FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 13 NOVEMBRE 1842 [p. 1-2]
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Le Vaisseau Fantôme, opéra en deux actes, de M. Paul Foucher, musique de M. Dietch.
C’est l’éternelle histoire du maudit, qui peut être sauvé par le dévouement d’un ange ou d’une femme. Celui dont il est ici question et qui a fourni déjà le sujet d’une pièce anglaise, est le Juif errant de la mer. Il monte le Vaisseau Fantôme, qui, ne pouvant jamais entrer dans le port, vogue depuis un temps immémorial. Quand il rencontre un autre navire il envoie quelques hommes de son équipage prier le capitaine du navire étranger de vouloir bien se charger d’un paquet de lettres. Les marins, qui connnaissent tous le Vaisseau Fantôme, doivent, en pareille occurrence, pour se préserver du malheur, clouer les lettres au grand mât, surtout quand il n’y a pas de Bible à bord. Ces lettres sont toujours adressées à des personnages inconnus ou qui sont morts depuis long-temps. Il arrive quelquefois, par exemple, qu’une lettre d’amour adressée à la grand’tante ensevelie depuis un siècle, est reçue par sa petite-nièce.
Ce navire sinistre est aussi appelé le Vaisseau Hollandais, du nom de son capitaine, un certain Hollandais qui, au milieu d’une tempête, jura par les puissances infernales qu’il doublerait un cap réputé fort dangereux, quand il devrait pour cela naviguer jusqu’au jour du jugement. Satan inscrivit ce serment sur son grand-livre, et depuis ce temps le malheureux marin doit errer sur les mers jusqu’à ce qu’enfin le charme soit rompu par une femme qui lui sera restée fidèle jusqu’à la mort. Le Diable, dans sa profonde ignorance des variétés infinies de l’espèce féminine, ne se doutant pas qu’il y avait même des femmes dévouées et fidèles, permet au capitaine de descendre à terre tous les sept ans, de s’y marier, et de tenter ainsi sa délivrance. Pauvre capitaine ! combien de fois il fut trompé ! combien de fois aussi il ne le fut pas ! Et quand sa rédemption pouvait être obtenue en restant à terre quelques mois encore, combien de fois il préféra remonter sur son fatal navire ! Pourtant, après l’une de ces innombrables épreuves septennales, plus que jamais las de se triste voyage, il aborde en Ecosse, où il se lie avec un marchand, père d’une jolie fille. Il cède à la tentation de faire une nouvelle expérience : il demande la main de Catarina, et l’obtient. La jeune fille l’aime déjà avant de l’avoir vu ; elle nourrit une passion romanesque pour un vieux portrait qui décore une des salles de la maison de son père, et qui, au dire de sa grand-mère, représente, sous son costume espagnol et flamand, le fameux capitaine maudit qu’on a vu en Ecosse il y a quelque cent ans. Une tradition de famille avertit les femmes, au sujet de ce tableau, qu’elles aient à se garder de l’original. En conséquence, la jeune fille ne songe qu’à lui, et quand il lui est présenté par son père, malgré les railleries que l’étranger essaie d’opposer à ce qu’il appelle les superstitions écossaises, Catarina n’hésite pas à le reconnaître et l’accepter pour époux. D’autant plus vif est ce noble mouvement de son cœur, qu’au milieu de ses dénégations, le capitaine, cédant à un irrésistible sentiment de mélancolie, fait la plus triste peinture de la vie que mènerait un tel malheureux (s’il existait, dit-il), incessamment ballotté sur les ondes, toujours errant et toujours trahi. En l’écoutant, Catarina sent son âme enthousiaste grandir et s’enflammer, et le fatal capitaine profite du moment pour demander à sa fiancée si elle est sûre de lui rester fidèle. « Fidèle jusqu’à la mort ! » répond Mina.
C’est ainsi que, dans une de ses plus piquantes nouvelles, M. Henri Heine raconte une pièce hollandaise qu’il suppose avoir vu représenter à Amsterdam. Nous regrettons de ne pouvoir citer le curieux épisode par lequel il interrompt ici sa narration. Il s’agit d’un éclat de rire parti non de l’enfer, mais du paradis, et retentissant dans la salle au moment où la jeune Ecossaise promet fidélité à son fiancé ; il s’agit d’une blonde Hollandaise très grande dame, très railleuse, très ardente, qui provoque le poëte allemand, en obtient un rendez-vous, et détruit à tout jamais le préjugé qu’il avait contre les cheveux blonds et les yeux bleus ; il s’agit encore de quelques autres choses que, toutes charmantes qu’elles soient, je me garderai de rapporter ici. Puis M. Heine ajoute : « Quand je revins au théâtre, on en était à la dernière scène de la pièce (ce qui, selon moi, prouve de deux choses l’une, ou que la pièce hollandaise était d’une longueur démesurée, ou que la femme hollandaise n’était pas, à beaucoup près, aussi belle qu’il le prétend). Debout sur un écueil élevé, la femme du Hollandais vagabond se tord les bras de désespoir, pendant qu’au milieu de la mer, sur le tillac de son navire, son malheureux époux lui fait des signes d’adieu. Il l’aime, il doit la quitter pour ne pas causer sa damnation. Il lui avoue son sort fatal et la malédiction terrible dont il est frappé ; mais elle s’écrie d’une voix retentissante : « Je t’ai été fidèle jusqu’à cette heure, et je sais un moyen de te conserver ma fidélité jusqu’à la mort. »
A ces mots Catarina se précipite dans la mer ; la malédiction qui pèse sur le Hollandais vagabond est aussitôt détruite ; il est sauvé, et le Vaisseau Fantôme s’abîme sous les flots. D’où l’auteur de la Nouvelle allemande tire cette conclusion : les femmes doivent se garder d’épouser des Hollandais vagabonds, et nous autres hommes nous devons apprendre par là que dans le cas même le plus favorable, tout en nous sauvant, les femmes nous abîment. Moralité fort peu morale, et que l’auteur du livret de l’Opéra, resté fidèle de tout point au charmant conte de M. Heine, n’a pas cru devoir adopter. En effet, à peine le Vaisseau Fantôme a-t-il sombré sous les flots avec son malheureux capitaine, qu’un nuage s’élevant doucement du sein des eaux emporte l’âme de la femme fidèle et celle de son époux vers le séjour de la béatitude céleste.
Cette légende présentait sans doute pour un opéra des chances de succès ; les situations en sont musicales ; je crois seulement qu’on ne s’est pas assez préoccupé du soin d’en varier le ton et la couleur. C’est trop constamment triste. A l’exception du marchand écossais (ou shetlandais, on a transporté l’action dans une des îles Shetland), à l’exception, dis-je, du vieux marchand père de Mina (c’est le nouveau nom de la femme fidèle), tout le monde souffre, tout le monde se plaint, tout le monde est triste. Mina est triste avant d’avoir vu le capitaine, elle est plus triste encore après qu’elle l’a vu. Celui-ci est triste tant qu’il n’aime pas Mina, sa tristesse redouble dès qu’il est sûr de l’aimer et d’en être aimé. Un jeune Shetlandais, Magnus, à qui la main de Mina était promise avant l’arrivée du Vaisseau-Fantôme, n’a pas lieu de se réjouir, puisque sa maîtresse l’abandonne pour un vagabond. Magnus devient même si triste qu’il se fait moine ; et le public s’attriste alors par contre-coup de toujours voir maintenant sur la scène de l’Opéra cagoules et capuchons, et sandales et bourdons, et moines et moinillons. Il ne songe pas, ce triste public, qu’il n’y a pas plus moyen, dans la mise en scène des opéras tirés de l’histoire du moyen-âge, d’éviter la gent monacale, qu’il n’y avait de possibilité autrefois, quand la tragédie lyrique occupait seule la scène, de ne pas retrouver les temples de Diane, ou de Jupiter, ou d’Apollon, ou de Vesta, et leurs éternels grands-prêtres, et leurs vieilles jeunes prêtresses. Il est vrai seulement que sous le rapport de la beauté, l’avantage est resté aux temples et aux costumes antiques.
Cette tristesse constante répandue sur l’action du drame devait étendre nécessairement un coloris sombre et peu varié sur la partition ; à moins de suivre l’exemple donné par quelques grands maîtres, et qui consiste à ne tenir aucun compte des paroles, ni de la situation, ni du caractère des personnages, et à faire de la musique riante et gaie, en dépit de toutes les exigences scéniques, lorsque le besoin de changer de style se fait sentir ; à moins de supposer qu’il est, dans certains cas, plus agréable au public de voir danser le sacré collège que de le voir siéger gravement, et qu’un auditoire intelligent peut écouter un chœur d’anges chantant comme une troupe de petits polissons. Cette supposition peut être très vraie ; mais en l’adoptant il n’est pas moins vrai aussi qu’on érige en principe le mépris de toutes les convenances dramatiques, le mépris de l’expression, le mépris du bon sens. Faut-il faire un reproche à M. Dietch de les avoir respectés ? Je ne le crois pas.
L’ouverture du Vaisseau Fantôme est un morceau d’orchestre bien écrit et bien instrumenté ; sa forme n’est peut-être pas assez arrêtée ; il vaut toujours mieux, je crois, surtout pour les ouvertures de théâtre, adopter un plan plus simple. Celle-ci contient, entre autres choses de mérite, plusieurs effets orageux motivés par le sujet et bien rendus.
Les couplets en chœur de la veillée : « Sur cette terre aux limites du monde » ont un accent calme et mélancolique tout-à-fait local. J’aime moins la ballade de Mina : « De Satan mobile royaume », la mélodie n’en est ni bien nette ni bien colorée. Cette ballade était d’autant plus difficile à faire que ses strophes sont trop longues. Le compositeur ne réussit bien, en pareil cas, que si les vers sont courts et peu nombreux.
Il y a de la douceur et des accens tendres dans le duo entre Mina et Magnus : « De nos beaux jours d’enfance. »
La prière de la jeune fille pendant l’orage est un de ces morceaux qu’on supporte à peine, s’ils ne sont que convenables et bien écrits ; le public alors veut absolument qu’on le remue ; s’il reste calme, il est furieux.
L’air empanaché de Mme Gras est de ceux, en revanche, qui se font toujours applaudir, lors même qu’ils ne seraient que bien faits, pourvu que la cantatrice les porte la tête haute ; tel est le prestige qu’exerce sur un auditoire français le roulement des notes vocalisées, et tant nous aimons en général voir les virtuoses bien danser sur la phrase !
La chanson du vieux Barlow est assez ordinaire ; le refrain surtout
Vive l’enfer ! s’il m’apporte
L’opulence et le bonheur !
pourrait être jeté d’une façon plus vive et plus naturelle. Mais un bon morceau qui seul suffirait à prouver la valeur du talent et de la science musicale de M. Dietch, c’est le double chœur des Shetlandais et des matelots suédois. C’est vigoureux, sonore, dramatique. Les voix d’ailleurs y sont employées avec une grande habileté et une entente parfaite de l’expression de leurs divers timbres; et la réunion des deux chœurs de caractères différens est ménagée avec art. Ce morceau est très applaudi ; il mériterait de l’être davantage.
La cavatine de Troïl, le capitaine maudit, est empreint d’une passion douloureuse qui toucherait davantage, si le morceau était moins développé. On ne saurait, avant de l’avoir éprouvé, croire combien il est difficile de faire écouter au public de l’Opéra un andante de longue haleine. Il semble que l’attention lui soit trop pénible après les huit premières mesures, et qu’à partir du moment où le thème est exposé, entendre les développemens de ce thème, quelque beau qu’il soit, devienne pour lui une fatigue intolérable. Le final cependant contient un adagio qui se fait écouter et applaudir ; l’effet en est pompeux, il offre beaucoup d’analogie par sa forme avec Donizetti et quelques uns des meilleurs morceaux de ce genre écrits par [lacune] et Bellini dans leurs derniers ouvrages.
Le second acte s’ouvre par un chœur de moines d’un bon caractère, et dont l’instrumentation est bien choisie. Les bassons, avec leur voix terne et un peu pénible dans le haut, y figurent avantageusement. Le basson est l’instrument monacal par excellence.
Le grand air de Troïl a le malheur d’être un grand air et malgré tout le mérite de facture qu’on y remarque, et l’accent désespéré et le mouvement rapide qui en animent la péroraison, il produit peu d’effet. A l’inverse, la simple cavatine de Magnus, moine résigné, prêt à unir celle qu’il aime avec son rival, a valu à Marié un véritable succès ; c’est, je crois, le meilleur morceau de la partition.
Il y a dans cette simple mélodie autant de souffrance que de résignation ; la fin surtout,
Sous ma robe de bure
J’ai caché ma blessure ;
Vous ne la verrez pas.
est attendrissante à un haut degré.
Après l’anathème lancé par Magnus contre son rival (il est bien difficile, après les anathèmes de la Juive, de réussir à cela maintenant), vient l’appel furieux de Troïl :
A moi, mes compagnons !
A moi, spectres ! à moi, démons !
A moi, puissances des abîmes !
Soyons tous frères par les crimes,
Tous déchus des mêmes pardons !
Ceci, à mon sens, manque d’élan. Il n’est pas naturel que le damné place entre chaque vers de son évocation un si long silence ; son désespoir est trop bouillonnant ; il doit aussi mettre moins de pompe et plus de fureur dans le mouvement. D’ailleurs ces réponses de trombones à l’orchestre rappellent trop, par le tour de la modulation et par leur gravité, le passage des instrumens de cuivre dans Guillaume Tell, répondant à la voix large, mais calme, du vieux Melctal :
Pasteurs, que vos accens s’unissent,
Qu’au loin vos trompes retentissent ;
célébrons tous en ce beau jour
Le travail, l’hymen et l’amour.
La dernière exclamation de Mina :
Sois donc sauvé, Troïl, je t’aime
Et t’aimerai jusqu’à la mort !
est au contraire très bien jetée.
Cette production, la première de M. Dietch pour le théâtre, indique un compositeur qui a fait d’excellentes études, qui a soigneusement et long-temps médité les diverses doctrines des maîtres, objets de son admiration, mais qui n’a pas fait encore entre elles de choix bien décidé. Il a le savoir et le pouvoir, il ne lui manque plus que le vouloir.
Canaple, chargé du rôle principal, celui du capitaine Troïl, possède une voix sonore et étendue ; il peut l’adoucir ; il chante bien la mezza voce ; il ne manque pas de sensibilité ; que lui manque-t-il donc ? La confiance, et cette chaleur communicative qui, sans la confiance, ne peut jamais se manifester chez l’artiste même qui en possède le plus.
Marié a eu de bons momens, surtout dans la cavatine dont j’ai parlé plus haut. Il est impossible de dire ce morceau avec plus d’âme et un meilleur style de chant. Il doit prendre garde, dans son anathème à certaines notes hautes qu’il enfle outre mesure et dont cet excès de force altère la justesse et la pureté.
Mme Gras est toujours radieuse dans ses vocalises, quelle que soit leur difficulté ; elle a mis aussi beaucoup de sensibilité et de chaleur dans les scènes pathétiques, malgré la nature de sa voix qui se prête mieux au genre brillant et gracieux.
Encore un éloge ; il a été mérité par Ferdinand Prévost, artiste modeste autant que soigneux et zélé, qui dans ses rôles sait toujours tirer parti du peu que les auteurs lui confient.
Quant aux décorations du Vaisseau Fantôme, il faut citer une vue intérieure de la célèbre grotte de Fingal, avec ses colonnades naturelles, ses reflets de la lumière extérieure décomposée par les ondes, sa perspective ouverte sur l’Océan, ses stalactites, etc. Certes, voilà un décors original et d’une rare beauté, dont le modèle pose dans l’une des îles Orcades depuis deux ou trois mille ans. On ne l’a pas fait, il est vrai, mais on aurait pu le faire.
Première représentation du Kiosque, opéra-comique en un acte de MM. Scribe et Paul Duport, musique de M. Mazas.
Il n’y a pas si long-temps sans doute que cet oursin repose dans les cartons de l’Opéra-Comique, mais il faut croire que le compositeur a bien employé au moins une huitaine d’années à répéter au directeur ce mot célèbre, devenu proverbe, d’un de ses collaborateurs : « Prenez mon ours ! » Celui-ci n’est pas de ces ours (je parle de l’ouvrage) comme on en voit tant, qui dansent sur leurs pattes de derrière, qui portent un bâton sur leur cou, qui se couchent à terre au commandement du maître, se relèvent, grimpent à un arbre pour un morceau de gâteau et servent de Pégase à un singe habillé de rouge et de vert. Non, en vérité, tous ces ours-là viennent de nos montagnes d’Europe, ils ne craignent point la chaleur, se nourrissent de végétaux quand ils n’ont rien de mieux à mettre sous la dent, ce sont de bonnes pâtes d’ours, qu’on peut inviter, quand on les rencontre, à venir se montrer à la foire, pourvu qu’on s’y prenne poliment.
Mais celui dont je voudrais ne pas parler est un ours comme on n’en voit guère, un ours comme on n’en voit peu, un ours comme on en voit cependant, bien que fort rarement : c’est l’ours blanc des mers glaciales, animal dangereux et affreux, au museau allongé, au ventre allongé, aux dents allongées, qui mange du requin et du marsouin, et demeure six mois entiers sans s’ennuyer, assis sur un bloc de glace, à attendre le lever du soleil. Mais c’est ici que cesse l’analogie entre l’ours blanc littéraire et l’ours blanc vivant ; car si ce dernier, habitant des pôles attend le soleil pendant six mois, il a pour compensation la certitude de voir ce même soleil l’éclairer pendant six autres mois, ce qui est assez agréable quand on n’a rien à faire la nuit ; tandis que le malheureux ours blanc littéraire attend des années entières un misérable soleil obscurci d’une taie qui se couche presque aussitôt.
Oh ! vraiment, je ne puis m’empêcher de dire à M. Scribe, qui est aussi mon collaborateur, et qui élève pour moi une grande-ourse (Dieu veuille que ce soit la constellation de ce nom), qu’il a eu tort de faire à M. Mazas cette plaisanterie-là. Et M. Paul Duport, un homme excellent et spirituel s’il en est, qui va prêter main-forte, pour ce guet-apens, à M. Scribe ! M. Mazas leur a donc bien fait peur à ces messieurs !… Et l’on s’étonne ensuite qu’un pauvre compositeur soit vaincu. Que vouliez vous qu’il fît contre deux ?… Tant il y a que M. Mazas a écrit, malgré tout, plusieurs jolis morceaux de musique, entre autres des couplets d’une coupe très heureuse chantés par un garçon jardinier. Il a fait de plus un quatuor pour quatre soprani, ou quatre voix qui ressemblent à des soprani, fort agréablement dessiné. Mais ces quatre voix, ces quatre voix féminines, ces quatre voix féminines d’opéra-comique, sont irrésistibles ! On dirait un concerto pour trois pies et un geai. Je commettrais une véritable indiscrétion en vous disant le nom des quatre concertantes, car il est probable qu’on en a peu parlé dans la société.
Il y a ensuite un grand militaire, Français et muet, mais qui joue du violon de manière à prouver qu’un jour de bataille, sans perdre son temps en vaines paroles, il sait faire blanc de son archet. Ces dames lui demandent : Laquelle d’entre nous vous paraît la plus belle ? — Il répond : La ré. — Laquelle vous semble la plus aimable ? La sol. — Laquelle, à votre avis, chante le mieux ? — La si. On ne peut rien répondre en musique de plus impertinent. Mais ces dames, loin de croire à la possibilité de ces affreux calembours, se trouvent fort honorées, et prennent tout cela pour des réparties galantes dans le mode majeur ; ce qui doit fort contrarier le facétieux militaire. On me demandera : Pourquoi est-il muet ? Usant aussi de la langue téléphonique inventée par M. Sudre, je vous assurerai que ce n’est pas fa si la découvrir. Peut-être est-ce pour mieux se faire comprendre, peut-être est-ce pour n’être point compris, peut-être est-ce une idée, une folie qui lui passe par la tête ; peut-être est-ce pour paraître obligé de jouer au violon, ce qui serait une grosse idée ; car, parmi les infirmes, on ne voit guère que les aveugles jouer de cet instrument.
Quoi qu’il en soit, et pour ne pas vous tenir plus long-temps dans une si cruelle anxiété, je vous dirai que le militaire retrouve la parole, que ces dames la perdent immédiatement et que tout le monde est content, excepté un butor d’Espagnol qui ne trouve pas la compensation suffisante, sous prétexte que le Français lui épouse sa bien-aimée. Cependant on m’a assuré depuis peu que ce jaloux Andalou avait fini par prendre son parti. Prenons donc aussi le nôtre, et félicitons M. Crosnier du succès….. de la reprise de Zampa.
Nouvelles Compositions de Heller et Ernst.
Ernst parcourt à cette heure la Hollande, où son merveilleux talent, que nous ne connaissons réellement pas à Paris, excite le plus vif et le plus légitime enthousiasme. Je le puis dire sans exagération, c’est le véritable violon paganinien de l’époque. Je l’ai entendu avec un ravissement égal à ma surprise, il y a deux mois, à Bruxelles. Je ne parlerai pas de toutes les choses hardies et nouvelles qu’il a obtenues du violon ; mais quand, dans sa fantaisie sur Otello, il a chanté la fameuse romance du Saule, on a dû reconnaître que, pour l’expression pénétrante et passionnée, pour la poésie du chant, il laissait loin, bien loin, les plus célèbres cantatrices. C’était beau, sublime ! c’était l’inspiration aux ailes étendues, planant au septième ciel de l’art.
Avant de partir, Ernst avait écrit, en société avec Heller, le compositeur pianiste au talent si pur et si élevé, une suite de petits morceaux pour piano et violon, que je recommande à tous les amateurs du genre qu’un néologisme généralement adopté permet d’appeler intime. Ces douze compositions charmantes, qui présentent peu de difficultés d’exécution, sont chacune de peu d’étendue. Ce sont de véritables délassemens musicaux, tout-à-fait différens par la forme et par le style des autres compositions de Heller, telles que son grand scherzo, la Chasse et ses derniers caprices. Ce sont des chants tantôt gais, tantôt mélancoliques, mais toujours expressifs, pour le violon, accompagnés de traits de piano plus ou moins brillans, et qui permettent à chaque instrument de jouer un rôle important en conservant son caractère.
Ce recueil ne tardera pas à paraître ; il obtiendra, sans aucun doute, la plus honorable popularité.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2014.
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