FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 31 MAI 1842 (p. 1)
THÉATRE ALLEMAND.
Cette entreprise, malgré les sympathies qu’elle a trouvées dès l’origine auprès du public et des artistes français, ne pouvait avoir de chances réelles de succès que dans une exécution musicale irréprochable. Il fallait pour la soutenir trois chanteurs au moins, d’un talent supérieur, des chœurs dignes de la réputation acquise aujourd’hui aux choristes allemands en général, et un bel orchestre, riche, puissant, capable en un mot de rendre les hautes inspirations de maîtres tels que Beethoven, Weber, Gluck et Mozart. On conçoit en effet que leurs chefs-d’œuvre, qui nous sont familiers depuis long-temps, ne pouvaient exciter bien vivement la curiosité publique. Bien peu de gens sans doute connaissent à fond Fidelio, Euryanthe, Oberon, Iphigénie en Tauride, la Flûte Enchantée, le plus grand nombre même n’a pas la moindre idée du style ni de la forme de ces monumens de la musique dramatique ; mais, par cela seul qu’ils sont anciens, tout le monde prétend les connaître, et c’est, pour se dispenser de les aller entendre, un prétexte excellent. Les exécutans nouveaux, au contraire, chanteurs ou instrumentistes, attirent promptement l’attention sur eux. Ils sont pour le public une occasion d’exercer son droit de critique. Ils lui fournissent des objets de comparaison avec les virtuoses déjà jugés et classés, et le texte d’interminables divagations musicales. C’est un grand bonheur pour les dilettanti de pouvoir parler de voix mixte, de voix de tête, de si de poitrine, de fa grave, d’instrumentation, de rhythme, etc., et c’est de plus quelquefois une occasion pour eux d’apprendre ce que ces mots signifient. Malheureusement les promesses faites par le directeur de la troupe allemande, à son arrivée, n’ont pas été tenues. Un ténor célèbre de Vienne, annoncé par l’affiche, n’a pas paru ; un autre de Saint-Pétersbourg, pas davantage ; et les artistes qui se font entendre à leur place, ne s’élevant pas au-dessus de la ligne des honnêtes médiocrités, ont découragé le public de prime abord. Mme Walker, il est vrai, a fait sensation dans le Freyschütz ; elle a de l’âme, une voix touchante, un goût pur, un sentiment vrai de l’expression, mais il faut convenir qu’il lui est souvent arrivé, après sa première représentation, soit par l’effet de la fatigue, soit par toute autre cause, de chanter trop bas d’une façon très désagréable. Les autres cantatrices n’ont chanté juste que par accident, et n’ont paru posséder de leur art que les notions les plus vulgaires. Nous n’avons pas entendu une vraie basse, bien caractérisée et douée de quelque talent. Les chœurs ont montré de la verve, de la chaleur, une grande aptitude pour les nuances, mais souvent de l’exagération, et presque partout un défaut de justesse peu tolérable. Les soprani chantent trop haut et les basses trop bas dans tous les forte. Quant à l’orchestre, à l’exception de trois ou quatre artistes allemands qui y figuraient, on sait qu’il ne se composait que d’artistes français, mais mal exercés, assez médiocrement dirigés, et trop peu nombreux. Un orchestre où les instrumens à cordes ne sont pas en quantité suffisante, qui n’a pas confiance dans son chef, et qui répète peu ou mal, fût-il formé de véritables virtuoses, ne sera jamais un bon orchestre.
Avec de pareils élémens, l’exécution des cinq opéras qu’on nous a fait entendre ne pouvait qu’aller souvent du médiocre au pire ; de là l’indifférence du public et la ruine de la troupe allemande. D’ailleurs la Jessonda de Spohr et la Nuit de Grenade de Conradin Kreutzer, partitions nouvelles pour nous, n’étaient pas de nature à exciter un bien vif intérêt. La première, œuvre d’un musicien de beaucoup de mérite, a paru pâle et froide ; la seconde, moins étudiée et d’un style moins élevé que Jessonda, a cependant fait plaisir ; deux chœurs ont excité de vifs applaudissemens. Le public (doit-on le lui reprocher ou lui en faire compliment ?) a salué comme une aimable connaissance cet opéra, dont le style participe à la fois de tous les styles, et où l’on retrouve surtout la manière de la plupart des auteurs actuels d’opéras comiques français. Quelques mélodies ont du charme ; l’orchestration n’est pas sans mérite, quoique souvent il y ait un emploi non motivé des instrumens de cuivre ; la disposition des voix dans la plupart des chœurs m’a paru bonne. Quant à l’ouverture, elle manque absolument de pensée d’abord, et d’unité ensuite ; ce n’est guère qu’on informe et bruyant pot-pourri. Il n’est pas permis à un Allemand d’écrire une pareille ouverture. La Preciosa de Weber est une des productions les plus gracieusement originales de ce génie ardent et rêveur à la fois, qui sut donner à la musique dramatique des accens et un coloris inconnus avant lui. Rien ne peint mieux que ses romantiques mélodies le charme de l’existence vagabonde des bohémiens, leur nonchalante oisiveté, et ce secret amour pour la nature sauvage qui, durant les nuits sereines, les fait interroger de la voix les grottes profondes, les lacs paisibles, les rochers et les bois. Preciosa n’a pas sans doute l’importance musicale du Freyschütz, d’Oberon et d’Euryanthe, c’est une charmante fantaisie d’artiste pour laquelle les artistes se passionnent et que le public écoute curieusement, sans trop se rendre compte du plaisir qu’il éprouve comme il ferait d’une langue inconnue parlée avec des inflexions variées et saisissantes ; mais quels horizons de passion mélancolique certains chants, certaines harmonies, certains bruits de l’orchestre ont ici la propriété de dévoiler ! Je conçois qu’on puisse s’éprendre d’un violent amour pour quelque bohémienne idéale à la simple audition de la romance de Preciosa, tant son accent intime a, pour qui sait l’entendre, de poétiques fascinations. Tous les chœurs sont admirables, et ils ne se ressemblent point entre eux ; les voix, habilement groupées, sont soutenues par une orchestration neuve, fraîche, piquante, dont les notes peu nombreuses concourent toutes à l’effet, où les instrumens à vent, les cors surtout, attirent l’attention par les harmonies diversement caractérisées qu’ils font saillir de l’ensemble. La traduction française de Preciosa montée à l’Odéon il y a quelque vingt ans, ne produisit qu’une impression assez froide ; on ne comprit pas trop ce que l’auteur avait voulu dire. C’était, il est vrai, peu en rapport avec les habitudes musicales du temps, que les représentations du Freyschütz n’avaient encore pu complétement réformer ; toutefois on doit mettre beaucoup de cette froideur sur le compte de l’exécution. Le rôle de Preciosa est fait pour une femme douée du triple talent d’actrice, de cantatrice et de danseuse ; or, s’il m’en souvient bien, il fut, à l’Odéon, confié à Mlle Verneuil qui ne savait ni chanter, ni danser. L’essai fait dernièrement au théâtre allemand était bien plus malencontreux encore ; on a seulement annoncé l’exécution de la romance et des chœurs du premier acte, sans action. Les chanteurs ont paru costumés, cependant ; ils ont à peu près joué les quelques scènes où les morceaux de musique se trouvent encadrés, et ils savaient leurs rôles ; mais l’orchestre n’avait pas répété ; il n’y avait même pas de parties pour tous les pupitres, et il est résulté de cette audacieuse et inconvenante tentative les plus grotesques cacophonies instrumentales qu’on ait jamais, à Paris, osé faire entendre au public. Aussi l’orchestre a-t-il été chuté comme il méritait de l’être. On ne s’expose pas ainsi à profaner une belle œuvre. Le directeur sans doute était le premier coupable, puisqu’il n’avait pas même fait copier les parties en nombre suffisant ; mais le chef d’orchestre devait se refuser à exécuter ses ordres et les musiciens, au moins par amour-propre, sinon par respect pour Weber, auraient pu protester contre une tentative qui les exposait nécessairement au ridicule et aux témoignages non équivoques d’un juste mécontentement.
La représentation de Fidelio avait été un peu plus soignée ; elle a paru bien médiocre cependant, sous tous les rapports. L’orchestre manquait d’assurance, ses mouvemens étaient à chaque instant en opposition flagrante avec ceux des chanteurs ; évidemment il avait encore fort mal répété. Les choristes, tristes, découragés, n’étaient plus eux-mêmes. Mme Walker a eu de beaux momens au premier acte ; on lui a fait redire la seconde moitié de son grand air. Moins heureuse au second acte, où ses intonations ont manqué presque toujours de justesse, il lui a été impossible de s’élever à la hauteur des situations. La scène célèbre entre Léonore et le gouverneur, au moment où la trompette des remparts annonce l’entrée du ministre qui vient visiter la prison, a laissé l’auditoire complétement froid. Quels transports excitait il y a douze ans, dans cette même scène, Mme Schrœder-Devrient ! On se rappelle encore le brusque mouvement avec lequel elle portait son pistolet au visage du gouverneur en s’élançant à la défense du prisonnier, et son cri : « Je suis sa femme ! » et son rire convulsif au milieu de ses larmes, quand, le bras étendu, tremblante d’espoir et de crainte, elle entendait annoncer l’arrivée du sauveur de son époux. C’était sublime ! Haitzinger à son tour, avec sa voix incomparable, électrisait la salle dans le bel air où Florestan, mourant de faim, se croit, dans son délire, entouré de sa famille éplorée qui l’appelle et lui tend les bras. Les notes frémissantes qu’il lançait à la fin, et dont il avait si habilement gradué la force, agitaient tout l’auditoire et faisaient naître de ces impressions inexprimables qu’on éprouve si rarement et dont on conserve le souvenir toute la vie. Le dénouement excitait chaque soir un tel enthousiasme que le public faisait ordinairement relever le rideau pour entendre une seconde fois le chœur final. Loin de là, la représentation dont nous parlons aujourd’hui est allée toujours en se refroidissant. L’acteur chargé du rôle de Florestan manque de voix, il n’a qu’à grand’peine fait entendre en son de tête les notes hautes de son air, qu’il faut au contraire donner absolument de poitrine, sous peine d’anéantir l’idée du compositeur. Le dernier chœur a été impuissant contre la tiédeur et l’ennui d’un auditoire animé cependant des dispositions les plus bienveillantes, et chacun se demandait en sortant pourquoi les chefs-d’œuvre étaient exposés à de telles mutilations. Un temps viendra sans doute, il faut l’espérer, où ils seront protégés contre elles. De tous les peintres grecs, Alexandre jugeait qu’un seul était digne de retracer ses traits ; les plus habiles virtuoses de l’époque devraient seuls aussi avoir le droit d’exécuter les œuvres monumentales et de reproduire la pensée des grands maîtres, ces rois de l’art.
La reprise de Jeannot et Collin a obtenu un légitime succès. Cette partition de Nicolo est aussi fraîche que si elle eût été écrite hier ; elle abonde en mélodies d’une naïveté gracieuse, elle est dramatiquement adaptée à une pièce intéressante, et on l’exécute avec beaucoup de verve et d’ensemble ; Chollet et Mlle Darcier surtout y font merveilles. Il y a donc là tout ce qu’il faut pour attirer la foule, aussi le théâtre est-il peuplé à chaque représentation. Le trio de la leçon de chant, morceau supérieurement conçu par les auteurs, et le duo : au son des musettes berger vient danser, plein de naturel et d’un excellent comique, sont toujours suivis des applaudissemens de toute la salle. Ces deux morceaux ainsi exécutés me paraissent être du petit nombre de ceux qui ne laissent presque rien à désirer. L’orchestre de ce joli opéra est toujours convenable, il prouve de nouveau combien les compositeurs actuels ont tort d’employer à l’Opéra-Comique les moyens violens d’instrumentation.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2014.
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