FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 1er FÉVRIER 1845 [p. 1]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de la reprise de Cendrillon, opéra-comique en trois actes, de Nicolo.
Le directeur de l’Opéra-Comique vient de se voir obligé, encore une fois, d’avoir recours à un ancien ouvrage rhabillé à neuf pour animer le mouvement de son répertoire. Il comptait sur plusieurs partitions nouvelles, une entre autres d’Auber et une d’Halévy, et, par suite de diverses circonstances qu’on ne pouvait prévoir, aucun des compositeurs n’a pu terminer son travail pour l’époque désignée. Force était donc de remettre en scène quelqu’un des vieux opéras qui eurent la vogue. Cendrillon est un de ceux qui furent le plus populaires, et que la génération actuelle a le plus complétement oubliés. Si l’on ne connaissait la rage de la mode quand, à Paris, elle s’acharne après un ouvrage ou un homme, on croirait à peine à l’énormité des sommes que la musique de Cendrillon, dans sa nouveauté, rapporta à l’auteur et au théâtre. Ce n’est cependant pas la meilleure qu’ait écrite Nicolo, mais elle contient un assez grand nombre d’agréables motifs, de jolies mélodies, peu modulées et peu développées, telles, en un mot, qu’elles doivent être pour se répandre aisément et promptement dans la foule qui croit aimer la musique. Il est probable que, tout en tenant compte d’un certain progrès qu’on ne saurait nier dans l’éducation musicale du populaire parisien, le succès de Cendrillon sera très grand encore. Le droit de retoucher les vieux maîtres, de les rajeunir, d’effacer leurs rides, étant décidément acquis aux musiciens modernes, cette question ayant été résolue affirmativement par la majorité, nous n’avons plus qu’à constater la réserve et le goût dont M. Adam a fait preuve en renforçant l’orchestre de Nicolo, tant soit peu terne et délabré, il faut en convenir. Telle qu’elle est maintenant, la partition de Cendrillon est l’une des plus jolies du répertoire ; on y trouve un trio bien en scène et d’un effet original, une délicieuse romance bien chantée par Audran, un duo de femmes très amusant et disposé de manière à faire briller l’agile vocalisation de Mme Casimir, un finale et je ne sais combien de chansonnettes fort proprettes, sans compter une introduction instrumentale élégamment écrite qui remplace l’ouverture.
Je crois pouvoir me dispenser de raconter entièrement la pièce. Tout le monde en connaît à peu près le sujet et les détails. On se souvient des trois filles du baron de Montefiascone, les deux aînées, dures et orgueilleuses, préférées par leur père, comme les filles du roi Lear, Regane et Gonerille, la plus jeune douce, bonne, compatissante et modeste, une Cordelia au petit pied, repoussée de tout le monde et réduite à remplir dans la maison paternelle les fonctions de la plus humble domesticité ; une sorte d’enchanteur chargé de l’éducation d’un roi de Padoue (royaume chimérique, dans une Italie de l’autre monde) ; un écuyer ridicule, revêtu d’habits royaux, passant pour le prince et recueillant les hommages et les œillades des jeunes beautés de la cour, qui toutes se flattent de fixer son choix et de partager son trône, pendant que le véritable souverain, sous les habits d’un écuyer, inspire une tendre affection à la plus jeune fille du baron de Montefiascone, à la petite Cendrillon. Grand bal à la cour où son père et ses sœurs lui défendent de paraître ; où elle paraît cependant, grâce à l’enchanteur Alcindor, de qui elle reçoit une rose merveilleuse qui la rend soudain parée, spirituelle, façonnée aux belles manières du grand monde et méconnaissable pour ses parens. Disparition subite de Cendrillon ; désespoir du faux écuyer redevenu roi ; pantoufle de vair (et non de verre) oubliée par la jeune fille ; proclamation du roi qui n’accordera sa main qu’à celle des jeunes personnes nobles dont le pied sera assez mignon pour chausser la pantoufle. Toutes échouent. Cendrillon reparaît, mais dans les simples vêtemens qu’elle portait au premier acte ; elle a perdu la rose merveilleuse qui lui donnait éclat, savoir et beauté ; il ne lui reste que sa douceur, sa grâce naïve, son excellent cœur et son petit pied. Elle s’avance, reconnaît sa pantoufle, la chausse, redevient parée, éclatante et reine, à la confusion de ses jalouses sœurs, à la joie du prince, à l’étonnement de tous. Il y a après cette dernière scène une cérémonie nuptiale encadrée dans une belle décoration dont l’ensemble est des plus remarquables ; on a rarement produit, même à l’Opéra, un plus magique effet de mise en scène et de décors.
L’exécution de Cendrillon est tout à fait satisfaisante ; j’ai déjà dit qu’Audran s’y faisait chaudement applaudir dans sa romance ; Mlle Darcier est une petite Cendrillon pleine de gentillesse, et passe on ne peut mieux de sa gaucherie première aux airs un peu hautains de la grande dame ; Mme Casimir exécute certes fort bien, avec une netteté, une justesse et un aplomb imperturbables, les difficultés de vocalisation dont son rôle est semé ; Mlle Revilly n’est point déplacée dans le sien ; quant à Grignon et à Sainte-Foy, ils font énormément rire ; Sainte-Foy surtout, le faux prince, est d’un ridicule parfaitement joué.
Donc Cendrillon remplira la salle jusqu’à la première représentation du nouvel opéra d’Auber, tout au moins.
Notre monde musical a été singulièrement agité dans ces derniers temps ; on n’entendait parler que de citations, d’exploits d’huissiers et de procès de toute espèce. L’Opéra et le Théâtre-Italien sont en guerre ; le temple de Janus est ouvert à deux battans. On se bat à coups de Stabat. Cependant la caravane de Félicien David marche toujours ; nous allons même la faire défiler aux Champs-Elysées le 16 du mois prochain.
Les concerts du Conservatoire sont admirablement les mêmes que les années précédentes : leur répertoire ne varie pas plus que l’admiration du public. On y a exécutée, pour la seconde fois, la belle symphonie en la de Mendelssohn, dont l’andante surtout a excité les plus vifs applaudissemens. Quelques jours auparavant avait eu lieu, dans la salle du Garde-Meuble, une intéressante matinée musicale et dramatique, au bénéfice de Mme Valérie Mira, où figuraient, entre autres jolies petites choses qui m’étaient à peu près inconnues, le Bouffe et le Tailleur, opéra-vaudeville dont j’ignore encore, à l’heure qu’il est, l’origine et l’auteur. Il y a là dedans une romance : Conservons bien la paix du cœur, qui a valu à Mme Damoreau et à Ponchard un succès immense. On ne peut, sans l’avoir entendu, se faire une idée des mille broderies, toutes plus fraîches et plus originales les unes que les autres, dont Mme Damoreau a couvert ce thème d’ailleurs gracieux et distingué, ni de la perfection inouïe qu’elle a mise à les exécuter. Le chant, pris à ce point de vue, est un art spécial que Mme Damoreau a incontestablement porté à son apogée.
Quant aux concerts de la Gazette musicale, ils n’ont plus lieu dans le salon de Pleyel, trop petit pour contenir le nombre toujours croissant de ses abonnés : c’est dans la salle Vivienne que chaque mois se tiennent maintenant ces brillantes séances, auxquelles l’élite des virtuoses et des chanteurs non attachés aux théâtres s’empressent de concourir. Les directeurs de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Italien se sont, en effet, entendus définitivement pour interdire d’une façon absolue, à leurs artistes de prendre part aux concerts gratuits donnés par les journaux de musique. Cet usage d’offrir ainsi des billets de concert pour rien, aux personnes qui donnent de l’argent pour un abonnement, a pris aujourd’hui une telle extension que les gérans de ces journaux en sont les premières victimes, à cause des embarras et des soins de plus en plus nombreux qu’ils leur suscitent, et de l’âpreté d’une concurrence que rien ne peut décourager. Mais le mal est devenu incurable, et, sans une décision de l’autorité qui défende rigoureusement, sous quelque prétexte que ce soit et sous quelque déguisement qu’ils veuillent se cacher, les concerts gratuits, ils continueront à faire le plus grand tort à la généralité des artistes, et même aux théâtres lyriques.
Le dernier concert donné par la Gazette Musicale était composé d’une façon aussi riche que variée, et, à part un air italien qui devait être chanté par Mme Grévedon, et qui ne l’a pas été, le programme a tenu toutes ses promesses.
C’étaient le duo de la Reine de Chypre, chanté par M. et Mme Iwens d’Hennin ; une fantaisie sur Lucrezia Borgia, composée et exécutée par l’éblouissant pianiste Léopold de Meyer ; la saltarelle de Félicien David, des chansonnettes de Bordogni, une ballade de Schubert exécutée sur le cor par Vivier, ce virtuose original qui fait sur son instrument des choses impossibles. Nous avions en outre Mme Sabatier : inutile d’ajouter qu’elle chantait l’air du Cheval de Bronze ; il n’y a pour elle qu’un air au monde, c’est celui-là, et nous devons croire qu’elle le chantera tant qu’un filet de voix lui restera.
L’Adélaïde de Beethoven est un chef-d’œuvre de mélodie et de sentiment que Mlle Berkholtz ne paraît pas avoir tout à fait compris ; en tout cas, et sous le rapport du mécanisme vocal seulement, la manière dont elle l’a chantée est loin d’être irréprochable. Je n’en finirais pas si je citais tous les morceaux de cet énorme programme, composé sur le modèle des programmes anglais, où l’on ne trouve jamais moins d’une trentaine de morceaux. On voit bien à cette générosité de MM. les éditeurs que la musique ne leur coûte rien.
Je ne dois pas oublier, dans ma nomenclature, une matinée musicale qui, pour n’être pas gratuite, n’avait pas moins son prix ; il s’agit de celle donnée par M. Ropiquet, l’un des meilleurs violons de l’Opéra. On y a entendu, avec le bénéficiaire, un solo de harpe fort bien joué par M. Lambert, également attaché à l’orchestre de l’Opéra, plusieurs chansonnettes chantées avec verve par M. Tagliafico et Mlle Cotti, et quatre petits morceaux charmans que Mlle Recio a dits avec une grâce pleine de finesse et une sensibilité vraie. Ce sont : le Petit Enfant, de Quidant, Modelinette, de Thys, la Clochette, de Vimeux, et la Glaneuse, de Labarre, romances en grande vogue en ce moment. Levassor, avec ses historiettes musicales bouffonnes qu’il assaisonne de si plaisans lazzis, a gaiment terminé la séance.
— La famille Bohrer est enfin arrivée, malgré toutes les offres qu’on lui faisait pour rester en Hollande. C’est en effet à Paris seulement qu’un grand talent peut obtenir une sanction sérieuse et une véritable célébrité. Le mérite d’Antoine Bohrer comme violoniste et celui de Mme Bohrer comme pianiste, y ont été déjà souvent appréciés ; mais on y connaît à peine la jeune Sophie, leur fille, dont j’ai plusieurs fois cette année entretenu mes lecteurs, et dont le talent sur le piano surpasse en force, en profondeur, en agilité et en puissance tout ce qu’on peut attendre, non seulement d’une jeune fille de son âge, mais même de la plupart des femmes, sans parler de sa mémoire prodigieuse, qui lui permet de jouer sans musique et au choix des auditeurs plus de quatre-vingts morceaux de maîtres anciens et modernes depuis S. Bach jusqu’à Listz [sic]. On entendra sans doute très prochainement Sophie Bohrer, soit à l’Opéra-Comique, soit dans un concert qu’elle se propose de donner.
Je dois annoncer encore l’arrivée de M. Limnander, compositeur distingué que le gouvernement belge vient d’envoyer à Paris pour y faire connaître ses compositions chorales, dont plusieurs ont obtenu des prix aux concours qui ont eu lieu dans différentes villes de la Belgique.
Mme Francilla Pixis y est aussi en ce moment. Il serait bien à désirer que le Théâtre-Italien mît cette cantatrice, dont les débuts excitèrent, il y a quelques années, tant de sympathies parmi les artistes, dans le cas de produire son talent mûri par l’exercice et de nombreux succès. On sait que Mme Pixis commença à Paris sa carrière théâtrale dans Semiramide. Elle a chanté depuis lors sur les principaux théâtres de Milan, de Florence, de Naples, de Palerme, de Berlin, de Prague, de Dresde, etc., etc. Partout elle a trouvé le plus brillant accueil, et presque partout on l’a rengagée une seconde fois. Elle est restée tout une année à Palerme et deux ans à Naples. En Italie où la saison théâtrale n’est que de quelques mois, ces engagemens sont fort rares et offerts aux grands artistes seulement. Le répertoire de Mme Pixis est considérable, mais elle brille surtout dans le Romeo de Vaccai, dans la Prigione d’Edinburgo et dans Saffo, opéra composé pour elle à Naples et qui fit fureur. M. Vatel ne manquera pas, s’il le peut, de nous faire connaître ce talent complet aujourd’hui, mais avant tout dramatique et expressif.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2015.
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