FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 13 DÉCEMBRE 1851 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Le Château de la Barbe-Bleue, opéra en trois actes,
de M. de Saint-Georges, musique de M. Limnander.
Cet ouvrage est du petit nombre de ceux qui obtiennent un succès réel et qui le méritent. Il sort du genre de l’opéra-comique, dit-on ; cela ne me paraît pas incontestable. Il est, en tout cas, conçu dans des proportions exceptionnelles, et s’il n’est pas un grand opéra, on ne peut nier qu’il soit un opéra grand. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si dans ce drame il y a de l’intérêt, si dans cette partition il y a de l’inspiration, du savoir, du bon sens et de l’art. A cette double question je crois devoir faire une réponse affirmative, et le public et les artistes paraissent être de mon avis.
Il n’y a pas grand mal d’ailleurs à montrer de temps en temps, aux habitués de l’Opéra-Comique, ce que peuvent les grands développemens d’un art dont on ne leur montre en général que les facettes.
Au premier acte du nouvel opéra nous sommes dans l’Inde près de Madras. M. de Rochambeau, venu en Orient pour y recueillir un riche héritage, se rencontre dans une auberge avec des marins français, plus ou moins pirates ou flibustiers, dont la mission dans ces parages n’est pas connue. Il entend parler d’une dame étrange qui a l’air jeune, bien qu’âgée de soixante ans, qui a déjà vu la fin de ses quatre premiers maris et qu’on appelle en conséquence par analogie la Barbe-Bleue. Son château, situé sur un pic a peu près inabordable, recèle des mystères de luxe, de voluptés et d’horreur. Rochambeau, en écoutant les récits qu’on en fait, se sent pris aussitôt du plus vif désir d’y pénétrer. Les périls même de la tentative sont un stimulant pour lui ; ils le distrairont de ses chagrins ; car notre jeune homme est amoureux, amoureux fou d’une dame inconnue qu’il aperçut un jour à la cour de Louis XIV au château de Saint-Germain, et qu’il n’a plus revue. Le capitaine des pirates, lui aussi, annonce l’intention de se rendre par mer, avec ses hommes, au pied du pic terrible, et demande un pilote expérimenté pour l’y conduire. Un inconnu, un boucanier couvert d’un bizarre costume, s’offre à remplir cette tâche dangereuse. Rochambeau, de son côté, sur la foi d’une soubrette qui s’est engagée à le faire pénétrer dans le château de la Barbe-Bleue, s’éloigne avec elle, et reparaît bientôt après rentrant par la porte qui lui avait servi de sortie. Mirette (c’est le nom de la suivante) l’a égaré et mystifié. Mais voici venir un Gascon, le chevalier de Lentillac, l’air effaré, racontant mille horreurs du château de la Barbe-Bleue, et proposant à Rochambeau de l’y introduire réellement. Lui seul est de bonne foi dans sa promesse. Jacques le boucanier ne s’est offert aux marins français que pour les faire échouer, et Mirette n’a guidé Rochambeau que pour lui dérober plus sûrement les avenues du château. Jacques et Mirette paraissent s’entendre pour accomplir le même dessein ; ils sont convenus, en quittant l’hôtellerie, de s’avertir mutuellement, s’ils ont réussi à dépister les curieux, en chantant une mélodie précédemment entendue. Bientôt en effet la voix lointaine du boucanier s’élève, celle de Mirette lui répond ; puis les deux airs s’unissent dans un ensemble contrastant ; le tour est fait.
Au deuxième acte, nous voyons enfin la terrible jeune femme de soixante ans, toujours jeune et fraîche, sommeillant mollement, entourée de ses femmes, dans un somptueux pavillon de son château. Mirette lui a parlé de ce beau Français qui voulait la voir, et que Mirette a égaré. La Barbe-Bleue ne serait pas fâchée de le connaître. Justement le voici ; le Gascon a tenu parole, le pic terrible a été escaladé. La maîtresse du château se cache. Rochambeau se perd en conjectures sur les mystères de ce redoutable séjour. Un portrait de femme frappe ses regards : « Dieu ! mon inconnue de Saint-Germain ! » Il appelle le Gascon son guide : « Connaissez vous ce portrait ? — Dieu ! répond celui-ci, ma femme ! la Barbe-Bleue ! »
Il n’est que trop vrai, le Gascon est le quatrième époux de cette beauté meurtrière, époux dont, par un caprice étrange, elle a voulu se débarrasser le jour même de ses noces en le faisant assassiner dans son jardin. Mais Lentillac, tombé de peur au coup de feu de l’assassin, s’est pourtant relevé sans blessure, et depuis ce temps il s’est dérobé comme il a pu aux mauvais desseins de son atroce moitié. (Du moins c’est là l’idée que Lentillac s’est faite, car en réalité il n’a épousé que la soubrette voilée.) On l’a cru mort, et déjà la Barbe-Bleue a convolé en cinquièmes noces. Jacques le boucanier, dit-on, est son nouvel et redoutable époux. Bientôt l’un et l’autre reparaissent. La Barbe-Bleue déconcerte Rochambeau en lui affirmant qu’il n’a pu la voir à Saint-Germain, puisqu’elle est née dans l’Inde et ne l’a jamais quittée. Jacques invite le noble visiteur à dîner, en l’avertissant qu’il devra repartir aussitôt après. Les maîtres du château n’aiment pas les longues visites. Un brick d’ailleurs paraît à l’horizon, et Jacques manifeste subitement l’inexplicable fantaisie d’y monter pour se rendre en Angleterre, ce qui paraît contrarier sa femme vivement. Allons ! en avant les grands moyens. Elle sait que les marins français échoués par Jacques sont parvenus néanmoins à gravir le pic terrible et se cachent près des portes du château. Son plan est bientôt fait : on sert le dîner, elle verse quelque chose dans le verre de son mari, et à la profonde horreur de Rochambeau, le malheureux tombe bientôt assoupi. Il est empoisonné ! Et de cinq. Alors viennent les pirates. Leur chef montre à l’épouse scélérate une moitié d’anneau ; un mot d’ordre est échangé ; sur un signe de la Barbe-Bleue, les marins enlèvent le corps de Jacques, et cette affreuse empoisonneuse, jetant un gracieux adieu à Rochambeau, disparaît par une porte dérobée. Que de mystères, que d’horreurs, que de malheurs ! Maintenant, comme il commence à se faire temps de laisser le spectateur comprendre le logogriphe, voici ce qu’on lui dit au troisième acte, en France, à Saint-Germain :
Le pauvre roi d’Angleterre Jacques II est à la cour de Louis XIV, triste, détrôné, ruiné ; son neveu, le duc de Berwick, est depuis longtemps dans l’Inde, occupé à organiser une insurrection des troupes anglaises en faveur du roi. Ce plan n’a pas l’approbation de Louis XIV, et Fidelia de Lancastre, nièce du roi Jacques et sœur du duc de Berwick, a été par LL. MM. envoyée dans l’Inde pour mettre obstacle aux projets compromettans de son frère et le ramener en Europe. La jeune duchesse n’a rien imaginé de mieux pour réaliser ce plan, auquel Berwick est loin de se prêter, que d’avoir l’air d’entrer dans les vues de celui-ci, de louer le château du pic terrible, et de se faire passer pour la vieille Barbe-Bleue rajeunie par un philtre, et continuant ses funestes épousailles. Elle y a attendu l’arrivée des flibustiers français. A l’aide d’un narcotique, elle a fait transporter sur leur navire son frère, qui passait pour son cinquième époux, et l’a ramené en France, où nous le retrouvons, sous le costume européen, au château de Saint-Germain. Comprenez-vous maintenant ?
Mais Rochambeau s’y trouve aussi ; il a recueilli son riche héritage, il est de retour ; il a revu sa belle inconnue qui lui a fort tranquillement fait le contre-mensonge de l’acte précédent : « Elle ne sait ce que Rochambeau veut dire ; il ne peut l’avoir vue dans l’Inde ; depuis trois ans, la duchesse de Lancastre habite avec son oncle le château de Saint-Germain. » Elle est sensible pourtant aux soins et à l’amour de Rochambeau, elle le lui avoue, leur union est possible, les voilà dans l’enivrement. Mais Jacques II survient ; il a, dans son exil, été forcé d’emprunter trois millions à un gentilhomme français ; le gentilhomme est mort, et la nièce de Jacques peut seule acquitter la dette de son oncle en épousant l’héritier de son créancier. Grand désespoir et presque aussitôt bonheur suprême. L’héritier, c’est Rochambeau, qui vient par ordre de son oncle rendre au roi Jacques le billet de trois millions que Sa Majesté avait souscrit ; et Fidelia est au comble de la joie de voir son bonheur et son devoir s’accorder si parfaitement. Ce dernier acte est peut-être un peu long vers la fin, surtout quand le dénoûment est deviné. Mais, en somme, la pièce, que mon récit défigure, selon l’usage, a toutes les qualités qu’on recherche dans les opéras : situations, prétextes à musique et à décors, variété de tons, surprises, etc.
La musique est l’œuvre d’un compositeur habile, très habile, qui cherche le beau et le trouve, et qui va droit son chemin sans tenir compte des petits moyens qui font obtenir les petits succès devant le petit public. M. Limnander a des idées nombreuses et belles ; sa mélodie est toujours suave, son harmonie pure et distinguée, son orchestre est vibrant, sonore, riche, sans bouffissure grotesque, sans jamais tomber dans le bruit plat, dans les effets bêtes, dans le tambourinisme grossier.
Les vastes dimensions de son œuvre l’ont obligé de renoncer à écrire une véritable ouverture. L’introduction instrumentale qui la remplace est d’une excellente couleur. On y trouve de jolis effets d’instrumentation ; celui que produisent les flûtes et les premiers violons, divisés à l’aigu et accompagnant d’en haut un solo de deux cors à l’unisson, est ravissant.
Puis vient un beau chœur et un air de ténor plein d’élégance. La ballade sur la cime du pic terrible a du caractère. L’entrée du chœur de femmes au refrain, sur la tonique aigüe et dans le mode majeur, est dramatique, bien accompagnée d’ailleurs, et la terminaison de la phrase vocale sur la dominante donne à la conclusion une tournure mystérieuse et sombre, saisie avec autant de bonheur que d’à propos.
Dans le duo entre Mirette et Rochambeau, se distingue dès l’abord un joli et nouveau dessein d’accompagnement. L’allegro final : Au lutin moi je me confie, est piquant. Je trouve exquise toute l’instrumentation de ce duo, dont quelques invasions dans le mode mineur me paraissent seulement refroidir par instans l’expression mélodique. J’aime aussi les couplets du boucanier : Dans ce pays on me connaît. C’est franc, un peu sauvage, mais sans bizarrerie. Après un chœur vigoureux et adroitement soutenu par l’orchestre, viennent des couplets de Rochambeau dont le chant, heureux et naturel, y est précédé d’une délicieuse ritournelle jouée par le cor anglais. Le dernier duo, finissant en trio, ne m’est pas resté présent à la mémoire ; je me souviens seulement que la réunion du thème chanté au bain par le boucanier à celui de l’air de Mirette, d’un caractère tout différent, produit un ensemble charmant ; elle a été très habilement combinée.
Au deuxième acte, le chœur des suivantes de Fidelia chantant autour de leur maîtresse endormie a bien l’accent et le rhythme convenables à l’expression de l’affaissement produite par l’ardent climat des Indes ; la mélodie m’en a paru un peu vague. L’accompagnement de saxophone s’y produit peut-être trop modestement. L’air de Mme Ugalde : Le sommeil a fui ma paupière, avec solo de violon, est écrit dans le style et dans la forme voulue pour les cavatines d’entrée de la prima donna. Il y a néanmoins plus d’invention dans celle-ci qu’on en trouve d’ordinaire dans ces exercices de vocalisation. Dans le chœur lointain avec harpe, accompagnant le chant sur l’avant-scène, le solo de soprano est peut-être un peu tourmenté. L’ensemble toutefois est délicieusement disposé ; il se termine d’une façon fort piquante.
Dans le duo entre Rochambeau et Fidelia, je trouve d’excellentes choses ; mais l’ensemble
Charme enchanteur
est assez commun. Dans la coda d’ailleurs, en jugeant du point de vue élevé où l’auteur s’est placé dès le début de son œuvre, les trombones sont de trop. Il figurent au contraire on ne peut mieux dans le quatuor suivant, sous le solo de basse :
Car ceux qui dorment dans ce gîte
Ne s’y réveillent pas toujours.
Le chœur sotto voce des flibustiers est joli ; il contient une progression chromatique descendante d’un heureux effet. Je crois que ce morceau néanmoins n’a pas assez de valeur musicale pour être dit trois fois, et que sa dernière répétition est de trop. Le tour mélodique des couplets de Fidelia : « Regardez-moi », est gracieux. Ceux du chevalier de Lentillac :
Ma vaillance me dit : Restons !
Ma prudence me dit : Partons !
sont d’un bon comique, et l’effet d’orchestre indiquant les tressaillemens de terreur du héros gascon est d’une risible vérité.
Après une marche brillante vient la ballade du roi de Lahore (car tout grand qu’il soit, cet opéra contient, on le voit, une foule de ces morceaux propres surtout à l’Opéra-Comique). Avant et pendant le chant de celui-ci se trouve un effet d’instrumens à vent d’une ravissante fraîcheur. La mélodie vocale contient une réminiscence du fameux air de la Semiramide de Rossini, bel raggio, très courte, mais regrettable. Signalons en passant le mouvement sinistre des basses de l’orchestre au moment où le boucanier subit l’effet du narcotique que lui a versé Fidelia.
Le troisième acte s’ouvre par un chœur en mouvement de marche assez peu distingué.
L’air de Rochambeau : « Echos de ce palais », a beaucoup de charme ; l’une de ses phrases rappelle trop une mélodie célèbre de Donizetti dans la Fiancée de Lammermoor.
J’aime beaucoup le trio suivant, dont le passage principal :
Pour être heureux, il faut se taire ;
Taisons-nous,
a ravi l’auditoire.
En somme, je le répète, la partition du Château de la Barbe-Bleue est, à mon sens, une des meilleures que l’on ait entendues à Paris depuis longtemps. Il y a là un talent incontestable, et un talent très vigoureux, dont les tendances sont dignes des plus nobles sympathies. M. Limnander est un musicien dramatique ; il possède en outre, avec les belles qualités que chacun peut apercevoir en lui de prime abord, celle de toutes qu’on trouve aujourd’hui le plus rarement, le bon sens. C’est un artiste consciencieux qui peut beaucoup, et qui fait toujours ce qu’il peut ; il comprend, il raisonne, il se respecte tout en respectant le public, et il ne croit point, quelque peu d’intelligence musicale et de goût qu’il suppose à son auditoire, qu’il faille absolument pour lui plaire écrire de lâches platitudes ou de violentes vilenies.
L’exécution du nouvel opéra est fort bonne. Les chœurs seuls laissent beaucoup à désirer. L’orchestre, dirige par M. Tilmant, est excellent, irréprochable ; il n’est pas possible de mettre plus de finesse dans les nuances, plus de discrétion dans les accompagnemens, plus de souplesse dans les variations du mouvement que ne fait cet orchestre, qui d’ailleurs contient un nombre considérable de virtuoses.
Mme Ugalde (Fidelia) chante comme un joyeux et charmant oiseau ; elle ne se soucie point des difficultés de la vocalisation qu’elle surmonte sans le moindre effort, sans gêne et avec un bonheur presque impatientant. Vous verrez qu’un de ces jours, nos Athéniens se lasseront de l’entendre appeler la Juste. Mlle Lemercier met de la gentillesse et de la verve dans le rôle de Mirette. Coulon est bien placé dans celui du boucanier. Sainte-Foix est un fort comique Gascon. Quant à Dufresne, je crois qu’il faut féliciter M. Perrin de l’avoir engagé. Sa voix est un ténor, un peu blanc, si l’on veut, mais qui a du charme, assez de force et de la flexibilité. Pour l’Opéra-Comique enfin c’est un ténor ! Dufresne a d’ailleurs de l’intelligence dramatique, de la chaleur, et ne manque pas d’aplomb musical. Je l’engage seulement à se méfier de quelques unes des notes hautes de sa voix, elles tendent à monter.
Le succès du Château de la Barbe-Bleue a été brillant ; tout fait croire qu’il fournira une longue carrière.
Nouveaux détails sur la chapelle impériale russe et les travaux de son directeur, le général Lvoff.
J’ai eu quelques occasions déjà de citer les merveilleux chanteurs de cette chapelle et les œuvres de l’un de ses directeurs, Bortnianski. L’intérêt que ces lignes insuffisantes a excité en faveur de la musique religieuse russe m’engage à en parler aujourd’hui avec un peu moins de laconisme.
La chapelle impériale de Saint-Pétersbourg, composée de quatre-vingts choristes, hommes et enfans, chantant sans accompagnement et sans chef conducteur, est ce que je connais de plus parfait au monde, et rien ne peut donner à ceux qui ne les ont pas entendus une idée de l’impression profonde, irrésistible que produisent ces voix si belles et si admirablement exercées.
Bortnianski (Dimitri Stepanovich), né en 1751 à Gloukoff, avait quarante-cinq ans, lorsque après un assez long séjour en Italie, il revint à Saint-Pétersbourg et fut nommé directeur de la chapelle impériale. Le chœur des chantres qui existait depuis le règne du czar Alexis Michaïlowitch, laissait encore beaucoup à désirer quand Bortnianski en prit la direction. Cet homme habile, se consacrant exclusivement à sa nouvelle tâche, mit tous ses soins à perfectionner cette belle institution, et c’est dans ce but qu’il s’occupa principalement de compositions religieuses. Il mit en musique quarante-cinq psaumes à quatre et à huit parties. On lui doit en outre une messe à trois parties et un grand nombre de pièces détachées. Dans toutes ces œuvres on trouve un véritable sentiment religieux, souvent une sorte de mysticisme qui plonge l’auditeur en de profondes extases, une rare expérience du groupement des masses vocales, une prodigieuse entente des nuances, une harmonie sonore, et, chose surprenante, une incroyable liberté dans la disposition des parties, un mépris souverain des règles vulgaires respectées par ses prédécesseurs comme par ses contemporains, et surtout par les Italiens dont il est censé le disciple. Il mourut le 28 septembre 1825, âgé de soixante-quatorze ans. Après lui, la direction de la chapelle fut confiée au conseiller privé Lvoff, homme d’un goût exquis et possédant une grande connaissance pratique des œuvres magistrales de toutes les écoles. Ami intime et l’un des plus sincères admirateurs de Bortnianski, il se fit un devoir de suivre scrupuleusement la marche que celui-ci avait tracée. La chapelle impériale était déjà parvenue à un degré de splendeur remarquable, lorsque en 1836, après la mort du conseiller Lvoff, son fils, le général Alexis Lvoff, en fut nommé directeur.
La plupart des amateurs de quatuor et les grands violonistes de toute l’Europe connaissent ce musicien éminent, à la fois virtuose et compositeur. Son talent sur le violon est remarquable, et son dernier ouvrage, que j’entendis à Saint-Pétersbourg il y a quatre ans, l’opéra d’Ondine dont M. de Saint-Georges vient de traduire le livret en français, contient des beautés de l’ordre le plus élevé, fraîches, vives, jeunes et d’une originalité charmante. Depuis qu’il dirige le chœur des chantres de la cour, tout en suivant la même voie que ses devanciers en ce qui concerne le perfectionnement de l’exécution, il s’est appliqué à augmenter le répertoire déjà si riche de cette chapelle, soit en composant des pièces de musique religieuse, soit en se livrant à d’utiles et savantes investigations dans les archives musicales de l’église russe, recherches grâce auxquelles il a fait plusieurs découvertes précieuses pour l’histoire de l’art.
Dans le dixième siècle, le prince Wladimir avait embrassé la religion grecque, dont le culte se répandit bientôt par toute la Russie; et comme alors le clergé ne se composait que de Grecs et de Bulgares, ceux-ci introduisirent leurs chants dans les offices, où, sous la dénomination de Græco-Bulgares, ils furent plus tard définitivement admis, avec quelques modifications. On possède encore en Russie, en manuscrit, les anciens livres de ces chants avec la notation grecque. Ils furent d’abord écrits sans harmonie et sans mesures. Quand l’influence des maîtres italiens Galuppi et Sarti, appelés en Russie, l’un par l’impératrice Elisabeth, l’autre par Catherine II, eut fait sentir dans le Nord les irrésistibles séductions de l’harmonie, ces chants antiques, écrits pour une seule voix, furent de plus en plus défigurés, et de mille manières différentes, dans la plupart des églises de l’empire, par l’adjonction de chœurs qu’improvisaient pour ainsi dire des chantres tous plus ignorans les uns que les autres.
L’empereur Nicolas ayant fait cette observation principalement dans les gouvernemens éloignés des deux capitales, ordonna en 1846 à M. A. Lvoff de réunir toutes les mélodies religieuses antiques et de les mettre en chœurs à quatre parties.
Après une étude sérieuse de la nature et de l’objet de ce travail immense, auquel la vie entière d’un homme pourrait à peine suffire, M. Lvoff est demeuré convaincu que malgré l’adjonction de l’harmonie à ces mélodies non mesurées, et l’apparente difficulté qui en résulte pour les exécutans, il devait leur laisser leur forme et leur liberté primitives ; que cette mélopée flottante, d’un rhythme indécis, semble être à la musique mesurée comme la prose est aux vers, et que, puisque nous pouvons parler en prose et en vers, nous devons aussi pouvoir chanter la prose suivant un rhythme prosaïque, déterminé seulement par la valeur des accens de la langue, et les vers suivant un autre rhythme plus précis et plus en rapport avec celui de la versification….. Cette opinion de M. Lvoff est parfaitement juste. Il s’est, en conséquence abstenu de mesurer les chants grecs. Les ressources de la musique actuelle et la liberté que sa mesure, en apparence tyrannique, laisse aux accidens du rhythme, sont telles, il est vrai, que nous pouvons bien, d’une part, employer la musique mesurée même pour la prose (cela se fait journellement), et, de l’autre, la musique d’un rhythme et d’un mouvement libres, même pour les vers ; témoin nos récitatifs. Mais nous n’avons guère tenté d’exécuter jusqu’ici que de courts récitatifs à plusieurs voix à l’unisson (dans Fernand Cortez, de Spontini, et dans un Oratorio de Lesueur, Ruth et Booz), et le seul exemple à deux voix que j’en connaisse se trouve dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck (cruels ! faut-il vous implorer ?).
Il importait donc beaucoup à M. Lvoff de prouver que des harmonies vocales à quatre parties non mesurées, mais écrites d’une certaine façon, peuvent être chantées en chœur avec le plus parfait ensemble, et il y est parvenu.
Son harmonisation des chants récitatifs grecs ne l’a entraîné à aucune altération du texte mélodique, et le savoir spécial, l’adresse et le goût qu’il a déployés dans ce difficile travail, et dont j’ai les preuves sous les yeux, lui ont permis de résoudre avec un succès complet le triple problème proposé par l’empereur Nicolas ; savoir : recueillir les anciens chants de l’Eglise grecque dans leur pureté primitive, les mettre en harmonie moderne, et les laisser néanmoins exécutables pour les chantres peu exercés et pour le peuple.
On objectera sans doute que le même problème a dès longtemps été résolu par les maîtres de la chapelle Sixtine de Rome, Palestrina, Allegri, Baïni ; mais le miserere d’Allegri, les improperia de Palestrina et cent autres compositions du même genre, sont écrits de façon à ce que toutes les voix chantent les mêmes valeurs de notes en même temps. Ce sont des chœurs en harmonie plaquée, sans mélodie, et dont chaque accord longtemps prolongé sert à la récitation d’un très grand nombre de syllabes. Dès lors la difficulté d’exécution diminue. Le De profundis en faux bourdon exécuté dans nos églises de France, également sans mesure, peut en donner une idée. Les chœurs de M. Lvoff sont autrement conçus, et ils devaient l’être, le chant grec étant imposé. De là son mérite et la valeur considérable du service qu’il rend à l’art musical religieux en Russie. Les trois premiers volumes de son vaste recueil viennent de paraître.
HECTOR BERLIOZ.
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