FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 23 FÉVRIER 1851 [p. 1-2].
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Début de Mlle Poinsot dans la Juive.
Le début de Mlle Poinsot est un des plus heureux que nous ayons vus à l’Opéra depuis longtemps. Cette jeune et belle personne possède une voix puissante, d’un timbre clair et distingué, et assez étendue dans le haut. Ses intonations sont généralement justes ; elle ne manque pas d’aplomb musical ; ses gestes ont de la grâce ; elle a une bonne tenue en scène, de la chaleur et de la passion. Voilà bien des qualités, et je me plais d’autant plus à les reconnaître, que j’avais eu l’occasion, il y a quelques mois, de relever dans le système de chant de Mlle Poinsot des fautes de goût très graves dont elle semble s’être corrigée. Elle a chanté ce grand rôle de Rachel fidèlement d’abord, et ensuite d’une façon fort dramatique dans la plupart des scènes importantes qui le composent. Aux yeux de certaines personnes étrangères aux mœurs musicales actuelles, il peut paraître singulier que l’on cite parmi les qualités d’une cantatrice la fidélité de son interprétation ; mais eu égard à l’extrême difficulté que trouvent maintenant les compositeurs à faire exécuter leurs œuvres telles qu’ils les ont écrites, il faut placer cette qualité avant toutes les autres et la signaler comme une des plus rares à l’attention publique. Les incroyables libertés que beaucoup de chanteurs, quel que soit leur talent, prennent maintenant avec tous les maîtres sans exception, l’application qu’ils font à toutes les œuvres et à tous les styles des usages admis dans le chant italien, l’extension extravagante qu’ils donnent à ces usages, le culte naïf qu’ils professent pour leur personnalité, l’importance qu’ils donnent au placement des bonnes notes ou de la bonne note de leur voix dans tous les morceaux, leur mépris des exigences du rhythme et de la mesure, leur étonnement quand en ose leur reprocher ces absurdes libertés, l’aplomb miraculeux avec lequel ils substituent leur idée à celle de l’auteur, sont le produit d’un corps de doctrines qui seraient risibles si elles n’amenaient pas dans l’art d’aussi désastreux résultats. Et ces doctrines se professent hautement, et nous avons des maîtres de chant assez avisés pour introduire des broderies dans la Marseillaise, et ajouter une apoggiature au cri : Aux armes, citoyens !
Il faut donc louer Mlle Poinsot, qui naguère démolissait, rasait, culbutait tout l’édifice mélodique de la grande scène d’Agathe dans le Freyschütz, d’avoir respecté le texte de la plus belle composition de M. Halévy. Elle a pu voir dans cette circonstance que le succès ne tenait pas à ces folies, au contraire. Mairalt, qui jouait le rôle d’Eléazar, était enroué ce soir-là ; mais quelle idée a-t-il de ralentir du double le mouvement de certains morceaux ? Ainsi élargie, la mélodie des andante n’est plus reconnaissable et devient seulement une série de sons filés, auprès desquels le plain-chant n’est qu’un scherzo.
Première représentation de Bonsoir, monsieur Pantalon, opéra bouffon en un acte, de MM. Lockroy et Morvan, musique de M. Grisar.
Une bonne farce, une excellente facétie qui fera le pendant des Rendez-vous bourgeois ! Trois hommes, trois femmes : Tiritofolo, Pantalon, Lelio, Lucrèce, Isabelle, Colombine. La scène est à Venise, sur le bord du grand canal, dans la maison de Tiritofolo, vieux savant tout préoccupé de chimie. Une sérénade se fait entendre sous ses fenêtres ; sa femme, sa pupille et une jeune servante, attentives toutes les trois à la voix du chanteur inconnu, sortent à la fois de trois portes, chacune espérant à part soi que la sérénade lui est adressée. L’arrivée du vieux savant vient les arracher à leur amoureuse méditation. Le bonhomme est en train de composer un breuvage où il entre beaucoup d’opium et de belladone pour un usage à lui connu. Sa femme, irritée de ne pouvair tirer de lui un mot, lui enlève la bouteille contenant le mélange qu’il contemple avec tant d’attention, et l’emporte en grommelant. Entrent deux porteurs chargés d’un lourd panier oblong qu’ils déposent d’un air mystérieux aux pieds des deux jeunes femmes, en disant : « Il est dedans ! » Chacune d’elles croit qu’il s’agit de son amant ; le vieux n’a rien entendu et ne devine pas le mot de l’énigme. La voix menaçante de Mme Tiritofolo vient les mettre en fuite tous les trois. La bonne dame, en apercevant le panier, n’a garde de résister à la curiosité qui la porte à l’ouvrir. Un petit jeune homme en sort, et, se précipitant à ses genoux, se confond en protestations passionnées que la matrone prend bravement pour elle, et dont elle paraît assez médiocrement courroucée. « Rentrez, Monsieur, lui dit-elle pourtant, rentrez dans votre panier, vous me compromettez horriblement. » Il obéit, et c’est à la vieille folle de trembler et de fuir maintenant au bruit des pas de son mari qui s’avance pesamment. Le petit jeune homme, qui n’était pas venu pour elle, sort aussitôt du panier, résolu de chercher dans toute la maison la jeune Isabelle, objet réel de sa flamme, et pour laquelle il a employé ce hardi stratagème. A la voix du vieillard, il se recache derrière une parte, et Tiritofolo, n’entendant plus de bruit dans l’appartement, revient et surprend Colombine, qui, rentrée d’un autre côté, faisait de vains efforts pour tirer dehors le lourd panier dont elle croit l’intérieur occupé par son prétendu. J’ai oublié de dire que le jeune muguet, en ressortant de ce gênant réduit, l’avait rempli des infolios du vieux savant, afin de faire paraître le panier aussi lourd qu’auparavant.
Colombine, ne pouvant donc le tirer dehors, prie son maître de l’aider. « Si madame venait à connaître ce qu’il y a là dedans, je serais perdue. — Qu’est-ce donc ? — Vous saurez tout, mais aidez-moi. » L’endroit le plus favorable pour y cacher le panier est un balcon placé en dehors de l’appartement et donnant sur le canal. La fenêtre en est étroite, les deux complices soulèvent à grand’peine leur fardeau, l’appuient un instant sur la balustrade du balcon ; mais il perd l’équilibre, et ploumb ! voilà le panier à la mer. Grand cri de Colombine : « Ah !!! Monsieur, qu’avons-nous fait ! il était dedans ! — Qui ? — Lui, mon futur. — Dieu éternel ! un homme ! Nous l’avons noyé ! Nous allons être poursuivis, appelés en justice, jugés, condamnes ! » Là-dessus, le petit jeune homme, mal à l’aise dans son coin, entre bravement. Nouveaux cris : « Qui êtes-vous. Monsieur ? que voulez-vous ? Si c’etait un espion, un agent de police ! — Je suis Lelio, fils de M. Pantalon. — Ah ! nous attendons précisément monsieur votre père ; voulez-vous accepter quelques rafraîchissemens, un biscuit, un verre de lacryma-christi ? Va donc, Colombine, Monsieur est pressé. » Colombine apporte un plateau, une bouteille et des verres. Lelio boit et fait une horrible grimace. Tiritofolo veut lui faire raison et trouve une odeur étrange au contenu de son verre. « Ciel ! dit-il à part, c’est la bouteille du médicament ; il est empoisonné ! il est perdu ! » Lelio, en effet, commence à chanceler sur ses jambes ; il a des éblouissemens, des vertiges. Il s’affaisse sur un canapé ; il perd connaissance. « Et de deux ! » s’écrie le vieillard consterné. On a frappé à la porte, il faut faire disparaître le cadavre. On l’introduit dans le dessous du canapé. Qui vient ? M. Pantalon père. On n’a pas de lit à lui donner, il sera obligé de coucher sur le canapé, de dormir sur le corps de son fils ! Scènes nocturnes, résurrection de Lelio, cris, bousculades, bêtises renouvelées de l’Auberge pleine et des Rendez-vous bourgeois. Puis tout s’arrange, et l’on s’épouse comme il faut, et l’on rit, l’on rit à se tordre, à se nouer le duodénum. (Demandez à un anatomiste ce que c’est que cet um-là.)
M. Grisar a écrit une joviale et spirituelle partition sur cet amusant livret, plus piquante encore, ce me semble, que celles de l’Eau merveilleuse et de Gille ravisseur. Les morceaux qu’elle contient sont presque tous bien faits, développés dans une juste mesure et d’un très bon style bouffe. L’ouverture est pleine de détails charmans, de traits élégans, bien écrits pour les violons, et de mélodies gracieuses bien présentées et ramenées habilement. Sans la grosse caisse, qui, pour obéir au stupide usage du jour, vient donner à la coda de ce morceau un air vulgaire et brutal, l’ouverture de M. Pantalon serait une des plus jolies choses de ce genre ; elle est en tout cas, selon moi, au-dessus de la plupart des ouvertures qu’on a écrites pour l’Opéra-Comique depuis plusieurs années. Après un trio de trois femmes, de jolis couplets d’Isabelle et d’autres couplets agréables de Colombine, vient un duo d’un comique excellent où le mot j’aime, reproduit de vingt façons différentes, amène les effets les plus plaisans. Le trio suivant est un peu long, et c’est la faute des auteurs des paroles qui y ont trop lentement déroulé leur imbroglio. La stretta syllabique qui le termine est piquante, et fait oublier les longueurs qui l’ont précédée. Mais le chef-d’œuvre de la petite partition est le morceau d’ensemble dans lequel le vieux chimiste et sa famille souhaitent une bonne nuit au père Pantalon. Les sombres préoccupations des principaux personnages sont là exprimées d’une façon comique autant que naturelle, et très ingénieuse. La phrase en gamme chromatique descendante, reproduite successivement quatre fois sur ces mots : « Bonsoir, monsieur Pantalon ! » a un accent lamentable, un tour sinistre, d’une bouffonnerie irrésistible, surtout quand elle est dite par Colombine et par le vieillard, persuadés l’une et l’autre qu’ils envoient ce malheureux père dormir sur le cadavre de son fils. Le morceau est d’ailleurs très bien fait et finement instrumenté ; on l’a redemandé. La pièce est jouée avec esprit et ensemble par Mlles Lemercier, Decroix, Revilly et Ponchard fils. Quant à Ricquier (le vieux chimiste), il est toujours sûr de son public, il n’a qu’à se montrer pour exciter l’hilarité. Il ne chante pas, il est vrai, et c’est fort heureux, car s’il chantait il chanterait fort mal ; d’ailleurs combien d’autres chanteurs de profession ne chantent pas plus que lui, sans nous donner pour cela, quand ils paraissent, la moindre envie de rire ? L’opéra nouveau de M. Grisar a obtenu un vrai succès, et je compte le revoir toutes les fois que quelque sottise m’aura mis de mauvaise humeur. C’est m’abonner au moins à deux représentations par semaine.
Concerts. — Théâtres étrangers.
Ce qu’il y a de plus malfaisant à Paris, à l’époque où nous sommes, c’est ou ce sont les concerts dits de bienfaisance ; aussi n’en parlerais-je point sans le plaisir que j’ai eu, dans l’une de ces charitables réunions, d’entendre Mme la comtesse Kalergi exécuter, aux grands applaudissemens d’un nombreux auditoire, la partie de piano dans un quatuor de Beethoven. Mme Kalergi n’a rien des manières des pianistes amateurs ; elle est tout à fait musicienne, elle a du style, et il faut en avoir beaucoup pour exécuter Beethoven. Mme Kalergi s’était entourée dans ce concert de Roger, de Mme Viardot, et de Franchomme, et de Sausay, qui ont joué et chanté avec leur talent extraordinaire.
Deux jours auparavant, quelques personnes pieuses, se souvenant que le Christ a dit : « Un verre d’eau donné en mon nom mérite la vie éternelle », avaient, elles aussi, donné un concert de bienfaisance à l’hotel de Monaco. Là, ceux qui écoutaient ont pu et dû applaudir comme tous le talent fin, capricieux et élégant de Mme Ménechet dans plusieurs charmans morceaux de piano de sa composition, et celui plus simple, mais non moins réel, de Mlle Hugo, dont la voix de mezzo soprano est belle et sympathique. Malheureusement ceux qui écoutaient ont pu entendre aussi le célèbre andante en la mineur de la septième symphonie de Beethoven, travesti pour des voix et défiguré d’une indigne façon par quelque pauvre fou désœuvré. Cette triste manie de dégrader les chefs-d’œuvre des maîtres paraît être dans une période d’accroissement et prendre même un caractère alarmant pour la sûreté publique. En conséquence, nous prévenons les familles dont quelque membre en a été atteint, que la maison de santé du docteur Blanche est sise maintenant à Passy, sur le bord de la Seine, en très bon air ; que les malades y sont parfaitement traités, et que l’on se contente de lier les mains derrière le dos à ceux dont la folie opiniâtre les porte, malgré la défense du médecin, à vouloir travailler.
Le concert donné par Prudent, pour inaugurer la jolie salle de l’Association des Artistes dans le bazar Bonne-Nouvelle, n’avait rien de commun avec le verre d’eau de l’Evangile. C’était une coupe de vin généreux, au contraire, dont le public a bu à longs traits, et dont il aurait voulu boire plus longtemps, à en juger par ses cris de bis et ses applaudissemens. Pour parler sans ridicule métaphore, et pour dire tout simplement la vérité, le double talent de Prudent ne s’était pas encore manifesté à Paris d’une façon aussi éclatante. Sa foudroyante exécution sur le piano, et ses compositions si fortement conçues, soit pour le piano seul, soit pour cet instrument secondé par l’orchestre, ont entraîné et vivement ému le nombreux auditoire accouru pour l’entendre. C’est un succès très net, très franc et décisif.
Mme Wartel a renoncé au contraire à se faire entendre à Paris cet hiver ; elle est partie pour l’Allemagne, où l’on connaît déjà et où l’on apprécie, autant qu’en France pour le moins, sa belle méthode, son exécution à la fois fougueuse et contenue, et la rare intelligence, le goût sûr, le sentiment profond qu’elle apporte dans l’interprétation des œuvres dominantes de toutes les écoles. Mais si l’Allemagne nous enlève une virtuose, elle nous en envoie une autre au même instant. Une jeune personne de dix-huit ans, célèbre déjà, Mlle Clauss, est arrivée de Prague ; et voici en émoi toute la population des pianistes de Paris. Et tous les tourmenteurs d’ivoire de se demander en s’abordant : « L’avez-vous entendue ? l’avez-vous seulement vue ? est-il vrai qu’elle ait trouvé dans la demi-teinte de l’instrument un timbre nouveau ? est-il possible qu’elle exécute sans effort les incroyables difficultés que l’on cite ? On assure que c’est un talent phénoménal de grâce, de force et de précision ! etc., etc. » Quant à moi, je n’en puis rien dire : Mlle Clauss veut bien jouer mardi prochain à la soirée de la Société philharmonique, et j’aurais l’air de faire une réclame pour ce concert, si j’affirmais que tout ce qu’on dit de son talent est parfaitement vrai.
Mme Stoltz continue à agiter le public musical de Lisbonne. On a fait le mot Lindisme ; celui de Stolzisme, malgré la difficulté de la prononciation, est sur le point d’être adopté. Toutefois Mme Stoltz n’a pas passé déesse de prime abord, il lui manque un grade, elle n’en est encore qu’à l’ange. Le Théâtre-Italien de Lisbonne était, il y a peu de mois, un véritable club où chaque soir de violentes querelles s’élevaient, à l’occasion des actrices plus ou moins médiocres que le public avait à subir ; les sifflets et les applaudissemens s’y faisaient une guerre cruelle. Aujourd’hui que tout le monde est d’accord pour applaudir la cantatrice française, Mme Stoltz est appelée l’ange de paix. On voit qu’elle touche de près à la divinité. Ce qu’il y a de sûr et de sérieux, au dire de plusieurs artistes dignes de foi et peu susceptibles d’engouement, c’est qu’une transformation réelle s’est opérée dans le talent de Mme Stoltz, que sa voix s’est assouplie, que son chant aujourd’hui est parfaitement nuancé, qu’elle est devenue enfin une cantatrice dans la plus belle acception de ce mot. Nous en jugerons sans doute l’hiver prochain ; M. Lumley, dit-on, a engagé Mme Stoltz pour le Théâtre-Italien de Paris. Il faut regretter que cet habile directeur n’ait pas pu cette année acquérir pour ce théâtre Mlle Vera, dont les débuts furent si remarquables et si remarqués l’an dernier. Mlle Vera possède une des voix les plus pures et les mieux timbrées que l’on connaisse, une de ces voix émouvantes dont le charme pénétrant s’allie à des qualités de mécanisme que l’on trouve rarement unies à la sensibilité chez le même virtuose. Mlle Vera ne fait que passer à Paris ; elle se rend à Bruxelles, où l’appelle un engagement avantageux.
Poésie de Mlle Louise Bertin, musique de M. C. Gide.
Je n’ai pas a rappeler ici le succès qu’obtint à son apparition le volume de poésies (les Glanes) de Mlle Bertin. Tout le monde a lu ces vers charmans, dont la moindre qualité est d’atteindre à l’originalité sans affectation et sans recherche. Mais je puis, avec beaucoup de gens, m’étonner que parmi les compositeurs de romances M. Gide se soit le premier avisé de reconnaître dans ces vers, écrits par une grande musicienne, un attrait spécial pour les musiciens. Je conçois moins bien encore pourquoi Mlle Bertin n’a pas fait elle-même la musique demandée par ces vers. Les quatre pièces choisies par M. Gide l’ont bien inspiré. Ce sont : le Page, l’Amour, la Fleur, le Soir. La mélodie de ces petites compositions est fraîche et naturelle, sans rappeler en rien le style ni la forme des chansonnettes d’album. L’accompagnement de piano en est soigné, et n’amène pas néanmoins les difficultés inhérentes à la musique de piano proprement dite. Il y a une sorte de mélancolie douce dans la Fleur, qui s’allie on ne peut mieux à l’accent passionné dominant dans la mélodie. Aussi, sans méconnaître ce qu’il y a de piquant dans le Page, d’agreste dans le Soir, et de gracieux dans l’Amour, est-ce la Fleur que je préfère.
Ce savant compositeur et habile pianiste vient de passer quelques semaines à Paris, qu’il a longtemps habité et où il avait laissé, chez les artistes principalement, les souvenirs les plus honorables. Nous regrettons vivement qu’il n’ait pas pu, pendant son court séjour parmi nous, faire exécuter quelques unes des œuvres importantes qui lui ont valu une si belle réputation en Allemagne, sa dernière symphonie par exemple, ou son oratorio le Siége de Jérusalem. Mais quand on n’a pas beaucoup de temps à consacrer aux préparatifs de semblables exécutions ou beaucoup d’argent à dépenser, il est impossible à Paris, en ce moment surtout, de surmonter ou de tourner les mille obstacles que l’on rencontre nécessairement. Tous les orchestres sont engagés, toutes les salles sont retenues, tous les jours sont pris, toutes les sociétés musicales sont liées par des obligations dès longtemps contractées ; il n’y a plus pour les nouveaux venus ni musiciens, ni chanteurs, ni public. Et quand on joint, comme l’éminent artiste dont je parle, une juste fierté à un esprit tant soit peu ironique, on regarde ce mouvement sans progression, ces agitations sans résultat, ce fourmillement des médiocrités ambitieuses, ce remue-ménage bruyant, ce coudoiement général, et l’on s’étonne d’abord, puis l’on se dit : « Dieu ! que ces gens-là sont occupés ! comme ils se pressent ! comme ils courent ! On dirait qu’une nouvelle croisade se prépare pour aller conquérir la Terre-Sainte ; et il s’agit de chanter une demi-douzaine de romances ou de faire entendre un solo de cornet à pistons. Restons tranquille, ou plutôt retournons chez nous ! » C’est ce qu’a fait M. Hiller. Il est reparti pour Cologne, où il remplit sans troubles de hautes fonctions musicales.
En 1847, il avait accepté à Dusseldorf [sic] l’emploi de directeur des concerts et de l’Académie de chant. On sait combien l’Allemagne est en progrès sur tout le reste de l’Europe sous le rapport des masses chorales. Dans une ville de trente mille âmes, comme Dusseldorf, on entend en effet des ouvrages dont l’exécution serait à peu près impossible à Paris. Lorsque plus tard Hiller se décida à quitter cette ville, où Robert Schumann l’a remplacé, et à accepter les propositions qui lui étaient faites par la ville de Cologne, il eut à sa disposition des ressources bien plus considérables encore : un orchestre excellent, des chœurs magnifiques, de plus un public passionné pour la musique, et riche et point trop épris de l’économie.
Les entreprises du nouveau maître de chapelle ont donc été à Cologne promptement couronnées de succès. Sur un plan fait par lui, on a fondé un Conservatoire (le seul qui existe dans la Prusse rhénane) dont il est directeur, et qui déjà prospère et donne de belles espérances. Hiller dirige en outre les concerts qui se donnent fréquemment dans la vaste salle du Gürzenich. Une Gazette musicale fondée, un prix proposé pour la meilleure symphonie, sont les conséquences du mouvement qu’il a imprimé à l’art dans cette partie de l’Allemagne. Tout ce qui joue d’un instrument, chante, compose de la musique, s’empresse en outre de se réunir sous sa direction avec un zèle, un feu, une bonne volonté dont on ne voit partout ailleurs que de bien rares exemples.
La position de Ferdinand Hiller à Cologne est enfin une des plus enviables pour un compositeur ennemi du tracas, des intrigues, et sérieusement attaché à son art. On concevra maintenant l’empressement qu’il a mis à quitter Paris, sans s’y produire une seule fois en public, et son indifférence pour des suffrages dont il peut se passer et qu’il faut payer si chèrement.
Mais bien peu d’artistes étrangers, dans des conditions semblables, montrent autant de philosophie. Londres et Paris sont aujourd’hui deux foyers vers lesquels se précipitent de tous les coins du monde des milliers même de pauvres gens sans talent réel, et qui n’en rêvent pas moins la conquête de la Toison d’or. Ignorans des usages, des rivalités, des obstacles, des lois même et des langues que l’on parle dans ces Babels, où ils s’introduisent si imprudemment, la plupart, restés Gros-Jean comme devant, languissent ignorés, sans ressources, et finissent quelquefois misérablement, si un hasard heureux ne leur vient en aide et ne leur fournit les moyens de retourner dans leur pays. Je pourrais à ce sujet raconter de fort semblables histoires, citer des exemples navrans… qui ne profiteraient à personne.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 mars 2011.
© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
Retour
à la page principale Berlioz:
Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil
Back
to main page Berlioz:
Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page