FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 14 SEPTEMBRE 1839 [p. 1-3]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Première représentation de la Vendetta, opéra en
trois actes, paroles de MM. Léon et Adolphe,
musique de M. Henri Ruolz, décors de MM. Philastre et Cambon.
Ce livret, tiré d’une nouvelle de M. Mérimée, offrait, en dépit et peut-être à cause de sa tournure mélodramatique, des situations favorables au compositeur. Elles sont peu variées cependant et devaient donner à la musique une teinte uniforme qu’il était très difficile d’éviter. La scène se passe en Corse, on s’en doute bien. Un jeune homme de la famille des Spallagi a vu dans son enfance sa chaumière incendiée, son père tué et sa sœur au berceau enlevée. Dès lors l’idée de la Vendetta n’a fait que grandir avec lui ; il a vingt ans à peine, et déjà il vient d’abattre un de ses ennemis. Blessé lui-même cependant, et poursuivi de rochers en rochers par des soldats, il vient se réfugier dans une maison inconnue, dont le maître est absent à cette heure. Paolo et Flora, qu’il prend pour le fils et la fille de son hôte, l’entourent de tous les soins de l’antique hospitalité. Ils n’osent le questionner sur sa blessure, ni sur la cause des poursuites dont il est l’objet ; mais quelques mots qu’il laisse échapper apprennent à Flora et son isolement et la catastrophe qui le priva de sa famille. Une douloureuse sympathie rend, à cet aveu, Flora plus attentive aux paroles du fugitif. Elle aussi, dès l’enfance, fut privée de ses parens ; ceux de Paolo l’ont recueillie, et Paolo n’est point son frère, mais son fiancé. Spallagi, guidé par un espoir qu’il n’ose s’avouer à lui-même, questionne en secret Flora sur tout ce que sa mémoire lui rappelle de ses premières années. Mais ces fréquens entretiens commencent à déplaire à Paolo ; la jalousie peu à peu s’empare de son âme corse ; d’horribles tentations l’agitent ; il s’éloigne pour n’y pas succomber. Son père revient alors. Informé de la présence du fugitif dans sa maison, le vieillard demande à le voir.
Quelques mots sont à peine échangés qu’ils se reconnaissent ! La haine et le sang sont entre eux. — Tu es Spallagi, le fils de l’assassin de mon frère ! — Matteo Falcone ! l’un des meurtriers de mon père ! — Spallagi sera sauvé néanmoins, les saintes lois de l’hospitalité ne seront pas violées, et plus tard la vendetta reprendra ses droits. Falcone va faire, en frémissant, de lointains préparatifs pour la fuite de son ennemi. Il vient de partir quand Paolo accourt avertir et cacher le proscrit ; les soldats approchent, on les voit sur les hauteurs voisines. Déjà la troupe entière entoure la maison. Le capitaine, après avoir inutilement tenté de séduire Paolo et Flora pour obtenir d’eux le secret de la retraite de Spallagi, et convaincu qu’ils la connaissent, prend le parti de rester en observation en gardant toutes les avenues ; Flora parvient pourtant adroitement à réunir les soldats dans le jardin, où elle compte les enivrer. Pendant qu’elle leur verse à boire, Paolo va chercher Spallagi, l’entraîne rapidement hors de la maison et l’engage à profiter de ce moment pour fuir ; le sentier de la montagne est libre. Spallagi refuse de s’éloigner avant d’avoir eu avec Flora un dernier entretien à cette déclaration inattendue, Paolo ne doute plus ; Spallagi est son rival ; il aime et il est aimé. — « Partiras-tu ? lui cria-t-il en fureur. — Non ! — Par l’enfer que j’atteste, tu partiras ! Voilà tes compagnons. A moi, soldats ! » Et les soldats jetant à Paolo les cent écus d’or, récompense du traître, prononcent le nom de Spallagi et tirent le malheureux amant de sa fatale erreur : Spallagi est le frère de Flora.
A son retour, Falcone, ignorant le crime de Paolo, demande le proscrit : « Où est-il ? — Livré, répondent les montagnards corses, dont la foule indignée entre en tumulte, livré par ton fils ! Regarde, voilà le prix du sang ! »
Sans hésiter, le terrible vieillard congédie l’assistance, ordonne à son fils de se préparer à la mort, saisit sa carabine et va le tuer, quand Spallagi reparaît, on ne sait trop pourquoi ni comment, se jette au-devant du nouveau Brutus et obtient non seulement la grâce de Paolo, mais l’amitié de Falcone. Puis tout le monde s’embrasse et la toile tombe. On voit, à part ce dénouement qui ne se comprend guère, que cette pièce est simple autant que dramatique. Malheureusement, je l’ai dit en commençant, elle donne lieu à une telle multitude d’accens énergiques ou violens, qu’il en résulte une fatigue extrême pour l’auditoire autant que pour les chanteurs. On n’a jamais, que je sache, autant crié à l’Opéra et d’une façon si exorbitante. Duprez a failli se casser la voix au second acte, et Levasseur s’est enroué au commencement du troisième.
M. de Ruolz nous fit il y a un an, dans un journal, sa profession de foi musicale. L’objet de son culte, disait-il, était Rossini ; il le prenait pour modèle et l’étudiait constamment. Depuis lors ses idées se sont modifiées sans doute, car sa partition de la Vendetta semble indiquer une prédilection marquée pour le style et les habitudes musicales de M. Donizetti. Il n’y a point en effet dans sa mélodie de ces phrases brillantes que l’auteur du Barbier prodigue, en dépit même de la gravité de certaines situations dramatiques ; on ne remarque point dans ses accompagnemens ce luxe, ces piquans effets d’instrumentation du Comte Oury, ni dans ces chœurs, ces harmonies splendides de Moïse, etc. Mais on reconnaît à chaque instant le chant plus lent, moins coloré, les formes et les dessins moins accusés, l’orchestration moins variée de M. Donizetti. Ensuite sa préoccupation de plaire avant tout au chanteur se trahit, non pas par l’abus des roulades, on sait que ce faible des Italiens n’est pas le fort de nos grands virtuoses, mais par une accentuation presque toujours martelée ou forcée, et par des tournures que son bon sens musical repousserait sans doute, si la nécsssité de faire sa cour à l’exécutant ne l’entraînait à les rechercher de préférence à toute autre. Ah ! c’est là la plaie, l’horrible plaie de la musique dramatique moderne. Parce que les chanteurs ont aujourd’hui plus qu’en aucun temps la fureur des applaudissemens tels quels, parce que le public ne va point au théâtre pour la pièce, mais pour l’acteur, parce que l’infiniment petite partie de ce public qui applaudit ne le fait jamais après un morceau lent, doux et tendre sans les minauderies les plus ridicules, sans les contorsions de gosier les plus pénibles, il faut que nous soyons obligés d’entendre invariablement ou des cris, ou des roulades, et toujours et partout cette formule dont on a fait la plus grande de toutes les stupidités musicales, le point d’orgue. On ne peut plus dire simplement à la fin d’une scène : Je suis mort ! cela ne suffirait pas pour exciter la verve des applaudisseurs ; il faut répéter, en redoublant de vociférations : Je suis mort ! mort ! mort ! très mort ! horriblement mort ! épouvantablement mort ! Alors on applaudit, et le chanteur est satisfait, et l’auteur, pénétré de reconnaissance, serre la main du grand homme qui daigne le produire sur la scène et lui faire écrire des sottises. Ce point d’orgue en hurlemens indéfiniment prolongé a remplacé en Italie la cadence harmonique de Rossini et de ses devanciers ; elle ne répondait plus aux exigences des chanteurs, parce que, dans ce cas, l’orchestre marchant encore avec la voix, prend sa part dans l’effet musical, au lieu que dans le point d’orgue crié les instrumens se taisent, et le virtuose peut remplir et vider à loisir ses poumons sans être en rien gêné par la mesure, et sans partager avec de malheureux musiciens à cent écus d’appointemens une gloire qui ne doit être l’apanage que des grands larynx de quatre-vingt mille francs. C’est cette timidité, cette soumission du compositeur devant les caprices de certain public et de certains chanteurs, que nous sommes obligés de reprocher à M. de Ruolz, dans ses deux premiers actes surtout. Il s’est dit : Donizetti a fait soixante opéras dont plusieurs ont réussi, donc cette manière est en ce moment la bonne. Duprez préfère cette espèce de musique, et la preuve, c’est qu’il en fait de pareille, témoin la scène d’Egmont, et je veux plaire à Duprez.
On sent d’ailleurs, dans toute l’œuvre de M. de Ruolz, que l’habitude d’écrire lui manque encore, pour l’orchestre surtout ; les chœurs au contraire sont généralement bien disposés pour la facilité et la sonorité des voix ; il tire peu de parti des artifices de la modulation ; sa tonique une fois établie il n’ose que louvoyer timidement à l’entour d’elle, son rhythme est aussi toujours le même et le plus simple de tous : de là une monotonie fâcheuse. Ce défaut se fait sentir principalement dans l’allegro de l’ouverture. Il faut dire encore à M. de Ruolz qu’il n’est pas assez sévère dans le choix de ses thèmes. Nous ne sommes pas de ces gens qui voient des réminiscences partout et qui trouvent dans leur auteur favori le germe des idées de ceux mêmes qui ont écrit cinquante ans avant lui ; mais il est de ces réminiscences frappantes et malencontreuses qu’il faudrait à tout prix éviter ; de ce nombre est la phrase répétée successivement par les trois voix dans le trio du second acte, entre Duprez, Massol et Mlle Nathan.
Il me sera plus aisé maintenant d’accomplir le reste de ma tâche en signalant les belles parties de cette partition. Car, on a beau dire que l’amitié impose l’obligation de la franchise, je n’en crains pas moins de me voir apostropher par M. de Ruolz, comme ce Romain qui avait donné à Lucullus un très mauvais dîner, et à qui celui-ci dit en sortant : « Je ne me croyais pas si fort de vos amis ! »
La prière des jeunes filles devant la madone est gracieuse et d’une expression vraie ; le duo entre Massol et Duprez a une stretta chaleureuse, bien conduite et bien accompagnée ; les couplets du montagnard corse seront mieux appréciés aux prochaines représentations : c’est vigoureux, franc, et les instrumens de cuivre y sont employés avec à propos et bonheur. Ce qu’il y a de mieux incontestablement dans toute la partition de la Vendetta, c’est le grand chœur à deux mouvemens du troisième acte. L’adagio est dessiné sur la coupe ordinaire des morceaux italiens de cette nature, il contient une pédale sur laquelle passent divers accords dramatiquement enchaînés ; l’allegro, morceau remarquable qui n’appartient qu’à l’école du beau, fait le plus grand honneur à M. de Ruolz. La grande progression chromatique de la coda et l’unisson des voix pendant qu’un silence de l’orchestre laisse le chœur à découvert, produisent un effet qui suffirait au succès de cet acte.
Rendons maintenant justice aux acteurs. Duprez a joué et chanté avec un soin et une chaleur qui l’ont quelquefois conduit à l’exagération. A en juger par les applaudissemens, dans les deux premiers actes, Massol a conservé l’avantage sur lui ; et cet avantage eût été plus marqué si Massol avait mis plus de douceur dans la fin de la phrase principale de son duo, qu’il avait mieux rendue aux répétitions, précisément parce qu’il visait moins à l’effet.
Levasseur est noble et digne dans son rôle de père ; il a souvent chanté trop haut dans les rudes interpellations dont le troisième acte est semé.
Alizard n’aurait pas dû quitter son lit, où le retenait depuis trois semaines une bronchite aiguë : ses forces physiques l’ont trahi dès le second couplet de sa chanson du montagnard. Il était vraiment impossible, dans l’état où l’ont mis la diète et la saignée, de faire plus qu’il n’a fait, et il s’exposait à quelque accident. Il y a dans le morceau qu’il chante un fa haut d’une assez longue durée qu’aucune véritable voix de basse ne saurait attaquer et soutenir sans danger. M. Meyerbeer fait, il est vrai, monter le rôle de Saint-Bris, dans les Huguenots, jusqu’au fa dièze ; mais c’est fâcheux : des notes pareilles sortent de l’étendue naturelle de la basse et, en forçant la voix dans le haut, nuisent d’autant à sa sonorité dans le grave. Wartel met tous ses soins à outrer le volume des sons : c’est précisément le contraire qu’il devrait faire.
Mlle Nathan a peu de parties brillantes dans son rô1e, qu’elle a soutenu cependant avec une honorable médiocrité. Il est à regretter que celui de Mme Wideman ne soit pas plus important : ses belles notes de contralto eussent fait merveille dans un chant pur et calme au milieu de tous ces cris.
Le pas de deux dansé par Mlles Nathalie Fitzjames et Maria a fait grand plaisir. Les décors et les costumes sont sans nulle prétention.
— Un grand artiste vient de mourir : c’est le violoncelliste Platel. Voici sur cet homme extraordinaire une courte biographie que je dois à l’obligeance d’A. Batta. Ce jeune et déjà célèbre virtuose m’a adressé, sous le titre modeste de notes, les détails qui vont suivre et que je crois devoir reproduire textuellement :
Nécrologie. — Platel.
Mon cher Berlioz,
Ce fut une existence singulière et fantasque que celle de ce pauvre vieux Platel dont j’ai eu le bonheur d’être l’élève. Vous me demandez si c’était un homme d’un mérite supérieur. Oui, je puis l’assurer, Platel était à la fois compositeur habile, bon exécutant, excellent professeur, et chacun de ces titre aurait dû lui valoir une célébrité plus grande que celle qui est attachée à son nom. Pourquoi la réputation de ce grand artiste est-elle restée, tant qu’il a vécu et même après sa mort, au-dessous de son mérite ? C’est qu’à l’époque où, pour suivre une femme qu’il aimait, Platel vint se fixer en Belgique, son art y était encore peu en honneur. Aujourd’hui que le goût de la musique est devenu une passion pour mes compatriotes, ils se souviennent du vieux Platel, qui leur a légué avec ses compositions des elèves, au nombre desquels me comptant avec orgueil, je citerai en première ligne Servais, qui est allé continuer en Russie les succès dont Paris a eu les premiers retentissemens. C’est encore à son école que s’est formé Demunck, artiste d’avenir, qui, après mon départ, a succédé à notre maître dans la classe de violoncelle au Conservatoire de Bruxelles. Certes, ce serait une belle gloire pour ceux qui ont successivement remplacé Platel dans ses fonctions, s’ils peuvent un jour mériter cet éloge, qu’ils ont hérité aussi de son talent.
Pour moi, je n’oublierai jamais ce que j’éprouvai lorsque je l’entendis pour la première fois. J’étais bien jeune ; mais il me sembla que la musique venait de se révéler à moi.
Les yeux pleins de larmes, je fus supplier mon père de me laisser travailler l’instrument qui m’avait exalté sous l’archet de Platel ; mais, hélas ! c’est le violon qui m’était échu dans le partage fait au hasard entre mes frères. Mes études étaient déjà commencées, et quand un violoncelle entra dans la maison, c’est à mon plus jeune frère qu’il était destiné. Que peut un obstacle contre une vocation ? Vous le savez, Berlioz, je ne vous le dirai pas à vous qui avez suivi votre sentier à travers tant d’épines. Les chants révélateurs de Platel me poursuivaient jusque dans mon sommeil, et je jour, quand mon père était sorti, craintif comme un voleur, j’allais avec mon archet de violon essayer les mélodies de Platel sur le précieux instrument qu’une ordonnance paternelle avait inféodé à mon frère. Que vous dirai-je ? Au bout de quelques semaines, j’apprends le violoncelle. Ce que j’étais parvenu à faire tout seul, avec un archet de violon, avait suffisamment prouvé à mon père que mon goût n’était pas une simple inconstance d’enfant. Une fois sous la direction de Platel, il était facile de faire de rapides progrès, car jamais leçons ne furent données avec plus de soin, plus de précision, plus de méthode, du moins lorsque les souffrances physiques laissaient un moment de répit à mon pauvre maître, épuisé par une maladie de langueur et par les infirmités de la vieillesse. Sa classe ressemblait à un laboratoire de pharmacie : il me semble voir encore le bon professeur remuer ses médicamens avec les clés des portes de sa classe. Bientôt il tomba sérieusement malade et fut forcé d’interrompre ses leçons ; seul, sans autres soins que ceux d’une vieille domestique, il fut, à ma demande, transporté dans la maison de mon père, où, malgré nos efforts, il ne put se résoudre à demeurer long-temps. Une fausse délicatesse lui rendait sa position plus pénible, et il exigea qu’on le fit entrer comme pensionnaire dans un hospice. Je passais mes journées à son chevet, et là, quand les médecins l’avaient permis, Platel me faisait travailler au milieu d’un auditoire de sœurs de charité, saintes filles qu’une musique un peu trop mondaine aurait bien pu rejeter dans le chemin de l’enfer, si elles n’avaient pris soin de faire tourner leur plaisir à la plus grande gloire de sainte Cécile.
Quoique rétabli, Platel eut beaucoup de peine à quitter sa petite chambre de l’hospice ; il s’y trouvait si bien, si aimé ! Mais il céda aux sollicitations de ses élèves et leur rendit ses leçons. Ses facultés cependant étaient sensiblement affaiblies ; il ne retrouvait son énergie et son intelligence que lorsqu’il posait les mains sur son instrument ; après cela la vie semblait s’engourdir en lui ; il passait le reste de ses journées dans un petit cabaret dont l’enseigne, si j’ai bonne mémoire, portait : aux Trois Harengs. C’est là que j’allais ordinairement le retrouver, car Platel m’avait pris en si grande affection qu’il voulait, outre le travail des classes, me donner des leçons particulières ; disons cependant que j’avais toujours beaucoup de peine à lui faire quitter le grande poêle contre lequel sa place était marquée. « Assieds-toi là un moment, me disait-il, et puis nous irons travailler. » Alors il s’endormait, et moi-même bien souvent, l’attention fatiguée à guetter son réveil, je m’endormais aussi. Plus d’une fois, n’ayant pas le courage de se soulever, il me faisait travailler dans la salle noircie des Trois Harengs, au grand désespoir des virtuoses ambulans à qui je faisais malgré moi une ruineuse concurrence.
A cette époque, les soirées et les concerts où il était toujours appelé le fatiguaient beaucoup ; les veilles lui étaient devenues funestes ; souvent les feux d’un lustre ou d’une rampe l’éblouissaient, et sa pensée se perdant il s’arrêtait au milieu d’un morceau énergiquement attaqué ; mais il ne se troublait pas pour cela, quel que fût son auditoire. On doit se souvenir encore à Bruxelles qu’un soir, dans une circonstance semblable, au milieu d’un brillant concert donné par Mme Malibran, tout à coup Platel s’arrête, cherche à se rappeler la mélodie qu’il jouait de mémoire, et dont la fin lui échappe ; machinalement il se met à fouiller dans toutes ses poches, puis se tournant vers le Roi qui se trouvait dans sa loge à l’avant-scène : « Pardon, Sire, lui dit-il, j’ai oublié mes lunettes. »
Cet affaiblissement était devenu si fréquent qu’il m’envoyait presque toujours à sa place dans les salon où il était attendu. C’est au dernier moment qu’il me disait : « Va, on m’attend chez tel ou tel personnage ; tu diras que tu viens de ma part. » Vous voyez d’ici, mon cher Berlioz, l’étonnement, le désappointement d’un cercle paré, blasonné et collet-monté, à la vue d’un petit bonhomme sans nom, essoufflé et peut-être mouillé par la pluie, s’avançant derrière une basse et disant : « Je suis le petit Batta, et je viens de la part de M. Platel. » On se mettait à rire d’abord, ensuite la bienveillance devenait presque de l’enthousiasme, en raison de la prévention vaincue. Loin de moi la pensée de faire de cette anecdote un prétexte pour raconter mes petits triomphes d’enfant ; toutefois vous comprenez que si je n’avais pas été capable de mener ma tâche à bonne fin, mon maître ne se fut pas hasardé à m’envoyer à sa place.
Je dus alors me séparer de mon bon Platel, je venais de remporter le premier prix de violoncelle au Conservatoire, et obéissant aux conseils de mon maître, je vins chercher à me faire entendre à Paris, où mon premier séjour ne fut pas long ; j’appris que le pauvre musicien, à qui je devais tout mes espérances de gloire et de fortune, était près de mourir, et je retournai auprès de lui, pour le consoler, ou l’assister à son heure suprême ; il me reconnut et parut heureux de me revoir ; dans ses momens de délire, il croyait toujours jouer de son instrument, sa main gauche se crispait sur le mur dans toutes les positions du doigté, et de l’autre il semblait encore promener son archet ; dans cet état de fièvre, il a composé tout un morceau dont il s’est souvenu pour l’écrire dans un moment de calme. Le jour de sa mort, il me prit par les deux mains, et retirant de dessous son oreiller le manuscrit de son dernier chant, il me le donna, et, après m’avoir embrassé, ferma les yeux pour ne plus les rouvrir.
Platel n’était pas riche parce qu’il avait toujours appelé les artistes malheureux au partage de ce qu’il possédait ; mais il n’est pas vrai toutefois qu’il soit mort dans la misère. Sans compter ses élèves, qui tous l’aimaient, Platel avait des protecteurs qui se fussent fait un devoir de l’aider dans la nécessité. Il suffit de citer dans ce nombre le prince de Chimay, qui était pour le moins aussi grand ami des artistes que bon gentilhomme ; souvent, pendant la maladie de Platel, le prince lui envoya ce qu’il supposait utile à ses besoins, entr’autres choses le meilleur vin de Bordeaux de sa cave, tonique que les médecins avaient ordonné au vieillard malade. Un jour que les dernières bouteilles étaient achevées, l’artiste, voulant prier le prince de recommencer, eut recours à la langue musicale, et renvoya les bouteilles après avoir écrit sur le bouchon : da capo ; un nouvel envoi ne se fit pas attendre, et sur le panier le prince avait écrit coda.
Ceci me rappelle un autre trait d’esprit de Platel, et que voici : Le prince de Chimay, passionné pour la musique, avait pris la direction du Conservatoire ; et voulant le diriger moins en grand seigneur qu’en artiste, déjà musicien lui-même, il se faisait initier à la théorie de chaque instrument par le professeur spécial ; voici comment il s’y prenait avec Platel : Le vieux professeur jouait le rôle de l’élève, et multipliait à plaisir toutes les gaucheries d’un commençant ; ensuite il disait : Mon prince, faites-moi donc observer que je tiens mal mon archet ; ne vous apercevez-vous pas que ma main est mal posée sur les cordes ? Le prince se mettait ainsi en état de reprendre les élèves avec connaissance de cause, et cette singulière étude, qui se renouvelait deux fois par semaine, était d’ailleurs assez bien payée au vieux professeur, qui retombait toujours, on le pense bien, dans les mêmes fautes ; aussi se prit-il à dire un jour : Mon prince, ne trouvez-vous pas que je fais bien peu de progrès ? Vous devriez bien me donner quatre leçons par semaine.
Mon cher Berlioz, je vous jette tout cela au hasard, sans suite, sans ordre, à mesure que ces souvenirs se détachent ; ce sont de simples matériaux que je vous donne bien bruts et sans style, faites-en ce que vous voudrez.
Ce serait du reste une tâche bien digne de vous que celle de faire revivre un artiste qui a mérité de ne pas être oublié. Platel n’existe plus que dans le cœur de ses rares amis, de ses élèves ; il n’a pas même une pierre sur sa fosse ; gravez son nom avec votre plume, c’est le plus digne monument que je puisse désirer pour lui.
ALEXANDRE BATTA.
Concert de la Gazette Musicale.
Cette matinée était loin d’offrir l’intérêt de celles qui l’ont précédée ; aussi eût-elle semblé longue sans l’air de Mme Dorus-Gras et sans l’Elégie pour violon solo de Ernst, qui a obtenu un très grand succès sous le double rapport de la composition et de l’exécution. Le talent de ce virtuose est un des deux ou trois qui se partagent l’attention de l’Europe musicale, depuis le silence de Paganini ; il joint à une sensibilité réelle, et qui toujours s’exprime par les plus nobles accens, une habileté de mécanisme prodigieuse qui lui fait tenter des choses à peu près impossibles pour tout autre. Ses derniers succès en Hollande, où il a donné en quelques mois près de quarante concerts, font présumer ceux qui l’attendent en Allemagne. Il va partir pour Vienne incessamment.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er novembre 2015.
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