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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 1er JUILLET 1851 [p. 1-2].

AU RÉDACTEUR.

Londres, le 16 juin.

Théâtres lyriques de Londres. — Leur rivalité. — Système d’études accélérées. — Opéras en cinq actes montés en dix jours. — Libertés prises à l’égard de tous les grands maîtres par les chefs d’orchestre. — Don Giovanni. — Fidelio.Il Prodigo. — Mmes Sontag, Cruvelli, Ugalde, Castellan, Giuliani.Le ténor Tamberlick, Massol, Formès, Coletti. — Mme Charton-Demeur, Ernst, Seligmann.

    Monsieur,

    Quand dans une de mes précédentes lettres je vous ai parlé des sociétés musicales d’Angleterre qui exécutent avec pompe et un si remarquable ensemble les meilleures productions du style sacré, je n’ai pas fait assez ressortir, je le crains, le rare désintéressement de ces sociétés. Elles n’ont été fondées en effet, elles n’existent que dans un seul but bien compris de tous leurs membres : il s’agit pour elles de produire dignement les belles œuvres, sans tenir trop de compte des dépenses que leur exécution peut occasioner, ni du temps nécessaire à leur étude, et avec la volonté bien arrêtée d’employer pour la plus grande gloire de la musique le produit entier des recettes, quel qu’il soit. Libres ainsi de tout souci mercantile, prêts à faire même des sacrifices d’argent s’ils sont nécessaires, ces amateurs choristes, instrumentistes et administrateurs sont donc dans les meilleures conditions possibles pour faire de l’art. Et ils en font. Aussi remarque-t-on un frappant contraste entre ces sociétés grandioses, qui prospèrent sans bruit, et les théâtres lyriques de Londres, dont les fortunes toujours changeantes préoccupent si vivement l’attention du public fashionable.

    D’un côté, on étudie avec soin, patience et respect les chefs-d’œuvre, on engage même des compositeurs que l’on rétribue royalement à écrire pour certaines fêtes des partitions monumentales. C’est ainsi, m’a-t-on dit, que Mendelssohn reçut 1,000 li. st. (25,000 fr.) pour son oratorio d’Elie exécuté pour la première fois au festival de Birmingham.

    De l’autre, voici ce qui se pratique. Mais avant d’entrer dans le détail des mœurs musicales du théâtre de la Reine et de celui de Covent-Garden, les seuls qui existent maintenant, il est bon de vous dire dans quelle position ils se trouvent l’un vis-à-vis de l’autre.

    L’unique scène consacrée à l’opéra italien à Londres était, il y a quatre ans, sous la direction de M. Lumley. Un jour, pour des raisons que j’ignore, une conspiration s’ourdit parmi les artistes de ce théâtre ; ils s’engagèrent à l’abandonner simultanément l’année suivante et à se constituer en société lyrique rivale au théâtre de Covent-Garden. Ce secret de comédien fut bien gardé ; au jour dit la conspiration éclata, elle réussit, et M. Lumley se trouva, dit-on, du soir au lendemain sans cantatrices, sans chanteurs, sans choriste[s], sans orchestre et sans chef d’orchestre, pour continuer son exploitation. Deux artistes seuls lui étaient restés fidèles, sa première basse chantante, Lablache, et son premier violon, Auguste Tolbecque. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans l’histoire du théâtre d’exemple d’une semblable révolution. Ce fut alors que, souverain sans sujets, M. Lumley, pour retrouver un peuple, donna les plus éclatantes preuves de son intelligente activité, de son esprit de ressources et d’une obstination que nul obstacle ne peut vaincre. Son parti fut bientôt pris ; il vola sur le continent, fouilla dans tous les sens la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, trouva prime donne, basses, ténors, rassembla de vingt points différens de l’Europe les nombreux élémens d’un orchestre et d’un chœur, acheta des partitions françaises qui n’étaient pas encore terminées, prépara les négotiations qui devaient bientôt lui assurer Jenny Lind, se créa des appuis dans l’aristocratie anglaise et dans les presses de France et d’Angleterre, et reparut enfin en temps utile à la tête de sa nouvelle armée, en disant au théâtre de Covent-Garden : A nous deux maintenant !

    Dès ce jour une guerre de tous les instans s’établit entre les deux théâtres ; guerre d’intérêts et d’amour-propre, âpre et acharnée. On combat pied contre pied, poitrine contre poitrine, à coups de dive et de premiers ténors, bourrés de guinées à double charge ; les projectiles sont tantôt des chefs-d’œuvre, tantôt une mitraille d’opéras de pacotille, soit entiers, soit coupés en morceaux, qui tombent comme grêle. Les deux théâtres jouent le même répertoire ; il leur arrive même souvent de jouer le même opéra tous les deux à la fois, à la même heure, le même jour. De là de brûlantes comparaisons, des discussions interminables parmi les amateurs et les critiques. De là le danger pour les étrangers d’aborder ces graves questions dans un cercle dont l’opinion ne leur est pas connue ; vanter M. Lumley devant des gens qui tiennent pour Covent-Garden ! autant vaudrait raconter un nouveau tour manqué de somnambule devant des adeptes de magnétisme.

    En somme, voici les résultats bons et mauvais de cet antagonisme. Chacun des deux théâtres fait des efforts extraordinaires pour varier son répertoire, pour s’attacher des chanteurs habiles épars sur divers points de l’Europe, et pour faire briller sur son affiche un grand nombre de noms étoiles. Chacun d’eux réussit plus ou moins. Les premiers chanteurs connus sont donc réunis à Londres pendant la saison musicale. Mais c’est au détriment du bel ensemble qui existerait s’il n’y avait qu’un seul théâtre ; c’est au grand dommage d’une exécution qui pourrait être merveilleuse si tous ces talens, au lieu d’être ainsi hostilement opposés les uns aux autres, étaient appliqués avec discernement à une seule et même tâche dans un intérêt commun.

    Ainsi M. Lumley possède en ce moment Mme Sontag, Mlle Cruvelli, Mlle Duprez, Mme Ugalde, Mme Giuliani, Melle Lia Bertrand, Lablache, Massol, Gardoni ; mais il serait bien heureux néanmoins d’avoir Tamberlick et Formès, que Covent-Garden a pris au vol, et Mario et quelques autres virtuoses que ce théâtre a conservés. Ensuite, malgré le nombre considérable d’artistes qui se trouvent dans son orchestre, malgré le soin, la chaleur et la précision avec lesquels M. Balfe les dirige, la supériorité de l’orchestre de Covent-Garden est difficilement contestable ; il en est de même pour le chœur. Mais ces côtés faibles du théâtre de la Reine, que son directeur a eu tant de mérite néanmoins à fortifier aussi bien, ne peuvent, malgré les progrès évidens que fait chaque jour en musique le public de Londres, donner de graves inquiétudes à M. Lumley. L’important aujourd’hui encore, pour ces sortes d’affaires, c’est l’affiche. L’avez-vous couvertes de noms célèbres, avez-vous annoncé des œuvres célèbres, ou déclaré célèbres des œuvres obscures de compositeurs célèbres, en appuyant de toutes les forces de la presse sur cette épithète ?… le tour est fait. Mais comme le public est insatiable de nouveautés, comme c’est la curiosité surtout qui le guide, il est nécessaire au joueur qui veut le gagner de battres les cartes très souvent. Dès lors il faut faire vite plutôt que bien, extraordinairement vite, dût-on pousser la célérité jusqu’à l’absurde. Le directeur sait que l’auditoire ne remarquera pas les défauts de l’exécution, s’ils sont adroitement déguisés ; qu’il ne s’avisera jamais de découvrir les ravages produits dans une partition nouvelle par l’incertitude, par l’impuissante action des masses, par leur froideur, par les nuances manquées, les mouvemens faux, les traits écorchés, les idées comprises à contre-sens. Il compte assez sur l’amour-propre des chanteurs à qui les rôles sont connus pour être sûr que, mis en évidence comme ils le sont, ceux-là au moins feront des efforts surhumains pour paraître honorablement devant le public, malgré le peu de temps qui leur est accordé pour s’y préparer. C’est en effet ce qui arrive, et c’est là l’important. Néanmoins il est des occasions où, en dépit de leur bonne volonté, les acteurs les plus zélés n’y peuvent parvenir. On se rappellera longtemps la première représentation du Prophète à Covent-Garden, où Mario resta court plus d’une fois, faute d’avoir eu le temps d’apprendre son rôle. Donc on aurait beau dire, quand il s’agit de la première représentation d’un nouvel ouvrage : « Il n’est pas su, rien ne va, il faut encore trois semaines d’études ! — Trois semaines ! dirait le directeur, vous n’aurez pas trois jours ; vous le jouerez après-demain. — Mais, Monsieur, il y a un grand morceau d’ensemble, le plus important de l’opéra, dont les choristes n’ont pas encore vu une note ; ils ne peuvent pourtant pas le deviner, l’improviser en scène ! — Alors supprimez le morceau d’ensemble, il restera toujours assez de musique. — Monsieur, il y a un petit rôle qu’on a oublié de distribuer, et nous n’avons personne pour le remplir. — Donnez-le à Mme X… et qu’elle l’apprenne ce soir. — Mme X… est déjà chargée d’un autre rôle. — Eh bien ! elle changera de costume, et elle en jouera deux. Croyez-vous que je vais entraver le mouvement de mon théâtre pour de pareilles raisons ? — Monsieur, l’orchestre n’a pas encore pu répéter les airs de ballet ! — Qu’il le joue sans répétitions ! Allons, qu’on me laisse tranquille. L’opéra nouveau est affiché pour après-demain ; la salle est louée, tout est bien. »

    Et c’est la crainte d’être distancé par leurs rivaux, jointe à la nécessité de couvrir chaque jour des frais énormes, qui cause chez les entrepreneurs cette fièvre, ce delirium tremens, dont l’art et les artistes ont tant à souffrir. Un directeur de théâtre lyrique, à Londres, c’est un homme qui porte un baril de poudre sans pouvoir s’en débarrasser, et qu’on poursuit avec des torches allumées. Le malheureux fuit à toutes jambes, tombe, se relève, franchit ravins, palissades, ruisseaux et fondrières, renverse tout ce qu’il rencontre, et marcherait sur le corps de son père et de ses enfans s’ils lui faisaient obstacle.

    Ce sont, je le reconnais, de tristes nécessités de position. Mais ce qui est plus déplorable, c’est que cette précipitation brutale des théâtres, dans les préparatifs de toute exécution musicale, devienne une habitude, et soit transformée elle-même, par quelques personnes, en talent spécial digne d’admiration. « Nous avons monté cet opéra en quinze jours, dit on d’une part. — Et nous en dix, réplique-t-on de l’autre. — Et vous avez fait de la belle besogne ! » dirait l’auteur, s’il était présent. Les exemples qu’on cite de certains succès de cette nature font en outre qu’on ne doute plus de rien, et que le dédain de toutes les qualités de l’exécution, qui seules peuvent la constituer bonne, le mépris même des nécessités de l’art, va croissant. Je n’oublierai jamais que pendant la courte existence du grand Opéra anglais à Drury-Lane, le directeur, dont le répertoire se trouvait à sec, ne sachant à quel saint se vouer, dit un jour à son chef d’orchestre très sérieusement : « Un seul parti me reste à prendre, c’est de donner Robert-le-Diable mercredi prochain. Nous devrons ainsi le monter en six jours. — Parfait ! lui répondit-on, et nous nous reposerons le septième. Vous avez la traduction anglaise de cet opéra ? — Non, mais elle sera faite en un tour de main. — La copie ? — Non, mais… — Les costumes ? — Pas davantage. — Les acteurs savent la musique de leurs rôles ? les chœurs possèdent bien la leur ? — Non ! non ! non ! on ne sait rien ; je n’ai rien, mais il le faut ! » Et le chef d’orchestre garda son sérieux ; il vit que le pauvre homme perdait la tête, ou plutôt qu’il l’avait perdue ; au moins, s’il n’eût perdu que cela ! Une autre fois, l’idée étant venue à ce même directeur de mettre en scène Linda di Chamouni de Donizetti, dont il avait pourtant songé à se procurer la traduction, les acteurs et les chœurs ayant eu par extraordinaire le temps de faire les études nécessaires, on annonça une répétition générale. L’orchestre étant réuni, les acteurs et les choristes à leur poste, on attendait. — « Eh bien ! pourquoi ne commencez-vous pas ? dit le régisseur. — Je ne demande pas mieux que de commencer, répondit le chef d’orchestre, mais il n’y a pas de musique sur les pupitres. — Comment ! c’est incroyable ! Je vais la faire apporter. » Il appelle le chef du bureau de copie : — « Ah ! çà, placez donc la musique ! — Quelle musique ?… — Eh, mon Dieu ; celle de Linda di Chamouni. — Mais je n’en ai pas, on ne m’a jamais donné l’ordre de copier les parties d’orchestre de cet ouvrage.  » Là-dessus les musiciens de se lever avec de grands éclats de rire, et de demander la permission de se retirer, puisqu’on avait négligé pour cet opéra de se procurer la musique seulement.

    Il n’y a donc rien de plus redoutable pour un compositeur que l’épreuve d’une première représentation d’un de ses ouvrages à Londres. S’il réussit, il le devra d’abord aux artistes chargés des rôles principaux, ensuite à la présence d’esprit du chef d’orchestre, à l’impossibilité complète où se trouve la majorité de l’auditoire de remarquer ce qui manque à l’exécution, aux préventions qui existeront en sa faveur dans le public et dans la presse, et à l’effet saillant de deux ou trois morceaux qu’on n’aura pas trop défigurés.

    Quant aux ouvrages qui existent dans le répertoire depuis quelques années, c’est différent. Comme on les remet plus ou moins longtemps à l’étude chaque saison, quand leur tour de représentation est venu, il s’ensuit que les exécutans les apprennent peu à peu, et finissent même, au bout de trois ou quatre ans, par les savoir tout à fait bien. Voilà pourquoi les opéras de Mozart et quelques uns de ceux de Bellini et de Donizetti sont en général rendus avec aplomb et assurance par les masses vocales et instrumentales ; les chœurs des Huguenots commencent à être sus ; l’année prochaine, puisqu’on l’a remis en scène cet été, le Prophète marchera.

    Il y a donc bien des infidélités involontaires dans l’interprétation des opéras à Londres et les causes vous en sont maintenant connues. Malheureusement, il y en a d’autres aussi, infidélités volontaires très graves, et que j’appelle et appellerai toujours, malgré tout, d’impardonnables outrages faits aux grands maîtres, à leurs œuvres et au bon sens. Ainsi, non seulement on taille, on coupe, on transpose, on culbute un opéra, on n’en représente que la moitié ou les deux tiers, on donne un rôle de baryton à un ténor (témoin Tamberlick, qui vient de chanter le rôle du roi dans la Favorite), on supprime un morceau pour lui en substituer un autre pris n’importe où ; mais encore on corrige, on instrumente au gré des chefs d’orchestre toutes les partitions anciennes ou modernes, légères ou grandioses, d’auteurs morts ou vivans.

    Que ces auteurs soient de grands maîtres, armés d’une autorité immense, qu’ils se nomment Mozart, Beethoven, Weber ou Rossini, peu importe. M. Costa a depuis longtemps jugé convenable de leur donner des leçons d’instrumentation, et, je le dis avec regret, Balfe a suivi son exemple. Il y a dans les deux orchestres qu’ils dirigent trois trombones, un ophicléide, une petite flûte, une grosse caisse et des cymbales ; à leur avis, c’est pour s’en servir.

    A l’instar de leurs honorables confrères de Lyon, MM. les administrateurs de ces théâtres peuvent dire, d’ailleurs, qu’ils ne paient pas des musiciens pour compter des pauses. En conséquence, Mozart, Beethoven, Rossini, Weber ont eu beau faire, ils doivent subir l’ophicléide, les trombones, la grosse caisse, les cymbales, la petite flûte, tout ce qui beugle, tonne, perce déchire ou retentit, en maint endroit de leurs ouvrages qu’ils se sont bien gardés d’instrumenter de la sorte. Bien plus, s’ils ont eu recours, mais avec une savante réserve, à quelques uns de ces violens auxiliaires de l’orchestre, on trouve leur réserve intempestive ; on supprime les pauses des trombones, par exemple, dans l’ouverture (en mi) de Fidelio, où Beethoven ne les a employés qu’à la fin de l’allegro, et on les fait jouer presque partout : toujours, sans doute, parce que les trombones ne sont pas payés pour compter des pauses.

    Il n’y a plus de styles différens pour les orchestres, plus de caractères opposés, plus de nuances de coloris ; les maîtres ne peuvent plus écrire comme ils l’entendent, il ne leur est plus permis d’établir des oppositions entre leurs divers ouvrages, selon l’ordre d’idées auquel ces ouvrages appartiennent, les caractères, les sentimens, les mœurs qu’ils ont à reproduire musicalement. Non, tous doivent subir la loi commune, et devenir communs, et absurdes, et brutaux, quoi qu’ils en aient.

    Dans le chef-d’œuvre de Mozart, à la scène du souper, pendant que les musiciens particuliers de don Juan lui font entendre la naïve musique de la Cosa rara, on a (au théâtre de la Reine) introduit un incroyable solo d’ophicléide qui jure de la façon la plus étrange avec son entourage et avec le style du morceau. L’instrument-veau s’étale sur cette délicate instrumentation comme ferait une truellée de mortier sur un tableau de Raphaël. C’est aussi laid qu’invraisemblable ; car, de par tous les diables ! don Juan était un homme de goût, et si l’un de ses gens se fût avisé de venir ici jouer la musique de Martini (1) sur l’ophicléide pendant son repas, l’élégant Espagnol n’eût pas manqué d’ordonner à Leporello de mettre le butor à la porte.

    M. Costa, lui, a introduit les trombones et l’ophicléide jusque dans l’air de la vieille Marcelline du Barbiere de Rossini ; et pour donner plus de relief à l’entrée de ces quatre instrumens, dont l’effet ressemble là à celui que produirait le lustre en tombant sur le parterre, au milieu d’un silence général, il a ordonné aux violons de jouer toujours pianissimo jusque-là, et de supprimer les petits accens de rinforzando marqués par Rossini dans la phrase incidente qui dialogue avec le chant ; l’attaque subite du cuivre est alors bien plus foudroyante, et l’on [t]ressaute en l’entendant, et l’on se demande si la salle s’écroule….. Admirez la profondeur et l’à-propos d’une telle combinaison ! … Dans le final du même opéra, il a ajouté la grosse caisse et les cymbales, et les quatre grands instrumens de cuivre, bien entendu ; c’est trop juste. Il en a fait autant dans celui de Don Giovanni ; il a ajouté la grosse caisse, les cymbales et l’ophicléide dans l’ouverture du Freyschütz ; la grosse caisse, les cymbales et ce même ophicléide si cher, dans le final de Fidelio ; enfin, il en a mis partout !

    Beethoven, Mozart, Weber sont morts ; mais que Rossini au moins, puisqu’il vit encore, vienne à l’école à Londres, et on lui montrera comment il fallait écrire l’orchestre de ses opéras. Au reste, nous pouvons opposer d’illustres exemples français à ceux qu’on admire à Londres. Sans parler des anciens hauts faits du nommé Lachnitz dans la Flûte enchantée (les Mystères d’Isis), et dans Don Juan, de ceux plus récens de M. Castilblaze dans cent partitions et de M. Adam dans les opéras de Grétry et de Monsigny, n’avons-nous pas eu à déplorer la faiblesse d’Habeneck, qui, tout en montrant avec horreur les coupures faites jadis dans la symphonie en de Beethoven par le directeur des concerts spirituels de l’Opéra, a supprimé une reprise dans le final de la symphonie en ut mineur de ce même Beethoven et retranché les parties de contre-basse au début du scherzo de cette même symphonie ? Et quand on lui contestait l’opportunité ou la convenance de ces mutilations, il entrait dans les plus grotesques fureurs. « Vous savez, me disait-il à ce sujet, qu’il faut toujours arranger un peu différentes choses, même dans les chefs-d’œuvre, pour les bien rendre. — Moi ! je sais cela ! Que je meure à l’instant si j’en ai jamais eu la moindre idée ! Je conviens que si Beethoven vivant et dirigeant l’exécution d’une symphonie de votre composition voulait bien vous donner des conseils sur sa facture et sur son orchestration, vous seriez trop heureux d’en profiter ; mais vous, corriger Beethoven ! allons donc ! vous êtes malade ! — C’est égal, dit-il en frappant d’un violent coup de poing la table près de laquelle nous étions assis, les contre-basses ne joueront pas ! » Et de fait elles n’ont jamais joué, et pendant vingt et un ans ce merveilleux morceau a été ainsi corrigé… à Paris… par Habeneck.

    Mais vous trouvez sans doute que je rabâche, et que je ferais mieux de vous dire enfin catégoriquement comment les opéras que j’ai vu représenter dernièrement à Londres y ont été exécutés et accueillis. M’y voici.

    Le Don Giovanni, au théâtre de la Reine, a l’avantage de posséder une Zerline comme on n’en a jamais eu, Mme Sontag. Il n’est pas possible, je crois, à l’imagination la plus active de se figurer une réalisation plus complète de l’idéal de Mozart. C’est l’ingénuité, la grâce, la charmante gaucherie, la coquetterie instinctive, c’est tout ce qu’on cherche, tout ce qu’on a rêvé pour cette délicieuse bric[c]oncella uni à la plus incomparable perfection de chant.

    Calzolari (Ottavio), dans son air Il mio tesoro, a voulu prendre quelques libertés par trop italiennes dont le public l’a sévèrement puni, malgrés les bonnes qualités de sa voix et de son style dans tout le reste du rôle. Coletti (don Giovanni) mérite le prix Montyon. Lablache charge trop Leporello. Mlle Fiorentini est une belle dona Anna, dont les intonations manquent de sûreté ; elle a, par deux ou trois sons douteux, gâté tout l’effet du trio des masques. Mme Giuliani s’acquitte très bien d’un rôle ingrat autant que difficile, celui de dona Elvira ; elle a su en faire resssortir, en excellente musicienne, plusieurs passages que j’avais vu presque toujours estropier jusqu’ici. On a désorganisé entièrement la scène du bal chez don Giovanni, en supprimant les trois orchestres et les trois airs de danse différens, entendus ensemble, pour y substituer la célèbre sarabande de Mozart (dont je n’avais jamais entendu parler). Les abonnés et le public se plaignent avec raison de ne jamais voir Carlotta Grisi, qui est mise à l’index du répertoire je ne sais pourquoi, on avait besoin de ce petit morceau pour la faire danser ou plutôt pour la faire paraître dans Don Giovanni, et avoir ainsi le droit de l’afficher, car elle y danse si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.

    Je n’ai pas vu cette année Don Giovanni à Covent-Garden. Je sais seulement qu’on y a conservé pour le bal les trois orchestres, et que l’exécution générale de l’ouverture est très soignée.

    Venons à Fidelio.

    Il a paru d’abord chez M. Lumley, et sous les traits de Mlle Sophie Cruvelli. Cette jeune et encore un peu incorrecte cantatrice a déployé dans la reproduction de son personnage de grandes qualités de sensibilité, d’énergie et d’intelligence musicale. Sa voix magnifique, si également sonore et vibrante dans toute son étendue, y fait merveille, surtout dans l’admirable air du premier acte et dans le quatuor de la prison. Elle m’a réellement entraîné et ému, comme tout le monde, à la seconde représentation. La première m’avait beaucoup moins satisfait. Sims Reeves (Florestan, qu’on appelle ici Fernando) se tire avec peine des difficultés du fameux air dans lequel Haïtzinger a laissé en Allemagne et en France de si palpitans souvenirs. Aussi ce morceau a-t-il passé presque inaperçu. Reeves a le défaut commun aux chanteurs anglais dont les intonations ne sont pas irréprochables : il chante souvent trop haut. On avait annoncé que le chœur des prisonniers du premier acte serait exécuté, en outre de la masse des choristes, par tous les sujets du théâtre, tels que Calzolari, Gardoni, Massol, Poultier, Coletti, etc. Ils ont paru en effet, mais que leur concours ait beaucoup contribué à l’amélioration de ce morceau doux et triste. Ils semblaient ne savoir guère de leur partie que deux ou trois notes chacun. C’était dans le grand final qu’il fallait les introduire, en leur donnant le temps de bien l’apprendre, et en les priant de donner à son exécution tout l’entrain, tout l’enthousiasme dont ils sont capables, et dont la composition déborde. C’est justement ce qu’on ne leur a pas demandé. Ce final a produit un effet médiocre : la flamme manquait à ses interprètes, et même l’assurance et la voix.

    Tout à l’inverse, à Covent-Garden, Mme Castellan a chanté correctement, mais sans beaucoup d’ardeur, ce rôle de Fidelio, trop haut et trop fatigant pour elle, et Tamberlick a électrisé la salle dans l’air de Florestan. On le lui a fait répéter avec trépignemens. A la bonne heure ! le voilà rendu ! c’est vivant, frémissant, douloureux, éperdu ; cela arrache l’âme ; c’est Beethoven tout entier à sa proie attaché. On tremble à l’aspect de ce délire d’un malheureux qui meure de faim, en écoutant les cris qu’il adresse à sa femme, à ses enfans absens, qu’il croit voir autour de lui, et dont le solo continu du hautbois dans l’orchestre reproduit les voix gémissantes. Tamberlick est le seul chanteur à ma connaissance qui, depuis Haïtzinger, ait rendu intelligible ce sublime morceau. Il a, en outre, enlevé avec explosion le grand final, grâce au mordant de ses notes de poitrine dans le haut et à l’enthousiasme qui le possédait. Formès est un excellent geôlier, et Tagliafico s’acquitte bien du rôle dangereux du gouverneur. L’exécution des chœurs était chaleureuse et puissante ; mais n’oublions pas de dire à ce sujet que Formès étant tombé malade et ayant par là retardé d’une semaine la première représentation de Fidelio, les choristes de Covent-Garden ont eu ainsi pour leurs études huit jours de plus que leurs confrères du théâtre de la Reine, huit jours sur lesquels ils ne comptaient pas, et qu’ils ont bien employés. On a été forcé de les laisser apprendre leur musique.

    A chacun des deux théâtres, aux représentations de Fidelio, on exécute deux des quatre ouvertures que Beethoven écrivit pour cet opéra ; l’une (en mi naturel) au commencement, l’autre (en ut) dans l’entr’acte qui précède le dernier tableau. Ces deux grandes compositions instrumentales sont bissées chaque soir à Covent-Garden, tant le public anglais se passionne pour Beethoven quand il est bien exécuté. Et pourtant, chose remarquable, on s’est abstenu d’ajouter la grosse caisse et les cymbales dans ces chefs-d’œuvre, en se contentant d’adjoindre à l’orchestre de Beethoven un ophicléide seulement. On n’aura pas eu le temps.

    La première représentation d’Il Prodigo (l’Enfant prodigue) a eu lieu la semaine dernière au théâtre de la Reine, après dix jours de répétitions. L’opéra de M. Auber est en cinq actes, cela fait deux jours d’études par acte. Les choristes venaient au théâtre à dix heures du matin, répétaient jusqu’à quatre heures, et souvent jusqu’à cinq, allaient manger leur dîner (ceux qui en avaient un), et revenaient en toute hâte à sept heures s’habiller au théâtre pour la représentation, qui les y retenait jusqu’à une heure du matin. Pauvres gens ! Mais il fallait que l’Enfant prodigue fût monté en dix jours, il le fallait ! Eh bien ! Vous le voyez, on en est venu à bout, dira-t-on, et cela va bien. — Point du tout, cela va mal. Il n’y a pas eu à la première soirée un seul grand morceau choral réellement exécuté ; les deux tiers des choristes attaquaient mollement, avec incertitude, l’autre tiers ne chantait pas. Les rôles seulement étaient sus. Ceci prouve que les acteurs, quand ils sont forcés de le vouloir, ont une mémoire exceptionnelle.

    Coletti est un très bon Bocchoris ; Mme Sontag donne une physionomie nouvelle au personnage de Jephthète, et chante à miracle son air d’Haydé, intercalé au cinquième acte. Gardoni est un gracieux Azaël, et Mme Ugalde, déjà remise des dernières émotions de son drame intime, ne pouvait manquer de briller dans les vocalisations du rôle de Nephthé. On l’a même chargée de chanter en outre celui du petit pâtre, et elle y parvient, en changeant un peu de costume au quatrième acte. Pour Massol, c’est lui qui, en somme, a obtenu les honneurs de la soirée. Ses couplets « Connaissez-vous un beau jeune homme ? » ont vivement impressionné l’auditoire, et la reine elle-même les a applaudis. Mlle Rosati, toujours charmante, malgré le costume excentrique dont on l’a affublée, tourbillonne comme une tulipe emportée par le vent. La décoration du temple est très belle, et la musique de M. Auber a beaucoup plu, bien que le dessin en ait été souvent effacé dans les ensembles par l’insuffisance d’une exécution à peine ébauchée. Enfin il y a dans la caravane un chameau vivant ! ! ! C’est un succès.

    Je ne vous dirai rien aujourd’hui des concerts que j’ai entendus ces jours-ci ; ma lettre est déjà trop longue. Je ne puis finir cependant sans signaler l’éclat de celui que vient de donner Ernst dans la salle de Hanover square, sans mentionner le brillant accueil que le public a fait à Seligmann à l’avant-dernière matinée de l’Union musicale, et sans vous parler de l’ovation reçue par Mme Charton-Demeur au dernier concert de la Société Philharmonique. Elle y a chanté la grande scène du Freyschütz avec une largeur de style, une sensibilité, un élan dramatique, une sûreté d’intonations, et une fidélité qui lui ont valu, avec les applaudissemens de l’auditoire, les suffrages de tous les vrais artistes, étonnés d’entendre si bien rendu un morceau célèbre qui l’est ordinairement si mal. Mme Charton a beaucoup gagné depuis son départ de Paris : sa méthode est plus correcte, sa voix plus pleine et plus ductile. C’est enfin aujourd’hui une cantatrice remarquable, qui peut réussir dans le style passionné tout aussi bien que dans le style léger et orné. Il est au moins singulier que nous en soyons privés à Paris.

HECTOR BERLIOZ.

    P. S. Un opéra en cinq actes appris et mis en scène en dix jours ! Quand j’y songe…..

(1) La Cosa rara est de Vincenzo Martini.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2011.

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