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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 30 MARS 1844 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de la Sirène, opéra en trois actes, paroles de M. Scribe, musique de M. Auber.

    Nous sommes dans les Abruzzes, ce beau sauvage pays de montagnes, de rochers, de forêts, de villages étranges, mal peuplé d’habitans mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but. La singulière influence pourtant que celle des souvenirs ! Je ne saurais dire à quel point j’ai été attristé en voyant le nouvel opéra de MM. Scribe et Auber, par l’aspect de ces costumes abruzzais, de ces sites bizarres dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement il y a douze ans. Je retrouvais en foule des impressions perdues et oubliées ; c’étaient Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvens déserts dont l’église est toute grande ouverte… Les moines sont absens… le silence seul y habite… Plus tard moines et bandits y reviendront de compagnie. C’étaient les somptueux monastères peuplés d’hommes pieux et bienveillans qui accueillent cordialement les étrangers et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation ; le palais bénédictin du monte Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l’autre couvent de san Benedetto, à Subiaco, où l’Ordre fut fondé, où se trouve la santa Spelunca qui reçut saint Benoît, où fleurit encore le bosquet de rosiers dont les fleurs ont une vertu miraculeuse. Plus haut, dans la même montagne, au bord d’un précipice au fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d’Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j’ai vu s’abriter des hirondelles au mois de janvier ; grands bois de châtaigners au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent sans bruit… pâtres ou brigands… En face, sur l’autre rive de l’Anio, grande montagne à dos de baleine, on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j’eus la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, amans fidèles de ces solitude, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une petite grotte où l’on entre en rampant, et dont on ne peut atteindre l’entrée qu’en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d’arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.

    A droite un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m’accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l’assurance plusieurs fois donnée qu’elle avait pour but l’accomplissement d’un vœu fait à la Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l’inévitable Anio, où j’allais demander l’hospitalité et faire sécher mes habits quand j’avais chassé dès le matin en venant de Tivoli, aux jours pluvieux d’automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi bandit, demi conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigares ; il est mort l’an dernier d’un coup reçu à la tête dans une rixe. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que suivent le soir en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d’un couvent caché ; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de leurs refrains agrestes ; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore chi suona la chitarra francese ; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés ; les carabiniers voulant à toute force s’introduire dans nos bals d’osteria ; l’indignation des danseurs français et abbruzais, les prodigieux coups de poing de Flacheron ; l’expulsion honteuse de ces soldats du pape ; menaces d’embuscades, de grands couteaux !… Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à minuit au rendez-vous, armé seulement d’un bâton ; absence des carabiniers. Crispino enthousiasmé !

………………………………………………………………

    Enfin Albano, Castelgandolpho, Tusculum ; le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée ; le lac de Gabia, le marais où j’ai dormi à midi, sans songer à la fièvre ; vestiges des jardins qu’habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. A l’horizon, Saint-Pierre, Rome !….

    Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus ! Liberté de cœur, d’esprit, d’âme, de tout ; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même ; liberté d’oublier le temps, de mépriser l’ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l’amour ; liberté d’aller au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest, de coucher en plein champs, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant assoupi des journées entières au souffle murmurant du tiède Sirocco ! Liberté vraie, absolue, immense ! O grande et forte Italie ! Italie sauvage ! insoucieuse de ta sœur, l’Italie artiste,

La belle Juliette au cercueil étendue,

que je….. Mais il ne s’agit pas de ce que je….. Il faut parler de l’Opéra-Comique, de la Sirène, raconter ce qu’elle chante, faire des complimens à M. Crosnier sur le bonheur insolent qui s’attache à lui, à Mlle Lavoye et à Roger sur leurs rôles, aux auteurs sur leurs interprètes, à M. Auber sur le livret que lui a donné M. Scribe, à M. Scribe sur la musique dont l’a revêtu M. Auber, à M. Girard sur son orchestre, à l’orchestre sur son chef, et à tous sur le grand succès qu’ils viennent d’obtenir. S’il ne s’agissait que de cela, à la bonne heure : c’est si aisé et si agréable de louer ce qu’on trouve digne d’éloges ! Mais il faut encore dépecer la pièce, en faire à grand’peine une olla-podrida sans saveur qui ôtera peut-être au lecteur l’envie qu’il pourrait avoir de la connaître par la représentation ; et de plus, il faut me livrer à cet ennuyeux travail, après que vingt ou trente de mes confrères l’auront déjà achevé et incomparablement mieux que je ne le ferai jamais. De bonne foi à quoi cela peut-il servir ? Le lecteur sera bien avancé quand je lui aurai dit ceci :

    Un curé des Abruzzes a trouvé deux enfans que leur mère, sans doute, avait exposés à la porte du presbytère. Le brave homme les adopte et les élève dans la crainte de Dieu et de leurs parens. Quand la fille (Zerlina) est assez grande, il l’envoie dans une maison de religieuses ; le garçon (Francesco) s’en va, lui, de son propre mouvement, demander du service au célèbre contrebandier Marco Tempesta, ce redresseur des torts du gouvernement napolitain, cet ennemi acharné des douaniers. Marco, au lit de mort, fait appeler Francesco, lui cède son autorité, ses fonctions, son nom, à la condition seulement pour Francesco de chercher sa sœur, de la trouver et de la marier convenablement. Le jeune chef parvient en peu de temps à remplir une partie des volontés de son prédécesseur, qui est aussi son père. Zerlina, retrouvée, l’accompagne dans ses expéditions aventureuses, et comme elle est douée d’une voix charmante, elle sert à attirer par ses chants les imprudens voyageurs dont le capo di banda Marco Tempesta a besoin de visiter les bagages pour en extraire le tabac et le rhum qu’il veut livrer exempts de droits aux braves habitans des Abruzzes. De là le titre du nouvel opéra. Survient un gros homme bouffi, qui ne peut dire un mot sans faire rire le parterre ; c’est le signor Bolbaïa, directeur du théâtre de la cour. Il voyage à la recherche d’une prima donna, et aussi pour recueillir la succession de son frère le curé, le même brave homme qui prit soin de l’enfance de Zerlina et de Francesco. On parle partout dans les environs des chants surnaturels de la sirène, ce dont le signor Bolbaïa est fort épouvanté. Voici maintenant le duc de Popoli, chargé par le roi de Naples de détruire la bande du fameux Marco Tempesta, et de ramener mort ou vif ce chef tant redouté. En apercevant Francesco, il le reconnaît pour un nommé Scopetto qui fut pendant un mois à son service l’année précédente et qui le quitta précisément la veille du jour où le palais du duc fut si bien dévalisé par les contrebandiers. Il se rend à un rendez-vous qu’une dame mystérieuse lui a donné à la Pietra-Nera, non loin de l’auberge que Francesco Scopetto tient actuellement dans la montagne. Il y a un autre personnage dont nous n’avons rien dit encore ; c’est Scipion, le commandant de la tartane l’Etna, qui vient de faire sur les contrebandiers une prise de 500,000 piastres, dont le duc de Popoli est dépositaire. Il s’est rencontré avec Francesco ; celui-ci ne le connaissant pas s’est pris d’amitié pour lui, et lui a même fait des offres de service ; il voulait lui faire épouser sa sœur. Mais Scipion aime une jeune fille, et lui a donné sa foi. Tout en causant, le jeune marin parle du beau coup qu’il a fait en s’emparant du trésor des contrebandiers ; Francesco change de couleur en apprenant qu’il a pour ami son ennemi acharné, le commandant de l’Etna, dont lui et ses compagnons ont juré de se venger à tout prix. Justement le duc de Popoli reparaît, porteur d’ordres plus précis et plus pressans que jamais du roi de Naples, au sujet de Marco Tempesta, dont on lui envoie le signalement. Pendant un instant d’absence du duc, Francesco saisit ce papier, reconnaît avec effroi que le signalement s’applique à lui-même trop bien, puisqu’il n’est autre que Marco Tempesta, le déchire, et, prenant la plume, le remplace par celui du commandant Scipion, qui ne se doute de rien. Le duc rentrant achève de lire ses dépêches, et, grâce à la ruse de Francesco ou Marco, croit avoir devant les yeux le terrible contrebandier déguisé en officier de marine, il se propose de l’attirer sous un prétexte à la Pietra-Nera, où l’attendent cinquante carabiniers, qui sur un geste de son excellence fusilleront le pauvre Scipion. Marco a bien un instant de regret de laisser ce brave jeune homme tomber dans un si lâche guet-apens ; mais après tout, c’est notre ennemi, dit-il, que son sort s’accomplisse.

    Cependant Scipion s’égare dans la montagne en allant à Pietra-Nera ; le duc de Popolo et ses gens harassés cherchent des rafraîchissemens, et viennent en demander à l’auberge de son ancien domestique Scopetto, Francesco, Marco Tempesta. Avant l’arrivée de tout ce monde, Scipion et Bolbaïa, perdus dans les rochers, avaient été attirés à l’osteria (à l’auberge, au cabaret) par la voix de la sirène que le jeune marin avait cru reconnaître pour celle de sa bien-aimée. Les compagnons de Marco en reconnaissant le commandant Scipion ont voulu le massacrer. Marco l’a défendu en lui enjoignant d’aller à bord de sa tartane  chercher des papiers dont il sait qu’il est possesseur, et qui établissent la parenté de Scipion avec le duc de Popoli ; Scipion lui donne sa parole de se taire et de revenir. Or donc, quand le duc et sa suite ont épuisé la goutte de rhum que le pauvre cabaretier Scopetto a pu leur offrir, on a parlé des embarras de Son Excellence qui, obligé de donner le lendemain une fête nocturne dans sa villa, se voit dans l’impossibilité de s’en occuper à cause du damné contrebandier dont Sa Majesté lui a confié la capture. « N’est-ce que cela ? dit Scopetto. Nous pouvons vous aider. J’ai ici une troupe entière de comédiens et de chanteurs qui furent hier dévalisés dans la montagne par Marco Tempesta, et seront trop heureux d’être agréables à Votre Excellence en organisant pour demain une représentation. Voici le directeur, il signor Bolbaïa ; celui-ci est la basse-taille ; il a été le plus maltraité ; voyez un peu s’il est permis de mettre une basse-taille dans un pareil état ! Voilà le baryton ; ce petit homme est le ténor : ils sont tous faits comme des voleurs mais Votre Excellence sait bien que Marco Tempesta n’y va pas de main morte. — Oui, dit le duc, cela m’arrangerait fort. Pourtant je n’ai pas une grande confiance dans tes artistes ; d’ailleurs leur directeur, ce gros homme qui tremble toujours, m’est furieusement suspect ; et puis ils n’ont pas de cantatrice, pas de prima donna. — Pardon, Excellence, la voici. » Marco ordonne alors à Zerlina, car c’est elle, c’est la Sirène, de donner un échantillon de son talent : elle chante, elle vocalise, elle brode, elle gazouille, elle arpège, elle trille, elle en fait tant que le duc se pâme d’aise, et que Bolbaïa oublie ses terreurs en songeant qu’il a trouvé la prima donna qu’il cherchait. Sur ces entrefaites, Scipion revient comme il l’avait promis. Le duc, qui le prend toujours pour Marco Tempesta, le fait arrêter et conduire à sa villa, où Scopetto, Bolbaïa, Zerlina et la prétendue troupe de comédiens s’empressent de le suivre.

    Nous voilà dans un délicieux palais napolitain au bord de la mer. Le pauvre Scipion est enfermé ; on va le juger, mais Marco veille sur lui. En faveur de sa sœur, dont il connaît maintenant la tendresse pour le commandant, Marco a oublié sa vengeance, il la reporte tout entière sur le duc, persécuteur des contrebandiers. Ses gens sont à l’œuvre, ils répètent, dit-il, l’opéra d’Ali-Baba, ou les Quarante Voleurs ; il ménage en outre une surprise au duc. En effet, Son Excellence sera fort étonnée en apprenant ce soir que son palais est dévalisé, que les faux comédiens ont enlevé son argenterie, les cinq cent mille piastres de la prise de Scipion, et de plus des papiers importans, une correspondance avec le roi Joachim, qui pourrait perdre le duc si elle était connue. Déjà toute la bande a disparu emportant les ballots précieux qu’elle va cacher dans des ruines au pied du Vésuve ; Scipion s’est évadé grâce à Zerlina et au rhum narcotique que Marco a fait boire à ses gardiens. Mais les quinze hommes de sa tartane, laissée en panne au large à une demi-lieue de là, sont venus en canot et entourent le palais sur l’ordre du grand-juge, qui ne désespère pas de s’emparer du fugitif Tempesta. C’est encore Zerlina la Sirène qui va tirer son frère de ce mauvais pas ; elle chante, et déjà les marins de l’Etna abandonnent l’un après l’autre leur embarcation, grimpent le long des murs de la villa et franchissent le mur du pavillon pour mieux entendre cette voix ravissante. Marco Tempesta les compte avec anxiété ; enfin quand le quinzième est entré, il apprend au duc de Popoli que le commandant Scipion est neveu de Son Excellence, qu’il va épouser Zerlina, et que le véritable Marco Tempesta n’est autre que le gros Bolbaïa qui se faisait passer pour le directeur de la troupe chantante. « Je l’avais deviné ! s’écrie le duc ; on ne trompe pas ma pénétration ! » Mais pendant que le pauvre Bolbaïa se confond en protestations, un coup de canon tiré au large annonce à Marco la prise de la tartane l’Etna par ses compagnons ; il s’élance à la mer, les soldats du duc font feu sur lui, le manquent, et on l’entend répéter en nageant le chant favori des contrebandiers.

    Ce dernier acte est d’un plus vif intérêt que les actes précédens, qui pourtant ont constamment tenu en haleine l’attention du public, et dont plusieurs scènes sont fort piquantes.

    La partition écrite par M. Auber pour cette jolie pièce se distingue en général par une grande fraîcheur d’idées ; on y trouve une rare élégance de mélodies et de beaux effets d’harmonie ; plusieurs morceaux ont un caractère large et une ampleur de formes que l’auteur n’a pas souvent rencontrés avec autant de bonheur dans ses ouvrages précédens. C’est d’ailleurs, à part certains rhythmes durement accentués par la grosse caisse, instrumenté avec goût et finesse.

    L’ouverture est charmante, elle a produit une véritable sensation. Elle se compose d’un bel andante, d’un gracieux mouvement de valse dont le thème est on ne peut mieux ramené deux fois, et d’une coda chaleureuse à deux temps.

    L’andante, écrit pour un petit orchestre composé seulement des violoncelles, cors, bassons et trombones, est surtout d’un excellent effet. Rien de plus doux, de plus moelleux que cette association de timbres. Le thème de la valse sera populaire dans huit jours. Le duo de ténors : Qu’une heureuse rencontre, débute par l’ensemble des deux voix. L’idée en est franche et nette, et l’accent énergique. Il amène, en s’enchaînant avec lui, un morceau d’ensemble où la voix lointaine de la Sirène s’enchasse d’une façon on ne peut plus originale. Les couplets : O Dieu des flibustiers, Dieu de la contrebande, se chantent déjà dans les rues de Paris, grâce à la simplicité du rhythme de la mélodie, qui permet aux chanteurs les plus mal organisés d’en estropier le thème, et de croire qu’ils l’ont bien retenu.

    La phrase lente, supérieurement chantée par Roger :

Brille sur la verdure,
Un rayon de soleil,

est d’un effet délicieux ; c’est frais et suave. M. Auber a été rarement mieux inspiré. Le quatuor qu’on a fait répéter à la première représentation, et qui sert d’introduction à l’ouverture, est mieux encore. Comme morceaux d’un excellent style, bien écrits et favorables aux voix, il faut citer l’ensemble commençant par un solo de ténor : Noble état dont je suis fier, où le chœur dialogue en imitations canoniques avec la phrase du ténor principal, et le trio avec chœurs : Il faut courber la tête.

    J’aime moins la chanson des comédiens-contrebandiers dans la villa de Popoli au troisième acte ; ce système de chœurs syllabiques accompagnant une mélodie sautillante dite par l’orchestre, est aujourd’hui un peu usé ; il a d’ailleurs, dans ce cas, l’inconvénient de rappeler trop fidèlement le souvenir d’un chœur de la Muette ; cela ressemble à une réminiscence mélodique ; c’en est une de rhythme et d’instrumentation seulement. N’oublions pas un charmant duo fort bien chanté par Mlle Lavoye et Audran, dont le thème, à chacune de ses rentrées, a été salué par un murmure d’approbation et de plaisir de toute la salle. Le chant final de la Sirène, Voyez-vous là-bas, est basé sur une progression de quartes dont il me semble que l’auteur a déjà fait usage quelquefois précédemment. Il amène une série de traits et d’arpèges d’une grande difficulté dont Mlle Lavoye s’est tirée avec un bonheur et un aplomb imperturbables. Depuis longtemps MM. Scribe et Auber n’avaient obtenu un succès plus franc ni mieux mérité.

    L’exécution de la Sirène est en outre très satisfaisante. Riquier et Henri animent la scène en excitant constamment l’hilarité ; Audran est distingué, il chante avec âme ; Mlle Lavoye se montre digne de la confiance qu’ont eue les auteurs dans la sûreté de sa méthode et dans la hardiesse de ses vocalises. Elle devrait chercher seulement à égaliser les registres de sa voix, dont quelques notes sont encore sourdes, et qui pourraient acquérir autant d’éclat que leurs voisines, si elles étaient autrement attaquées. Mlle Lavoye a un brillant avenir à l’Opéra-Comique. Quant à Roger, c’est le lion de l’ouvrage nouveau ; il donne à Marco Tempesta une spirituelle figure d’honnête brigand, il est énergique sans cris, affectueux sans fadeur ; il n’a jamais si bien chanté. Il porte d’ailleurs avec une aisance incroyable le chapeau pointu, les bas cordés, la petite veste et la carabine ; on dirait un de ces messieurs d’Anticoli ou d’Arsoli qui m’enviaient si fort mon fusil à piston quand j’allais sans façon leur demander à déjeuner. Le pauvre Crispino n’a jamais eu si bon air… à la montagne. Roger est chaque soir redemandé.

Concerts.

    Prenez garde ! voici une trombe de matinées et de soirées musicales, et par contrecoup un ouragan d’éloges. Car nous autres donneurs de concerts, nous avons tous du talent, nous sommes tous admirables, et d’autant plus aimables qu’on nous admire davantage. Nous avons les jeunes pianistes : Mlle Burchardt, récemment arrivée à Paris, et qui joue avec une verve peu commune les compositions de Weber et de Thalberg. L’organisation de cette enfant est vraiment extraordinaire. Mlle Boireaux, dont les progrès sensibles lui ont valu un accueil des plus flatteurs ; Mlle Veny, dont le talent acquiert chaque jour plus de fermeté ; elle est fille de l’excellent virtuose que je suis heureux de voir en tête des hautbois de mon orchestre ; c’est lui qui joue d’une si délicieuse façon le solo de cor anglais dans l’ouverture du Carnaval romain que nous donnerons samedi prochain à l’Opéra-Comique ; Mlle Irma Seuriot, très jeune élève de MM. Bertini et Quidant ; elle a joué sans peur et sans reproche une grande fantaisie de Thalberg, fort difficile ; elle a de l’énergie et de l’aplomb. Dans ce concert, M. Desmarest figurait en première ligne ; comme violoncelliste il a acquis de nouvelles qualités de son et de style, son jeu est large et expressif ; il nous a fait entendre deux compositions remarquables par la grâce des mélodies et par la vérité d’expression. Le morceau chanté par Poultier, surtout, est bien écrit et d’un sentiment très noble. On a exécuté aussi dans cette matinée un beau duo composé par M. Robrecht, l’un de nos meilleurs violonistes, qu’on regrette de ne plus entendre en public.

    Nous avons encore les concerts de la Gazette Musicale où l’on entend pour rien d’excellente musique, ceux de la France Musicale, ceux du Ménestrel. Ces concerts gratuits sont pourtant de véritables fléaux pour les artistes qui mettent tant de soins, perdent tant de temps et exposent quelquefois de si énormes sommes dans le seul but de se produire en public.

    Je finis par une dernière fanfare en l’honneur de Mme Sabatier, dont le programme, presque entièrement consacré à la romance, a valu de nouveaux applaudissemens à Mlle Puget, cette heureuse favorite de la mode. Voilà bien des triomphes, bien des ovations, bien de la gloire, et pourtant ce n’est pas tout ; loin de là, je réserve pour un prochain feuilleton les victoires d’une foule d’autres virtuoses non moins dignes d’éloges, et à qui il serait parfaitement injuste de les refuser.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2015.

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