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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 31 MAI 1851 [p. 1-2].

A M. le Rédacteur en chef du Journal des Débats.

Londres, 22 mai.

Le Jury musical de l’Exposition. — Concerts et Sociétés philharmoniques de Londres, Liverpool, et Manchester. — The small-footed lady, cantatrice chinoise. — Son maître de musique. — Les instrumens indiens. — Grand succès de Fidelio au théâtre de la Reine. — Influence du pantalon noir à Covent-Garden. — Facéties des affiches de ce théâtre. Les récitatifs du Freyschütz.

        Monsieur,

    Vous ne me faites pas l’injure, je l’espère, de redouter de ma plume une cent millième description du palais de cristal ; des merveilles qu’il contient ; une hymne à la puissance anglaise ; une élégie sur les lenteurs françaises, ornée d’une douzaine de variations où l’on retrouverait plus ou moins mal reproduits les murmures du peuple immense qui se presse sous le vitrail colossal, ceux des chutes d’eau qui en rafraîchissent l’enceinte, et la grande voix des orgues cachées dans le feuillage d’arbres druidiques, élevant leurs solennelles harmonies au-dessus de ces rumeurs, comme une incessante prière consacrant le travail humain. Vous savez ce que je pense de la musique inutile ; vous ne devez pas donc craindre que j’ajoute mon inutile prose à celle dont tant de plumes éloquentes ou frivoles, ignorantes ou savantes, artistes ou vénales, plumes d’or, plumes d’argent, plumes de fer, plumes d’oie, viennent d’inonder à ce sujet les deux hémisphères.

    Non, j’ai bien dit : Hug ! comme un Mohican, la première fois que je suis entré dans le monument ; je me suis bien écrié, comme un Anglais : O God ! en y entrant une second fois ; je me suis même oublié jusqu’à prononcer un sacrebleu français à ma troisième visite ; mais vous exposer le contenu de ces trois exclamations célèbres, c’est ce dont je me garderai. D’ailleurs je n’y parviendrai pas ; le hug surtout est inanalysable.

    Je ne puis, même en me renfermant dans ma spécialité, vous parler du mérite des divers exposans qui luttent ensemble pour la fabrication des instrumens de musique ; la réserve imposée aux membres du jury auxquels on a confié l’étude comparative de leurs travaux m’en empêche. Nous ne devons émettre qu’une opinion collective ; la mienne en outre n’est point encore suffisamment éclairée. Ce qu’il y a de certain, c’est que, si l’on en excepte les chanteurs, dont la race va s’éteignant de jour en jour, la musique moderne ne manque pas d’organes pour produire clairement ses pensées et en varier l’expression à l’infini. Malheureusement l’abus est si près de l’usage, il y a une telle ignorance, une si choquante indiscrétion dans l’emploi que font de ces instrumens la plupart des compositeurs, qu’il serait, selon moi, à désirer qu’on pût en restreindre le nombre au lieu d’en favoriser la multiplication.

    A l’aspect des désordres monstrueux, des sottises grossières que nous voyons se produire de plus en plus fréquemment dans la musique dramatique (ou théâtrale tout au moins) par l’abus dont je parle, on se prend à souhaiter la promulgation des lois somptuaires pour l’art musical, et à trouver presque raisonnable la grotesque sévérité du législateur grec, qui condamna au bannissement un joueur de lyre pour avoir ajouté une corde à son impuissant et puéril instrument. Encore trente ans de cette persistance imbécile des musiciens dans la voie où ils marchent aujourd’hui, et du grand art que nous possédons encore il ne restera plus que le rhythme et l’unisson, réduits à leurs formes les plus brutales. Il faut considérer en outre que la majeure partie des instrumens nouveaux, qui seraient si beaux et si précieux mis en œuvre par une intelligence guidée par le goût, n’ont point encore trouvé de virtuoses capables d’en tirer tout le parti possible et qui se soient rendus maîtres des difficultés de leur mécanisme. On n’accorde pas à leur étude le temps le plus strictement nécessaire. A peine un homme, musicien ou non, a-t-il soufflé pendant six mois dans un instrument de cuivre, qu’il aspire à entrer dans un orchestre et à utiliser son talent. Les joueurs de violon, de violoncelle, de hautbois, de flûte, de clarinette, etc., travaillent pendant des années avant d’élever les mêmes prétentions ; et pourtant l’incorrection de leur jeu n’est pas plus redoutable dans un ensemble instrumental que ne peut l’être celle de ces Stentors dont la voix formidable couvre trop souvent le chant de leurs confrères harmonieux. Dans l’état actuel de la musique, il faudrait donc, à mon sens, tout en rendant pleine justice aux inventeurs d’instrumens réellement utiles, les engager à perfectionner de plus en plus ceux qui existent, sous le rapport de la justesse, de la pureté et de la beauté des sons, plutôt que de les encourager à en accroître la sonorité telle quelle et à les multiplier au moyen de variétés sans physionomie tranchée. Il faudrait aussi qu’une direction nouvelle et puissante fût donnée aux compositeurs, aux chefs d’orchestre et au public, pour les faire rentrer dans le chemin du bon sens et de l’art, dont ils s’éloignent à cette heure avec une si sauvage insouciance. Mais ceci dépend d’un ordre d’institutions qui n’existent point en Europe, et que nous n’y verrons pas fleurir, très probablement. L’Europe a bien d’autres torts à redresser, d’autres éducations à faire, d’autres folies à guérir, d’autres intérêts que ceux de l’art à sauvegarder !…

    L’Angleterre seule, si elle en comprenait l’importance, pourrait créer ces institutions qui nous manquent ; car, grâce au calme puissant dont elle jouit, elle accorde aux arts, à la musique surtout, une attention de plus en plus sérieuse, un amour de plus en plus vif et éclairé. Elle en donne en ce moment une preuve assez significative. Bien que ses fabricans d’instrumens de musique, à deux seules exceptions près, aient peu de réputation et peu d’importance, elle a nommé pour apprécier pendant leurs travaux pendant l’Exposition universelle, quatre juges compétens, choisis parmi les musiciens les plus considérables des trois royaumes. Ce sont : Sir George Smart, sir Henry Bishop, M. Sterndale Bennet et le docteur Wylde. La France n’a dans ce jury musical qu’un seul représentant. La Zollverein et l’Autriche sont dans le même cas ; le premier de ces Etats a envoyé M. Schafhæutl, et le second M. Thalberg. Quant à la Prusse, à la Suède, au Danemark, à la Belgique, au royaume de Naples, à l’Espagne, nous n’en avons point entendu parler, et personne ne nous est venu en aide, de ces divers points de l’Europe, pour le long et difficile travail dont un grand nombre d’instrumens de Bruxelles, de Berlin et de Copenhague fourniront néanmoins la matière. Mais la Belgique, il est vrai, s’est accoutumée à regarder comme étant à elle ce qui vient de la France ; l’Italie s’éteint, et l’Espagne n’est pas encore allumée.

    L’Angleterre, on l’ignore trop sur le continent, a créé depuis quelques années des établissemens d’une grande importance, où la musique n’est point un objet de spéculation comme dans les théâtres, et où on la cultive en grand, avec soin, avec talent et un véritable amour. Telles sont the sacred Harmonic Society, the London sacred Harmonic Society, à Londres, et les Philharmoniques de Manchester et de Liverpool. Les deux Sociétés londoniennes, qui font entendre des oratorios dans la vaste salle d’Exeter Hall, comptent près de six cents choristes. Les voix de ces chanteurs ne sont pas des plus belles, il est vrai, bien qu’elles m’aient paru de beaucoup supérieures aux voix parisiennes proprement dites ; mais de leur ensemble résulte toutefois un effet imposant, essentiellement musical, et, en somme, ces choristes sont capables d’exécuter correctement les œuvres si complexes, aux intonations si dangereuses parfois, de Handel et de Mendelssohn, c’est-à-dire tout ce qu’il y a, en fait de chant choral, de plus difficile. L’orchestre qui les accompagne est insuffisant par le nombre seulement ; eu égard au caractère simple de l’instrumentation des oratorios en général, il laisse peu à désirer sous les autres rapports. C’est par cette masse bien organisée d’amateurs, secondés d’un petit nombre d’artistes, que j’ai entendu exécuter à Exeter-Hall, devant trois mille auditeurs profondément attentifs, le magnifique poëme sacré Elie, dernière œuvre de Mendelssohn. Entre cette institution et celles qui ont mis nos ouvriers de Paris à même de chanter une fois l’an en public des ponts-neufs plus ou moins misérables, vous voyez, Monsieur, qu’il y a un abîme. Je ne connais pas encore la valeur de la Société musicale de Liverpool. Celle de Manchester, dirigée en ce moment par notre ami Charles Hallé, le pianiste modèle, le musicien sans peur et sans reproches, est peut-être supérieure aux Sociétés de Londres, si l’on en croit les juges impartiaux. La beauté des voix y est du moins extrêmement remarquable, le sentiment musical très vif, l’orchestre nombreux et bien exercé ; et quant à l’ardeur des dilettanti, elle est telle, que quatre cents auditeurs surnuméraires paient une demi-guinée pour avoir le droit d’acheter des billets de concert dans le cas très rare où, par l’absence ou la maladie de quelques uns des sociétaires auditeurs en titre, il leur deviendrait possible de s’en procurer. Soutenue par un tel zèle, si dispendieuse qu’elle soit, une institution musicale doit prospérer. La musique se fait belle et charmante pour ceux qui l’aiment et la respectent ; elle n’a que dédains et mépris pour ceux qui la vendent. Voilà pourquoi elle est si acariâtre, si insolente et si sotte de notre temps dans la plupart des grands théâtres de l’Europe livrés à la spéculation, où nous la voyons si atrocement vilipendée.

    Parmi les institutions musicales de Londres peu connues sur le continent, permettez-moi de citer les deux qui s’occupent de musique instrumentale. Les Philharmoniques de Hanover square, ces rivaux de la Société des concerts du Conservatoire de Paris, sont trop célèbres pour que j’aie à vous en entretenir.

    Je commence par the Beethoven’s quartett Society [sic]. Il ne s’agit ici, vous le voyez, que d’une réunion de quatre artistes, dont le but est de faire entendre à intervalles périodiques et assez rapprochés les quatuors de Beethoven. Le programme de chaque soirée en contient trois ; rien de moins et rien autre. Ils appartiennent en général chacun à l’une des trois manières différentes de l’auteur ; et c’est toujours le dernier, celui de la troisième époque (l’époque des compositions prétendues incompréhensibles de Beethoven) qui excite le plus l’enthousiasme. Vous voyez là des Anglais suivre de l’œil, sur de petites partitions-diamant, imprimées à Londres pour cet usage, le vol capricieux de la pensée du maître ; ce qui prouverait que plusieurs d’entre eux savent au moins lire la partition. Mais je me tiens en garde contre le savoir de ces dévorans, depuis qu’en lisant par-dessus son épaule, j’en ai surpris un les yeux attachés sur la page no 4, pendant que les exécutans en étaient à la page no 6. L’amateur appartenait sans doute à l’école de ce roi d’Espagne dont la manie était de faire le premier violon dans les quintetti de Boccherini, et qui, restant toujours en arrière des autres concertans, avait coutume de leur dire, quand le charivari devenait trop sérieux. « Allez toujours, je vous rattraperai bien ! »

    Cette intéressante Société, fondée, si je ne me trompe, il y a dix ou douze ans par M. Alsager, amateur anglais dont la fin a été tragique, est maintenant dirigée par M. Scipion Rousselot, notre compatriote, fixé en Angleterre depuis longtemps. Homme du monde, homme d’esprit, violoncelliste habile, compositeur savant et ingénieux, artiste dans la plus belle acception du mot, M. Rousselot était, mieux que beaucoup d’autres, fait pour mener à bien cette entreprise. Il s’est adjoint trois virtuoses excellens, tout pleins du zèle et de l’admiration qui l’animent pour ces œuvres extraordinaires. Le premier violon est l’Allemand Ernst, rien que cela ! Ernst ! plus entraînant, plus passionné, plus dramatique qu’il ne le fut jamais ; il a, dans ces derniers temps, gagné beaucoup encore pour la plénitude et la beauté des sons et la sûreté des intonations. La partie de second violon est confiée à M. Cooper, violoniste anglais, dont le jeu est constamment irréprochable et d’une netteté parfaite, même dans l’exécution des traits les plus compliqués. Il ne cherche pas à briller hors de propos néanmoins, comme le font beaucoup de ses émules, et ne donne jamais à sa partie que l’importance relative qui lui fut dévolue par l’auteur. L’alto est joué par M. Hill, Anglais comme M. Cooper, le premier peut-être des joueurs d’alto de l’Europe, un vrai maître, et qui possède en outre un incomparable instrument. Le violoncelle enfin est aux mains sûres de M. Rousselot. Ces quatre virtuoses ont déjà exécuté une centaine de fois l’œuvre entière des quatuors de Beethoven ; ils n’en font pas moins ensemble de longues et minutieuses répétitions pendant trois jours, avant chacune des exécutions publiques. On conçoit alors que le quatuor de la Beethoven Society soit un des plus parfaits qui se puissent entendre, et qu’il ait attiré sur lui et conservé jusqu’à présent le vif intérêt des amateurs anglais.

    Un autre concert périodique du même genre existe encore à Londres, sous le titre de : The musical Union. Celui-ci, fondé par M. Ella, artiste écossais distingué, membre du bel orchestre de Covent-Garden, n’a point pour but exclusif la propagation des quatuors de Beethoven, mais celle de toutes les grandes compositions instrumentales de salon, auxquelles on adjoint même parfois un ou deux morceaux de chant appartenant presque toujours aux productions de l’école allemande. M. Ella, bien que violoniste de talent lui-même, a la modestie de n’être que le directeur organisateur de ces concerts, sans y prendre aucune part comme exécutant. Il préfère adjoindre aux virtuoses les plus habiles de Londres, ceux des étrangers de grand renom qui s’y trouvent de passage. Et c’est ainsi qu’il a pu, cette année, réunir à MM. Deloffre, Hill, Webb et Piatti, le célèbre violoniste Sivori et l’extraordinaire contrebassiste Bottesini. Le public s’accommode fort bien d’un système qui lui procure à la fois et l’excellence de l’exécution, et une variété de style qu’on ne pourrait obtenir en conservant, par exemple, toujours le même premier violon. M. Ella ne se borne point à donner ses soins à l’exécution des chefs-d’œuvre qui figurent dans ces concerts ; il veut encore que le public les goûte et les comprenne. En conséquence, le programme de chaque matinée, envoyé à l’avance aux abonnés, contient une analyse synoptique des trios, quatuors et quintettes qu’on doit y entendre ; analyse très bien faite en général, et qui parle à la fois aux yeux et à l’esprit, en joignant au texte critique des exemples notés sur une ou plusieurs portées, présentant, soit le thème de chaque morceau, soit la figure qui y joue un rôle important, soit les harmonies ou les modulations les plus remarquables qui s’y trouvent. On ne saurait pousser plus loin l’attention et le zèle. M. Ella a adopté pour l’épigraphe de ses programmes ces mots français, dont, par malheur, on n’apprécie guère chez nous le bon sens et la vérité, et qu’il a recueillis de la bouche de notre savant professeur Baillot : « Il ne suffit pas que l’artiste soit bien préparé pour le public, il faut aussi que le public le soit à ce qu’on va lui faire entendre. »

    Tristes compositeurs dramatiques, si vous avez du génie et du cœur, comptez donc sur les auditeurs qui se préparent à entendre vos œuvres en se bourrant de truffes et de vin de Champagne, et qui viennent à l’Opéra pour digérer ! Le pauvre Baillot rêvait…

    J’ai entendu ce matin à l’Union musicale, entre autres œuvres de choix, le beau quatuor en mi mineur de Mendelssohn, et le trio de piano en ut mineur de Beethoven. Mon Dieu, quelles merveilles que ces trios ! quelles averses d’idées on reçoit là dedans ! Après celui en si bémol, auquel je ne connais rien dans le même genre de comparable, le trio en ut mineur est ce me semble le plus admirable ; je l’entendrais pendant dix heures sans interruption. Eh ! mais, je suis servi à souhait ! le voilà qui recommence. Permettez-mois d’interrompre ma lettre pour l’écouter……….

    Il faut vous dire que je suis logé dans la maison même où se trouvent les Beethoven’s rooms. Ces salons, capables de contenir deux cent cinquante personnes tout au plus, sont en conséquence fréquemment loués pour les concerts destinés à un auditoire peu nombreux ; il y en a beaucoup de cette espèce. Or, quand on y fait de la musique, la porte de mon appartement donnant sur l’escalier qui y conduit, il m’est facile, en l’ouvrant, d’entendre tout ce qui s’y exécute. Et il y a un concert ce soir ; et voilà le trio en ut mineur qui commence… Ouvrons toute grande ma porte… Entre, entre, sois la bienvenue, sublime mélodie !… Dieu ! qu’elle est noble et belle !… Où donc Beethoven a-t-il trouvé ces milliers de phrases, toutes plus poétiquement caractérisées les unes que les autres, et toutes différentes, et toutes originales, et sans avoir même entre elles l’air de famille qu’on retrouve dans celles des grands maîtres renommés pour leur fécondité ? Et quels développemens ingénieux ! Quels mouvements imprévus !… Comme il vole à tire d’ailes, cet aigle infatigable ; comme il plane et se balance dans son ciel harmonieux !… Il s’y plonge, il s’y perd, il monte, il redescend, il disparaît… puis il revient à son point de départ, l’œil plus brillant, l’aile plus forte, impatient du repos, frémissant, altéré de l’infini… Très bien exécuté ! Qui donc a pu jouer ainsi la partie de piano ?… Mon domestique m’apprend que c’est une Anglaise. Un vrai talent, ma foi !… Aïe ! qu’est-ce que c’est ? Un grand air de prima dona ?… John, shut the door ! fermez la porte, vite, vite. Ah ! la malheureuse ! je l’entends encore. Fermez la seconde porte, la troisième ; y en a-t-il une quatrième ?… Enfin… je respire.

    La cantatrice d’en bas m’envoyait des sons qui m’ont rappelé une de mes voisines de la rue d’Aumale, à Paris. Celle-là, s’étant mis en tête de devenir tout à fait une diva, travaillait en conséquence tant qu’elle avait la force de pousser un son, et elle est très robuste. Un matin, une marchande de lait passant sous ses fenêtres pour se rendre au marché, entendit sa voix lancinante, et dit en soupirant : « Ah ! tout n’est pas rose dans le mariage ! » Vers le milieu de l’après-midi, repassant au même endroit pour s’en retourner, la pitoyable laitière entend encore les élans de l’infatigable cantatrice : « Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-elle en faisant un signe de croix, pauvre femme ! Il est trois heures, et elle est en mal d’enfant depuis ce matin ! »

    A propos de cantatrice, j’ai enfin satisfait le désir que j’avais d’entendre la fameuse Chinoise, the small-footed lady (la dame au petit pied), comme l’appelaient les affiches et les réclames anglaises. L’intérêt de cette audition était pour moi dans la question relative aux divisions de la gamme et à la tonalité des Chinois. Je voulais savoir si, comme tant de gens l’on dit et écrit, elles sont différentes des nôtres. Or, d’après l’expérience assez concluante que je viens de faire, selon moi, il n’en est rien. Voici ce que j’ai entendu. La famille chinoise, composée de deux femmes, deux hommes et deux enfans, était assise immobile sur un petit théâtre dans le salon de la Chinese house, à Albert gate. La séance s’est ouverte par une chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maître de musique, avec accompagnement d’un petit instrument à quatre cordes de métal, du genre de nos guitares, et dont il jouait avec un bout de cuir ou de bois, remplaçant le bec de plumes dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la mandoline. Le manche de l’instrument est divisé en compartimens, marqués par des sillets de plus en plus rapprochés au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la caisse sonore, absolument comme le manche de nos guitares. L’un des derniers sillets, par l’inhabileté du facteur, a été mal posé, et donne un son un peu trop haut, toujours comme sur nos guitares quand elles sont mal faites. Mais cette division n’en produit pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de notre gamme. Quant à l’union du chant et de l’accompagnement, elle est de telle nature, qu’on en doit conclure que ce Chinois-là du moins n’a pas la plus légère idée de l’harmonie. L’air (grotesque et abominable de tout point) finit sur la tonique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et ne module pas, c’est-à-dire (car ce mot est généralement mal compris des personnes qui ne savent pas la musique) ne sort pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le commencement. L’accompagnement consiste en un dessin rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la mandoline, et qui s’accorde fort peu ou pas du tout avec les notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c’est que la jeune femme (la [small-]footed lady), pour accroître le charme de cet étrange concert, et sans tenir compte le moins du monde de ce que fait entendre son savant maître, s’obstine à gratter avec ses ongles les cordes d’un autre instrument de la même nature, mais au manche plus long, sans jouer quoi que ce soit de mélodieux ou d’harmonieux. Elle imite ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l’on exécute un morceau de musique, s’amuserait à frapper à tort et à travers sur le clavier d’un piano sans en savoir jouer. C’est, en un mot, une chanson accompagnée d’un petit charivari instrumental. Pour la voix du chanteur, rien d’aussi étrange n’avait encore frappé mon oreille : figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerai, sans trop d’exagération, aux sons que laissent échapper les chiens quand, après un long sommeil, ils bâillent avec effort en étendant leurs membres. Néanmoins, la burlesque mélodie était fort perceptible, et je porterai un jour du papier réglé chez les Chinois pour la noter et en enrichir votre album. Telle était la première partie du concert.

    A la seconde, les rôles ont été intervertis ; la jeune femme a chanté, et son maître l’a accompagnée sur la flûte. Cette fois l’accompagnement ne produisait aucune discordance ; la flûte suivait la voix à l’unisson tout simplement. Cette flûte, à peu près semblable à la nôtre, n’en diffère que par sa plus grande longueur, par son bout supérieur qui reste ouvert, et par l’embouchure qui se trouve percée à peu près vers le milieu du tube, au lieu d’être située, comme chez nous, vers le haut de l’instrument. Du reste, le son en est assez doux, passablement juste, c’est-à-dire passablement faux, et l’exécutant n’a rien fait entendre qui n’appartînt entièrement au système tonal et à la gamme que nous employons. La jeune femme est douée d’une voix céleste, si on la compare à celle de son maître. C’est un mezzo soprano, assez semblable par le timbre au contralto d’un jeune garçon dont l’âge approche de l’adolescence et dont la voix va muer. Elle chante assez bien, toujours comparativement. On croit entendre une de nos cuisinières de province chantant : « Pierre ! mon ami Pierre », en lavant sa vaisselle. Sa mélodie, dont la tonalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni quarts ni demi-quarts de ton, mais les plus simples de nos successions diatoniques, est un peu moins extravagante que la romance du chanteur. C’est tellement tricornu néanmoins, d’un rhythme si insaisissable par son étrangeté, qu’elle me donnera sans doute beaucoup de peine à la fixer exactement sur le papier pour vous en faire hommage. Mais j’y mettrai le temps, et, en profitant bien des leçons que me donnera le chien d’un boulanger voisin de ma demeure, je veux, à mon retour à Paris, vous régaler d’un concert chinois de premier ordre. Bien entendu que je ne prends point cette exhibition pour un exemple de l’état réel du chant dans l’Empire Céleste, malgré la qualité de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en croire l’orateur directeur de la troupe, parlant passablement l’anglais. Les dames de qualité de Canton ou de Pékin, qui se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez nous se montrer en public pour un shilling, doivent, je le suppose, être supérieures à celle-ci presque autant que Mme la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de carrefours.

    D’autant plus que la jeune lady n’est peut-être point si small-footed qu’elle veut bien le faire croire, et que son pied, marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait bien être un pied naturel, très plébéien, à en juger par le soin qu’elle mettait à n’en laisser voir que la pointe.

    Mais je penche fort à regarder cette épreuve comme décisive en ce qui concerne la division de la gamme et le sentiment de la tonalité chez les Orientaux. Je croirai, seulement quand je l’aurai entendu, que des êtres humains puissent, sur une gamme divisée par quarts de ton, produire autre chose que des gémissemens dignes des concerts nocturnes des chats amoureux. Les Arabes y sont parvenus, au dire de quelques savans ; ils ont pour cet art inqualifiable une théorie complète. Je parie que les savans qui ont écrit ces belles choses ne savent rien de notre musique, ou du moins n’en ont qu’un sentiment confus et peu développé. Que la théorie des Arabes existe, cela est fort possible, mais elle n’ôte rien à l’horreur de ce qu’ils font en la mettant en pratique.

    La musique des Indiens de l’Orient doit fort peu différer de celle des Chinois, si l’on en juge par les instrumens envoyés par l’Inde à l’Exposition universelle de Londres. Cette collection se compose, 10 d’un grand nombre de mandolines à quatre et à trois cordes, quelques unes même n’en ont qu’une ; leur manche est divisé par des sillets comme chez les Chinois ; les unes sont de petite dimension, d’autres ont une longueur démesurée ; 20 d’une multitude de gros et de petits tambours en forme de tonnelets, et dont le son ressemble à celui qu’on produit en frappant avec les doigts sur la calotte d’un chapeau ; 30 d’un instrument à vent à anche double, de l’espèce de nos hautbois ; 40 de flûtes traversières exactement semblables à celles du musicien chinois ; 50 d’une trompette énorme et grossièrement exécutée sur un patron qui n’offre avec celui des trompettes européennes que d’insignifiantes différences ; 60 de plusieurs petits instrumens à archet, dont le son aigre et faible doit rappeler les petits violons de sapin qu’on fait chez nous pour les enfans ; 70 d’une espèce de tympanon dont les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir être frappées par des baguettes ; 80 d’une petite harpe à dix ou douze cordes, assez semblables aux harpes thébaines dont les bas-reliefs égyptiens nous ont fait connaître la forme, et enfin d’une grande roue chargée de gongs ou tamtams de petites dimensions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou et la tête des chevaux de routiers. Je conclus, pour finir, que les Chinois et les Indiens auraient une musique semblable à la nôtre, s’ils en avaient une ; mais qu’ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les plus profondes de la barbarie ou dans une ignorance enfantine où se décèlent à peine quelques vagues et impuissans instincts.

    Je reviens à la musique européene. Mais je manque de temps pour vous parler aujourd’hui des théâtres lyriques de Londres. Je me bornerai à constater le grand succès qui vient d’accueillir Fidelio au théâtre de la Reine ; celui de Mlle Cruvelli dans le rôle principal ; l’émotion causée dans Londres par cette magnifique partition qu’on n’y avait pas entendue depuis quinze ans ; et l’adorable finesse, la perfection exquise du jeu et du chant de Mme Sontag dans le rôle de Zerline de Don Giovanni, au même théâtre, peu de jours auparavant. Je dirai seulement un mot de Covent-Garden, pour louer le soin avec lequel on y rappelle au public que là, comme au bal masqué, une mise décente est de rigueur. Un de ces derniers soirs on y jouait le Freyschütz. Je fus curieux de voir quelle figure pouvaient faire sous des paroles italiennes certains récitatifs de ma connaissance, que l’administration de Covent-Garden était venue l’année précédent me demander en grande hâte à Paris.

    J’arrive tiré à quatre épingles : cravate blanche, gilet blanc, habit noir, bottes vernies, rien ne manquait à mon costume. Par malheur un pantalon de fantaisie, de couleur fort sombre pourtant, avait remplacé le classique pantalon noir. C’en fut assez pour me faire arrêter au passage et mettre à la porte fort poliment par un contrôleur. On me proposa comme consolation d’aller m’asseoir au sixième étage, au paradis, avec les claqueurs, car c’est de ces hauteurs qu’ils dispensent la gloire à Covent-Garden. Je ne suis pas fier, je montai. L’ouverture, admirablement exécutée, fut redemandée, malgré un ritardando assez intempestif introduit par M. Costa au milieu de l’élan le plus furieux de la coda, et une modeste grosse caisse, une seule, et un honnête ophicléide dont il a cru devoir enrichir l’orchestre de Weber. Après le premier chœur, je redoublai d’attention, impatient de savoir si les récitatifs seraient dits mieux ou moins bien qu’ils ne le sont dans cet ouvrage à Paris. Mais j’avais beau prêter l’oreille, je ne reconnaissais pas une mesure. Tout était changé, il y avait même en maint endroit un accompagnement de piano avec le from-from de violoncelle propre au récitatifs d’opéras bouffes italiens. Qu’est-ce à dire ? On a pourtant, l’an dernier, aux premières représentations du Freyschütz, mis sur les affiches un nom qui ne devait laisser aucun doute ; les journaux anglais l’ont également imprimé. Je vais aux informations, et il en résulte que ces récitatifs, achetés et payés par le directeur, dont l’auteur a été dénoncé au public anglais par toutes les voix de la presse, ne furent en réalité jamais chantés à Covent-Garden. Ils avaient été dès l’abord mis, eux aussi, à la porte et envoyés au diable par un employé de ce théâtre qui s’offrit pour en faire d’autres.

    Sans doute ces pauvres récitatifs n’avaient pas de pantalon noir !

    Il faut reconnaître toutefois que, réduit comme il l’est à sa plus laconique expression, le dialogue du Freyschütz est assez convenablement habillé. Evidemment l’employé qui a confectionné son nouveau vêtement est un tailleur fashionable. Je prie seulement cet habile homme de ne plus, à l’avenir, livrer ses travaux au public sous le nom d’un artiste qui se refuse absolument à cet excès d’honneur et reconnaît son indignité.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2011.

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