite, et qui tentent sur eux l’emploi des fromages de Hollande, comme moyen de corruption.
C’est la saison !
On donne jusqu’à cinq et six concerts chaque jour, à la même heure, et les organisateurs de ces fêtes trouvent fort inconvenant que les pauvres critiques se fassent remarquer à quelques-unes par leur absence ! Ils écrivent alors aux absens des lettres fort curieuses, remplies de fiel et d’indignation.
C’est la saison !
Une foule incroyable de gens qui passent dans leur endroit pour avoir du talent viennent ainsi acquérir la preuve qu’ils n’en ont pas hors de leur endroit, ou qu’ils n’ont que celui de rendre fort sérieux le public frivole et frivole le public sérieux. C’est la saison !
Dans ce grand nombre de musiciens et de musiciennes, marchant sur les talons les uns des autres, se coudoyant, se bousculant, prenant parfois traîtreusement leurs rivaux par les jambes pour les faire tomber, on remarque pourtant par bonheur quelques talens de haute futaie qui s’élèvent au-dessus du peuple des médiocrités, comme les palmiers au-dessus des forêts tropicales. Grâce à ces artistes exceptionnels, on peut alors entendre de temps en temps quelques fort belles choses, et se consoler de toutes les choses détestables qu’on doit subir. C’est la saison !
Mais cette époque de l’année une fois passée, si après une longue abstinence et en proie à une ardente soif, vous cherchez à boire une coupe de pure harmonie ; impossible !
Ce n’est pas la saison.
On vous parle d’un chanteur, on vante sa voix et sa méthode ; vous allez l’entendre. Il n’a ni voix, ni méthode.
Ce n’est pas la saison.
Arrive un violoniste précédé d’un certain renom. Il se dit élève de Paganini comme de coutume ; il exécute, dit-on, des duos sur une seule corde, et, qui plus est, il joue toujours juste et chante comme un cygne de l’Eridan. Vous allez plein de joie à son concert. Vous trouvez la salle vide ; un mauvais piano vertical remplace l’orchestre pour les accompagnemens ; le monsieur n’est pas seulement capable d’exécuter proprement un solo sur ses quatre cordes, il joue faux comme un Chinois et chante comme un cygne noir d’Australie.
Ce n’est pas la saison.
Pendant les longues soirées de château (en hiver pour les Anglais, en été pour les Français), l’annonce d’une fête musicale organisée avec pompe dans une ville voisine vient tout d’un coup faire dresser les oreilles à une société d’amateurs passionnés pour les grands chefs-d’œuvre et auxquels le chant individuel et le piano ne suffisent pas. Vite on envoie retenir des places ; au jour fixé on accourt. La salle du festival est pleine, il est vrai, mais de quels auditeurs... L’orchestre est composé de dix ou douze artistes et de trente musiciens de guinguette, le chœur a été recruté parmi les blanchisseuses du lieu et les soldats de la garnison. On écartèle une symphonie de Beethoven, on brait un oratorio de Mendelssohn. Et l’on serait mal venu de se plaindre.
Ce n’est pas la saison.
On annonce par exception, dans la grand’ville, une œuvre nouvelle d’un vieux maître blanchi sous le harnois, chantée par une prima donna dont le nom, dès longtemps populaire, a conservé un grand éclat. Hélas ! la musique de l’œuvre nouvelle est incolore et la voix de la cantatrice n’a pas eu le même bonheur que son nom.
Ce n’est plus la saison.
La vraie saison de l’art, la belle saison arrive-t-elle enfin, presque aussitôt elle finit. Nous la voyons durer ce que vivent les roses, l’espace d’une nuit, de deux soirées au plus, dans les années ordinaires des pays à saisons. Et combien peu de ces pays-là nous comptons ! Connaissez-vous la contrée où fleurit l’oranger ?.…. Cette contrée, depuis longtemps, n’a plus de saison.
Si vous avez vécu aux champs de l’Ibérie, vous devez savoir que là il n’y a pas encore de saison.
Quant aux tristes contrées où fleurissent seulement les sapins, les bouleaux et le perce-neige, elles ont déjà de temps en temps des saisons, mais éclairées comme les nuits polaires par des aurores boréales seulement. Espérons que si le soleil leur apparaît enfin, elles auront des saisons de six mois, pour regagner le temps perdu.
Il ne saurait y avoir de saison dans ces lointains pays où tout est affaire, où tous sont affairés, où tout grouille, où tout fouille, où le penseur qui médite passe pour un idiot, où le poëte qui rêve est un fainéant pendable, où les yeux sont obstinément fixés sur la terre, où rien ne peut les forcer de s’élever un instant vers le ciel. Ce sont les Lemnos des cyclopes modernes, dont la mission est grande, il est vrai, mais incompatible avec celle de l’art. Les velléités musicales de ces géans laborieux seront donc longtemps aussi inutiles et aussi contre nature que l’amour de Polyphème pour Galatée, et tout à fait hors de saison.
Restent trois ou quatre petits coins de notre petit globe où l’art, gêné, froissé, infecté, asphyxié par la foule de ses ennemis, persiste pourtant encore à vivre et peut dire qu’il a une saison.
Ai-je besoin de nommer l’Allemagne, l’Angleterre et la France ? En limitant à ce point le nombre des pays à saisons, et en indiquant ces trois points centraux de la civilisation, j’espère être exempt des préjugés que chacun des trois peuples qui les habitent conserve encore. En France on croit naïvement qu’il n’y a en Angleterre à cette heure pas plus de musique qu’au temps de la reine Elisabeth. Beaucoup d’Anglais pensent que la musique française est un mythe, et que nos orchestres sont à dix mille lieues de l’orchestre des concerts de Jullien. Combien de Français méprisent l’Allemagne comme l’ennuyeuse terre de l’harmonie et du contre-point seulement ! Et si l’Allemagne veut être franche, elle avouera qu’elle méprise à la fois la France et l’Angleterre.
Mais ces opinions plus ou moins entachées de vanité puérile, d’ignorance et de préventions, ne changent rien à l’existence des choses. Ce qui est, est. E pur si muove ! Et justement parce qu’elle se meut (la musique) comme la terre, comme tout au monde, précisément parce que ses saisons sont d’une variabilité que l’on remarque davantage d’année en année, les préjugés nationaux doivent plus promptement disparaître ou au moins perdre beaucoup de leur force.
Tout en reconnaissant la douceur des saisons dans une grande partie de l’Allemagne, nous maintenons donc notre droit de regarder comme considérables et très importantes, quoique souvent rigoureuses, les saisons de Londres et de Paris ; et nous allons mentionner rapidement les incidens dignes d’attention qu’on a pu y signaler cette année, et qui nous sont connus. Bien entendu il ne sera que fort peu question de ce qu’ont fait les théâtres dits lyriques ; ceci nous entraînerait beaucoup trop loin. D’ailleurs leurs belles actions ont été chantées sur le mode lydien sur toutes les lyres du feuilleton, et puis encore ces théâtres n’aiment guère qu’on les examine de trop près sous le rapport musical ; cela blesse leur modestie, il y a trop à louer chez eux.
La belle saison parisienne ne commence guère que vers le 20 janvier et finit quelquefois au 1er février, rarement dure-t-elle jusqu’au 1er mars.
On a vu des saisons ne finir qu’en avril. Mais ces années-là étaient des années trisextiles, plusieurs comètes avaient paru dans le ciel, et les programmes de la Société du Conservatoire avaient annoncé quelque chose de nouveau.
Telle a été par exception la saison de l’an 1853, année agitée qui poursuit son cours portant la guerre et la paix dans un pli de sa robe, sans pouvoir se déclarer à nous donner ni l’une ni l’autre. Cette fois on a entendu dans les concerts du Conservatoire la Nuit du Walpurgis, de Mendelssohn, et la presque totalité du Songe d’une Nuit d’été du même maître. Mendelssohn écrivit la Nuit du Walpurgis à Rome, en 1831. Il a donc fallu vingt-deux ans à cette belle œuvre pour arriver jusqu’à nous. Il est vrai que la lumière de certains astres ne nous parvient qu’après des milliers d’années de voyage. Mais Leipsick, où les partitions de Mendelssohn sont dès longtemps publiées, n’est pas à une distance de Paris tout à fait égale à celle qui nous sépare de Saturne ou de Sirius. Enfin le Conservatoire les a exécutées, c’est là l’important, et très bien, et avec le soin et l’intelligence qu’on doit attendre d’une telle réunion d’artistes. Le reste de son répertoire s’est composé, comme toujours, en grande partie des chefs-d’œuvre de Beethoven et de Weber, entremêlés épisodiquement de fragmens de quatuors de Haydn, joués par tous les instrumens à cordes de l’orchestre. Ce grossissement des miniatures musicales est une des manies du Conservatoire, manie que beaucoup d’excellens esprits lui reprochent tous les ans, mais qui ne lui en devient que plus chère, et à laquelle une partie du public donne son approbation, comme on l’accorde en général aux tours de force bien exécutés. Toutefois on peut lui passer cette manie en faveur des nobles et grandes habitudes qu’il a, cet incomparable Conservatoire ; et nous ne devons pas méconnaître que, malgré son âge, bien qu’on remarque depuis quelque temps en lui un certain défaut d’agilité et de chaleur, c’est un vieillard encore vert.
Il a fait de sa salle un musée pour un grand nombre de chefs-d’œuvre de l’art musical, qu’il nous montre chaque année sous leur vrai jour : c’est là sa gloire. On lui reproche de ne vouloir pas que d’autres y exposent leurs travaux quand le musée est vide et qu’il n’y expose rien. En cela on a grand tort : la Société des concerts du Conservatoire possède une bonne salle, la seule bonne de Paris pour la musique d’ensemble ; elle a voulu en avoir le monopole, elle a eu raison ; elle l’a obtenu, elle le garde, elle a encore raison. Elle ne peut pas, sans doute, en laissant ce champ libre, favoriser la concurrence. Si elle était dehors, que d’autres fussent dedans, elle trouverait fort naturel que ces autres la laissassent se morfondre à la porte ; et il est tout simple qu’elle apprécie le bon sens du précepte :
« Il ne faut faire qu’à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. »
La salle de Herz, au contraire, ce charmant et fashionable local, favorable surtout aux solistes et aux petits orchestres, où l’on ne peut malheureusement placer des chœurs, n’a jamais eu une saison aussi brillante que la dernière. Jour et nuit elle était… occupée (j’allais dire remplie) ; la mode qui l’avait pendant deux ans à peu près abandonnée s’en est emparée de nouveau avec une espèce de fureur. Petits et grands hommes, femmes et enfans, râcleurs et violonistes, marteleurs et pianistes, s’y sont fait entendre avec des chances diverses, en faisant chaque fois entrer une somme ronde dans la caisse de… M. Herz, sans oublier celle de M. le percepteur de l’impôt sur les concerts, ce bon percepteur qui prend toute la part possible aux pertes des artistes et gémit d’être obligé de les aggraver. Au nombre des grands noms nous ne ferons que citer les noms de Vieuxtemps, de Prudent, de Sivori, de Mlle Clauss, de Herz, de Servais ; nous avons dans le temps, dans la saison, raconté leurs triomphes et nous allons en outre retrouver quelques-uns d’entre eux de l’autre côté de la Manche.
Quant aux petits talens et aux moyens talens, il n’y a pas moyen d’y revenir. On dit qu’Alexandre, César et Napoléon savaient le nom de tous les soldats de leur armée, mais c’est de l’histoire, par conséquent j’y crois peu ; d’ailleurs je n’ai rien de commun avec ces grands hommes, et parmi les noms de cette phalange de donneurs de concerts ma mémoire n’a guère conservé que ceux de deux jolies personnes, Mlle Kastner et Mlle Staubach, et de M. Kruger qui ne tarderont pas à figurer parmi les grands.
La Société de Sainte-Cécile, dirigée avec le plus noble dévouement par M. Seghers, a rendu de véritables services au public musical de Paris, non pas tant, à mon sens, en reproduisant le programme des œuvres classiques si bien exécutées au Conservatoire, mais en mettant en lumière des productions inconnues et qui méritaient évidemment de voir le jour. Telles sont celles de MM. Gounod, Gouvy, Weckerlin, de Groot.
Ferdinant Hiller a donné dans le salon de M. Pleyel trois séances de musique de chambre, remarquables par les compositions qu’il y a fait entendre autant que par la supériorité de l’exécution.
Je m’empresse de citer aussi les concerts dans lesquels M. Alkan a exécuté en grand pianiste qu’il est plusieurs de ses nouvelles œuvres qui nous donnent le droit de le compter parmi nos plus savans compositeurs.
Mais le grand succès, la vogue, l’enthousiasme ont été pour les matinées de musique instrumentale dans lesquelles MM. Chevillard, Morin et leurs deux émules, dont le nom m’échappe (vous le voyez, je n’ai pas la mémoire de César), ont rendu, avec une perfection rare et une admirable passion plus rare encore, les derniers quatuors de Beethoven. Avec de tels artistes, ardens, studieux, obstinés, et d’une habileté et d’une science incontestable, on ne souleverait pas des montagnes, mais on entraînerait les auditeurs inertes, on échaufferait les cœurs froids, on convertirait les fanatiques, on détruirait les préjugés, ce qui est bien plus difficile que de faire danser le mont Ararat.
Il faut citer encore parmi les choses excellentes que la dernière saison à Paris a vues naître, la Société d’harmonie fondée par les soins de M. A. Sax, et supérieurement dirigée par M. Molir. Elle se compose de près de quarante virtuoses jouant avec les instrumens anciens, ceux nouvellement inventés et perfectionnés par M. Sax, et formant un orchestre d’instrumens à vent d’une précision, d’une justesse et d’une puissance extraordinaires. Cet orchestre, qui dans l’origine devait remplir une tâche officielle, donne de temps en temps officieusement des concerts à Paris et en province, et partout il cause autant de plaisir que d’étonnement.
Quant aux théâtres, voici la liste de leurs actes méritans ou méritoires : l’Opéra-Comique a produit plusieurs actes nouveaux, et remonté de charmantes partitions anciennes ou déjà connues, telles que l’Epreuve villageoise, de Grétry ; Haydée, de M. Auber ; les Mousquetaires de la Reine, de M. Halévy, et le Déserteur, de Monsigny. L’Opéra, ce me semble, n’a donné qu’une nouvelle œuvre, la Fronde, de M. Niedermeyer, et n’a remis en scène qu’un ancien ouvrage, le Moïse, de Rossini.
Le Théâtre-Lyrique, au contraire, a fait feu des quatre pieds ; mais son coup de maître, ainsi que celui du grand Opéra, a été et demeure….. sa clôture. Il fait si chaud ! Irait-on au théâtre ? Ce n’est pas la saison.
Paris n’est pas le seul point de la France sur lequel on puisse signaler un important mouvement musical. Il y a tous les quatre ou cinq ans des saisons à Lyon, à Bordeaux ; tous les huit ans il y en a une magnifique à Lille, il y en a d’excellentes à Marseille où les fruits de l’art musical mûrissent plus vite qu’ailleurs. On a plusieurs fois fait observer que Marseille fut la première grande ville de France où l’on entendit et comprit les œuvres de Beethoven. Ce fait seul prouve beaucoup en faveur de l’organisation de ses habitans. Il y a eu à Marseille saison cette année. On a représenté avec soin et un luxe intelligent le Prophète et Moïse. Mme Charton-Demeure [sic], dont la voix est si belle et si pure, y a joué les rôles de Bertha et d’Anaï avec un de ces succès où l’enthousiasme marseillais lutte de furie avec celui des Napolitains. Les dilettanti ont fait venir à grand frais de Gènes de merveilleux bouquets de fleurs exotiques dont la scène a été littéralement couverte le soir de sa dernière représentation. Mme Charton-Demeure est une de ces précieuses cantatrices qui joignent l’expression au brio, et qui peuvent sans témérité aborder tous les genres.
Parmi les meilleures et les plus importantes choses de la saison de Marseille, il faut citer la nomination de M. Auguste Morel à la place de directeur du Conservatoire et son entrée à l’Académie. Un musicien aussi distingué, d’un esprit aussi libre et aussi cultivé sous tous les rapports, était précisément l’homme nécessaire au développement progressif de cette institution. L’influence de son savoir, de son expérience pratique et de son amour de l’art ne tarderont pas, nous en sommes convaincu, de s’y faire sentir. M. Morel, malgré son désir de musicaliser sérieusement les grandes villes de province, n’est point un partisan aveugle et étourdi de la décentralisation ; son discours de réception à l’Académie de Marseille contient là-dessus des choses d’un grand sens que nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici.
Passons la Manche maintenant.
La saison de Londres ! la saison de Londres ! C’est le cri de tous les chanteurs, italiens, français, belges, allemands, bohémiens, hongrois, suédois et anglais ; et les virtuoses de toutes les nations le répètent avec enthousiasme en mettant le pied sur les bateaux à vapeur, comme les soldats d’Énée en montant sur leurs vaisseaux répétaient : Italiam ! Italiam ! C’est qu’il n’y a pas de pays au monde, je l’ai déjà dit plusieurs fois et je le répète, où l’on consomme autant de musique dans une saison qu’à Londres. Non seulement on y consomme, mais on y déguste la musique, et l’on aime en général les compositions grandes et substantielles, à l’inverse de certains consommateurs de Paris qui font les dégoûtés quand on leur offre des ananas, et préfèrent des pommes aigres ou des mûres de ronces.
A Londres, grâce à cette immense consommation, tous les artistes d’un vrai talent, après quelques mois employés à se faire connaître, sont nécessairement occupés. Après leur première saison et une fois connus et appréciés, on les attend chaque année, on compte sur eux. Ainsi cet été sont venus de Stuttgardt, de Vienne et de Hambourg, comme de coutume, Pischek, Staudigl et Reichardt, chanteurs précieux à divers titres, qui ont été l’appui et l’ornement d’une foule de concerts. Vieuxtemps, Prudent et Mlle Clauss sont venus de Paris. Le premier a obtenu avec son grand concerto un beau succès à la Société philharmonique de Hanover-square. Il a en outre largement contribué au succès des matinées de musique de chambre de l’Union musicale, institution admirable, la première peut-être qui existe au monde, dirigée par M. Ella avec un soin, une intelligence et une grandeur de vues au-dessus de nos éloges, et qui réunit chaque semaine dans les beaux salons de Wills les plus vrais amateurs de musique des trois royaumes et la plupart des étrangers de distinction venus du continent.
Prudent a fait la guerre en partisan ; il était, on peut le dire, harcelé d’invitations pour les concerts et de demandes de leçons. Il jouait tantôt à Drury-Lane, tantôt à Exeter-Hall, puis à la cour, dans quinze ou vingt salons de l’aristocratie ; entre deux succès, il courait à Dublin, revenait enseigner ses principales compositions aux ladies amoureuses du Réveil des Fées et de la Chasse, et tout cela en vrai Français pur sang qui serait bien fâché de connaître un mot d’une langue étrangère, et répondant, quand une belle Anglaise enchantée d’un de ses morceaux, lui disait : Very nice ! — Non, Madame, pas cette année, pensant qu’elle lui demandait s’il viendrait à Nice. Signalons tout de suite ici, à propos d’un grand pianiste, l’ascension au cel de l’art d’un nouvel astre très brillant. Mlle Arabelle Godard, élève du célèbre critique Davison, a pris rang récemment parmi les plus hautes illustrations du piano ; elle aspire à partager le trône de Mme Pleyel et de Mlle Clauss.
Il faut être témoin de cet entrain, de ce tourbillonnement de la vie musicale des artistes aimés à Londres, pour s’en faire une juste idée. Et c’est bien plus curieux encore quand on étudie la vie des professeurs établis depuis de longues années en Angleterre, tels que MM. Benedict, Osborne, Frank Mori, Sainton, Piatti. Ceux-là toujours courant, jouant, dirigeant, qui dans un concert public, qui dans une soirée musicale privée, ont à peine le temps de dire bonjour à leurs amis par la portière de leur voiture en traversant le Strand ou Piccadilly. En fait de compositions nouvelles, je n’ai pas tout entendu, il s’en faut de beaucoup ; mais je dois citer les choses qui ont obtenu les suffrages les plus éclairés. Telles sont Fridolin, grande cantate pour chœur et orchestre, composée sur un poëme de Schiller par M. Frank Mori, le Concerto de piano, de F. Hiller, exécuté par l’auteur, l’oratorio de la Veuve de Naïm, de M. Lindpaintner, celui du Paradis perdu, du docteur Wilde, entendus l’un et l’autre aux concerts de la nouvelle Société philharmonique, un important fragment de M. Silas, jeune pianiste compositeur hollandais, établi à Londres et qui fait grand honneur au Conservatoire de Paris, d’où il est sorti armé il y a sept ou huit ans. Quant aux grandes œuvres classiques de Handel et de Mendelssohn, je n’en saurais dire rien de nouveau. Elles sont régulièrement exécutées toutes les semaines, sous l’habile direction de M. Costa, par huit cents musiciens ou choristes, dans des concerts de la Sacred harmonic Society. Cela peut paraître invraisemblable aux gens du continent habitués à trouver impossible la réunion de cent cinquante bons choristes une fois l’an, mais c’est un fait. Et dans ces immenses oratorios, dans ces concerts des deux Sociétés Philharmoniques, dans ceux que donnent en outre à Exeter-Hall M. Benedict et le savant compositeur critique, M. Howard Glover, le nombre des solos de chant étant aujourd’hui considérable, il s’ensuit que les chanteurs libres, qui n’appartiennent point au théâtre, sont nécessairement employés et bien payés. De là les fortunes réelles que font à Londres les artistes anglais doués de belles voix et d’un talent reconnu, tels que Mme Clara Novello, miss Dolby, miss P[a]yne, M. Seems [sic pour Sims] Reeves et avec eux les chanteurs étrangers de passage à Londres, quand ils savent chanter l’anglais. De ce nombre sont Pischek, Staudigl et Reichardt, que j’ai déjà nommés ; de plus nous avons eu cette année Gardoni et Mme Viardot, qui ne s’étant point engagés au Théâtre-Italien, ont gagné dans les concerts le double peut-être de ce que leur eût rapporté un tel engagement théâtral.
En outre de ces nombreuses institutions musicales, parmi lesquelles je m’aperçois que j’aurais dû mentionner tout d’abord la Société des quatuors, dirigée par notre compatriote M. Sainton, l’excellent virtuose, premier violon (leader) de la Société Philharmonique et de l’Opéra Italien, Londres a vu naître cette année la Sociéte de l’Union des Arts, fondée par M. Willert Beale, fils du célèbre éditeur.
Dans un beau local décoré de tableaux et de statues modernes se réunissent chaque semaine les artistes peintres, statuaires, acteurs, hommes de lettres et musiciens (ces derniers sont en grande majorité), qui peuvent ainsi établir entre eux d’agréables et utiles relations. Ces soirées ne sont pas seulement des conversationi ; on y discute la valeur des nouvelles productions, on y lit des fragmens littéraires en vers et en prose, on y fait d’excellente musique, et c’est là très souvent que débutent devant un auditoire choisi les virtuoses nouveaux venus du continent. M. Willert Beale, en organisant ainsi cette société, s’est acquis des titres réels à la reconnaissance des amis des arts.
Je ne puis rien dire sur le théâtre de Covent Garden, sinon qu’il possède la plus excellente réunion de chanteurs qui existe peut-être en Europe à ce moment, un chœur et un orchestre admirables dirigés magistralement par M. Costa, un savant et actif metteur en scène, M. Harris, et un répertoire varié emprunté à toutes les écoles ; ce qui est loin de simplifier, et complique immensément, au contraire, la tâche de M. Gye, directeur de ce beau théâtre, et la rend l’une des plus ardues qu’un homme, si habile et courageux qu’il soit, puisse avoir à remplir.
Maintenant que les saisons de Paris et de Londres sont finies, croyez-vous que les musiciens vont se dire : Prenons du repos, c’est la saison ! Ah ! bien oui. Les voilà tous qui courent s’entre-dévorer dans les ports de mer, aux eaux de Vichy, de Spa, d’Aix, de Bade. Ce dernier point de ralliement est surtout désigné cette année à leurs empressemens ; on organise un festival à Bade pour le 11 du mois prochain: Ernst est déjà à Bade ; Liszt va venir à Bade ; Pischek viendra à Bade ; Mlles Cruvelli viennent à Bade ; allons donc à Bade, il le faut, puisqu’on y va et puisqu’enfin
C’est la saison.
H. BERLIOZ.
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