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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 OCTOBRE 1839 [p. 1-2]

THÉATRE DE LA RENAISSANCE.

La Jacquerie, opéra en trois actes, paroles de MM. Ferdinand Langlé et Alboize, musique de M. Joseph Mainzer.

    Ce sujet prêtait à de beaux développemens harmoniques et à des tournures mélodiques d’un caractère nouveau. Non que ces cris de guerre, ces refrains de tyrans, de sermens, de patrie asservie, de fers, de revers, ne soient devenus lieux communs et parfaitement insupportables ; mais parce qu’en les prodiguant moins et en variant un peu leurs formes, il restait toujours comme compensation suffisante, de belles masses passionnées à faire agir et parler, des chœurs à dessiner dont l’accent pouvait être à la fois antique, religieux, rude, farouche, naïf, enthousiaste, et l’effet, en tout cas, d’une grande puissance musicale.

    La scène se passe en Beauvoisis, vers 1215. Une centaine de paysans, réunis dans le carrefour d’une forêt, conspirent contre Montguisard, leur seigneur. Aubriot, l’un d’eux, dont Montguisard a voulu séduire la sœur, vient demander d’être admis dans la société des Jacques ; après le serment et les questions d’usage, il est reçu. Arrive alors un capitaine suivi de deux écuyers :

Capitaine d’aventure,
Pour manoir j’ai mon armure,
Mon pays est en tout lieu,
    Et j’avise
    Pour devise
A la garde de Dieu !

    Le capitaine cherche un guide ; il va chevaucher contre les Anglais à la suite du roi Charles-le-Sage. Aucun des paysans n’ose pour le conduire quitter la forêt où la corvée les retient. Il s’étonne de leur patience à supporter tant de vexations :

Mais, Seigneur, quand on n’a pas d’armes ?
— On en achète. — Et quand on n’a pas d’or !
— On en accepte…

    Et le capitaine leur donnant une bourse :

Que saint Denis vous favorise !
Marchez tous plus prompts que l’éclair !
Avec de l’or on a du fer ;
Avec du fer on a franchise.

    Cri de joie des Jacques et rendez-vous pris pour le soir au glas du couvre-feu. Une barque paraît sur la rivière ; elle porte Giselle, la sœur d’Aubriot, qui va se marier et se rend au saint lieu. Chœur de jeunes filles chantant l’amour sur la barque, chœur de Jacques criant mort et liberté dans les bois ; fin du premier acte. Au second nous voyons la maison de l’armurier Robersart, fiancé de Giselle. Marcouf, l’un des conjurés, vient acheter des armes. Mais le jeune ouvrier montre au demandeur une inscription placardée sur le devant de sa porte et qui lui défend de vendre aux vilains arc ou lance, sous peine de la hart. Il n’a garde, en conséquence, de prêter l’oreille aux beaux discours de Marcouf sur la liberté ; d’ailleurs tout à son amour, la fraternité et la mort ont pour lui peu de charmes.

    Giselle s’avance ; elle semble agitée et tremblante à l’aspect de quelques soldats qui descendent de la montagne ; Robersart la rassure ; il est vassal de l’abbé de Gaille-Fontaine, qui doit lui envoyer son vidame pour protéger les fiancés contre les entreprises de Montguisard. Ce vidame, moine et soldat, bouffon de l’espèce la plus étrange, porte une cotte de mailles sur son froc, sert de champion au couvent, chante des valses de l’autre monde, danse en donnant sa bénédiction, et montre à tout venant une petite cloche peinte sur son coccix (j’emploie le terme anatomique par pudeur). Que pensez-vous de ce gracieux personnage ? Mais Montguisard ne s’inquiète guère de ses grotesques exorcismes ; il rétablit le droit de noçage, enlève Giselle et le fait arrêter. Le tocsin sonne ; Robersart, au désespoir, appelle les Jacques et leur ouvre ses magasins : Aux armes, citoyens !!

    Au troisième acte, le capitaine, devenu aussi prisonnier de Montguisard, a su faire avertir les hommes d’armes de sa suite de se tenir prêts et de fondre sur le château seigneurial avec toute la Jacquerie, lorsqu’ils verront une écharpe blanche flotter à la fenêtre. Montguisard, demeuré seul avec Giselle, après avoir inutilement essayé l’éloquence des larmes et la séduction des présens, va recourir à la force pour toucher son cœur. Giselle, apercevant une statue de la Vierge, s’empare du riche voile qui la couvre, espérant ainsi que la crainte d’un sacrilége arrêtera le baron. Bah ! Montguisard chiffonne le saint vêtement tout comme la gorgerette de la jouvencelle, et, l’arrachant de sa tête, il le jette sur le balcon voisin, donnant ainsi lui-même, sans s’en douter, le signal aux conjurés. A l’instant le château est envahi, les Jacques vont tout saccager, quand le capitaine, reparaissant en parlementaire, vient proposer de la part de Monguisard, pour la délivrance de Giselle, le combat à outrance à tout chevalier de haut lignage. Les Jacques, qui ne combattent pas pour des femmes, aiment bien mieux s’amuser à incendier le château du tyran, dût Giselle y périr avec lui ; et ils le feraient, si le capitaine, aidé de ses hommes d’armes, ne les arrêtait en déclarant qu’il accepte le combat et qu’il sera le champion de Giselle. — Place au roi d’armes ! place aux gens d’armes ! place aux massiers ! voici l’heure de la justice. Montguisard jure sur les saints Evangiles que sa querelle est juste et prie Dieu de l’exterminer s’il manque de foi. Un chevalier accourt avec ses parrains : « Noël ! Noël ! c’est l’envoyé de Dieu ! c’est notre capitaine d’aventure, qui pour manoir a son armure ! » Mais comme il doit justifier qu’il est bon chevalier en exhibant ses titres de noblesse :

Ainsi soit ! (dit-il) Voici ma bannière ;
C’est l’oriflamme avec ses fleurs de lis !
    J’ai pour mon cri de guerre :
    Montjoie et saint Denis !
Mon nom est Charles Cinq ! mon titre roi de France !

LE PEUPLE.

Noël ! Noël ! Vive le Roi !

    Ici Montguisard, étonné de cet élan général, regarde avec surprise autour de lui ; et, voyant que tout le monde l’abandonne, fléchit le genou, et tombe presque aussitôt frappé d’un coup de sang, comme le templier d’Ivanhoé.

    Je voudrais bien maintenant pouvoir parler sérieusement de la partition de M. Mainzer ; je sens qu’il serait de très bon goût de mêler mes applaudissemens à ceux de ses nombreux élèves, qui lui témoignaient, et dans la salle et sur le théâtre leur chaleureuse reconnaissance. Comment s’y prendre pourtant ? Le critique, sous prétexte de faire une chose piquante et originale, peut-il mentir à sa conscience, et se rire du public à ce point ? Je ne saurais le croire. Un grand musicien allemand, compositeur et pianiste, disait, en parlant de M. Mainzer, qu’il nous avait enfin délivré de la musique médiocre. Je suis parfaitement de l’avis du compatriote de M. Mainzer ; il n’y a rien de médiocre dans ce qu’il fait. Un compositeur médiocre est toujours censé connaître passablement les ressources et la théorie de son art ; il sait user jusqu’à un certain point des moyens dont il dispose ; son harmonie est plate, mais pure, ou tout au moins correcte ; ses chants sont vulgaires, mais on en distingue aisément les contours ; son orchestre peut être ou confus, ou bruyant, ou maigre et sourd, mais les parties y sont au moins disposées de manière à ne pas faire croire que les exécutans se trompent quand ils ne font qu’accomplir leur tâche scrupuleusement. Il n’invente pas des coupes nouvelles pour l’ouverture, les airs, les duos et les morceaux d’ensemble, mais il peut assez bien employer les formes reconnues pour bonnes et mises en circulation par les modernes inventeurs. Il module mal fort souvent, mais il cherche à bien moduler et ne se cramponne pas pendant dix minutes à la même tonalité. S’il ne trouve pas de belles basses dont le destin soit capable d’émouvoir ou d’attirer l’attention, au moins les notes graves de son orchestre sont de vraies basses et l’harmonie peut trouver en elles de solides points d’appui. Le musicien médiocre, bien qu’il économise volontiers le temps et les idées par de fréquentes redites, craindra cependant de répéter une phrase insignifiante jusqu’à assommer ses auditeurs. S’il ne lui est pas donné d’écrire de ces récitatifs saisissans, dont l’accent noble autant que naturel est d’un charme presque égal à celui des belles mélodies, au moins ont-ils l’air d’une œuvre musicale, et ne ressemblent-ils pas à des sons produits au hasard par un enfant.

    Voilà pourquoi le grand artiste allemand dont je parlais tout-à-1’heure avait raison de ne rien trouver de médiocre dans la musique de la Jacquerie.

    Ce qui mériterait le mieux, selon moi, cette épithète, c’est le final du premier acte, dont la fin surtout ne manque pas d’énergie. On n’en peut dire autant, ni de l’ouverture, dont les pâles idées flottent ça et là, comme les diverses parties disjointes d’un radeau brisé ; ni de l’air « Capitaine d’aventure », au thème plus que naïf ; ni de l’étonnante valse de ce moine-soldat qui porte une clochette à l’endroit où, de nos jours, on place la giberne ; ni du simple chœur des jeunes filles : « Voilà du droit de noçage ce que disent les grand’mamans ; » ni de tous ces chœurs d’hommes en style de trompette ; ni du duo : « Nous sommes seuls, » ni du reste. Non, certes, il n’y a rien dans tout cela de vraiment médiocre.

    M. Mainzer a imaginé un genre de surprise dont il a fait dans le cours de sa partition un usage excessivement heureux. Voici en quoi cette invention consiste : Il commence un morceau en par exemple ; quand on est bien rassasié et presque fatigué de cette tonalité, au lieu de l’abandonner pour une autre, il la garde, il la garde long-temps encore ; puis enfin lorsque l’auditeur, dont le bourdonnement de ce ton de engourdit le cerveau, se croit tout-à-fait sûr d’une modulation raffraîchissante, savez-vous ce que fait l’auteur ? Tout d’un coup il s’obstine à rester en . Impossible de s’attendre à ce genre de beauté dont le chœur : A nous ces fiers donjons ! est le plus parfait modèle. La chanson de Giselle commence, avec une franchise toute charmante, par la phrase principale de la romance d’Otello. Comme M. Mainzer a placé dans la Jacquerie plusieurs de ses anciennes compositions, il est probable que Rossini aura entendu chanter autrefois cette mélodie avant d’écrire le rôle de Desdemona, et qu’il se sera emparé sans façon de l’inspiration de M. Mainzer. Il ne pensait guère sans doute que son plagiat serait un jour ainsi publiquement découvert. On a encore remarqué une autre réminiscence de la Jacquerie dans les Huguenots. Voilà ce que c’est que de laisser à l’avance échapper de grandes idées musicales ; Meyerbeer aura reconnu au vol la nature élevée de celle-ci, et, sans plus se gêner que Rossini, il l’aura mise en cage pour sa dernière partition dont elle est pourtant, il faut le dire, l’un des moindres ornemens. Mais le jour de la justice est enfin venu, et l’on rend à M. Mainzer ce qui est à César.

    La Jacquierie a été montée par l’administration du théâtre de la Renaissance avec un soin digne des plus grands éloges ; et M. Joly vient de prouver la loyauté de ses intentions à l’égard des auteurs dont il accepte les ouvrages. Espérons que cette dernière expérience ne le découragera pas.

    Les chœurs d’hommes sont la partie principale de cet opéra ; pour les relever encore, on a ajouté aux choristes du théâtre une soixantaine des meilleurs élèves de M. Mainzer. Au premier instant cette masse de voix masculines ne peut manquer de produire un certain effet, dont on se lasserait moins vite si l’usage en était plus habilement ménagé et si le tissu harmonique de ces morceaux d’ensemble était plus riche et plus varié. Mais l’auteur de la musique, au lieu d’utiliser cette grande quantité de voix, comme l’ont fait les grands maîtres, en écrivant de temps en temps à cinq ou à six parties réelles, s’est borné, presque partout, à trois parties, souvent même à deux ; ce qui a rendu, il est vrai, sa tâche incomparablement plus facile. Ces nombreux choristes ont montré tout le zèle imaginable ; s’ils ont abandonné quelquefois le diapason et la mesure de l’orchestre, de manière à produire des discordances passagères, il faut en chercher la raison dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’entendre les instrumens trop éloignés des derniers rangs du chœur et d’ailleurs écrasés par ces rudes vibrations vocales. Ces élèves n’étant pas encore de force à chanter sans accompagnement, il résultait de leur supériorité numérique le même désordre que si l’orchestre eût cessé de jouer en réalité. Il faut donc diminuer le chœur ou renforcer l’orchestre.

    Mme Clary, qui remplissait le rôle de Giselle, a une belle voix dont elle abuse souvent pour crier, et dont les intonations se sont pas toujours bien assurées. Elle peut néanmoins, nous le croyons, rendre de grands services si elle parvient à oublier les traditions de province pour l’émission des sons et le style de chant.

    — L’un des instrumentistes les plus distingués du théâtre de la Renaissance, M. Cocha, professeur de flûte au Conservatoire, vient de publier une méthode pour la nouvelle flûte de Bohm [Boehm]. Cet ouvrage est fort bien conçu ; il sera utile aux artistes et aux amateurs qui voudront se famliariser en peu de temps avec le doigté nouveau, nécessité par l’instrument que les découvertes de Bohm et de Gordon ont placé si fort au-dessus de l’ancienne flûte, dont presque tous les jeunes virtuoses ont abandonné l’usage. M. Gouffé avait fait auparavant pour la contrebasse à quatre cordes un travail analogue à celui de M. Cocha pour la flûte de Bohm ; le système sur lequel est basé son traité pourrait amener dans l’exécution de cette partie importante de nos orchestres un perfectionnement d’autant plus avantageux qu’en facilitant le doigté de l’instrument, il en augmente l’étendue au grave de deux notes dont les compositeurs savent tout le prix.

    Je n’ose pas parler des grandes études de Doëlher qui viennent de paraître. Comme compositions, on a pu les apprécier l’hiver dernier dans tous les concerts où le merveilleux pianiste s’est fait entendre, et les connaisseurs ont bien vite reconnu le mérite musical de plusieurs d’entre elles, mérite réel, tout-à-fait indépendant du prestige de l’exécution de l’auteur. Sous le rapport de l’application qu’on y peut admirer du nouvel art du piano, de cet art à la tête duquel Litz [Liszt] s’est placé avec tant d’éclat, j’aurais mauvaise grâce d’en rien dire, moi qui n’ai jamais su faire sur le clavier ni deux accords de suite ni la moindre gamme ; mais j’ai entendu M. Zimmermann parler des études de Doëlher comme d’un excellent, d’un admirable ouvrage ; ce jugement me dispense de rien ajouter.

    Chopin arrive, dit-on, ces jours-ci de ses longs voyages. Il apporte plusieurs manuscrits nouveaux dont on parle déjà avec le vif intérêt qu’excitent toujours ses productions si poétiquement originales, et dont celles de M. Stephen Heller, un autre compositeur pianiste d’un rare mérite, fixé à Paris depuis peu, se rapprochent beaucoup par l’invention rhythmique autant que par la savante contexture de l’harmonie.

    Quel mouvement, quelle vie, quelle fièvre de productions de toute nature dans notre monde musical !

    Les chanteurs, les cantatrices sortent on ne sait d’où ; la plupart de nos théâtres lyriques rivalisent de zèle (l’Opéra seul semble s’endormir, et je crains que le bruit du succès de sa dernière débutante ne le réveille pas) ; les virtuoses reculent chaque jour les bornes du possible dans l’exécution ; les professeurs voient leurs écoles encombrées, témoin M. Pastou, qui vient d’être obligé de faire élargir du double le local où il va commencer ses cours d’hiver ; les facteurs d’instrumens eux-mêmes font à chaque instant les plus singulières découvertes. On peut citer, par exemple, celle de M. Vuillaume. Cet habile luthier, dont les travaux ont obtenu les plus honorables suffrages à la dernière exposition, a retrouvé les traditions de l’école de Crémone. Il a résolu en conséquence ce problème difficile : exécuter des violons et des basses dont les qualités de son soient exactement celles qu’on recherche dans les Stradivarius, dans les Amati, dans les Guarnerius, etc., et qui, de plus, pour la forme générale, pour les détails de l’exécution, et enfin pour le vernis et les traces de vétusté, soient des copies tellement fidèles des instrumens célèbres, que les plus fins s’y trompent. Il peut ainsi donner pour cent écus l’imitation, de tout point parfaite, d’un violon qui aujourd’hui ne coûterait pas moins de 10,000 fr.

    Je ne veux pas finir sans dire quelques mots du grand et vrai succès de Mlle Pauline Garcia au Théâtre-Italien. J’y tiens d’autant plus que la jeune cantatrice m’a trouvé probablement d’une sévérité excessive quand j’ai dû l’hiver dernier faire la critique de son exécution de quelques fragmens de Gluck et de Weber. Sans méconnaître le moins du monde la supériorité de son talent et la vivacité de son intelligence musicale, elle me semble privée de certaines qualités indispensables pour bien rendre l’esprit de ces deux maîtres, et je parlerais aujourd’hui comme alors si elle eût chanté Rossini de la même manière. Mais mon admiration pour Desdemona est aussi sincère que mon mécontentement d’Eurydice et d’Agathe fut complet. Je m’attendais à tout autre chose, d’après les brillantes qualités naturelles et acquises dont je savais Mlle Garcia abondamment pourvue ; et ce que j’éprouvai en l’écoutant fut presque de la colère. Elle me comprendra, je l’espère, en songeant à la violence de certaines admirations musicales, qu’elle éprouve aussi, pour quelques grands génies qui lui sont sympathiques, et avec non moins d’intensité que moi, je le parierais. Cette adoration pour certaines œuvres rend excessivement sévère envers les exécutans, surtout quand il arrive que ceux-ci portent un nom illustre dans l’art et qu’ils possèdent d’ailleurs un talent de premier ordre. Eh bien ! tout en faisant la part de ces diverses influences, je répéterai à Mlle Garcia qu’en chantant, comme elle le fit il y a huit mois, la grande scène du Freischütz, elle était absolument hors du caractère du rôle, et loin du sentiment sublime si prodigieusement bien exprimé par Weber.

    D’après la manière dont elle a chanté et joué le troisième acte d’Otello, et malgré la dissemblance frappante de deux styles si opposés, je crois maintenant que si Mlle Garcia veut, sans écouter personne, réfléchir de nouveau sur ce chef-d’œuvre, le bien étudier sous toutes ses faces et s’en pénétrer intimement, non seulement elle reconnaîtra ce qui lui avait manqué pour en exprimer toute la passion et la beauté, mais elle l’exécutera avec l’inspiration et la fidélité qu’elle a mises dans le rôle qui lui a valu dernièrement un triomphe. Jamais, en effet, par Mme Malibran elle-même, ce mélancolique caractère de Desdemona ne fut plus admirablement compris. La voix de Mlle Garcia, d’une pureté virginale, égale dans tous les registres, juste, vibrante et agile, n’embrasse pas trois octaves et demie, comme une faute d’impression l’a fait dire à l’un de nos meilleurs critiques ; elle s’élève seulement du fa grave au contre ut (deux octaves et une quinte), et cette étendue est déjà immense, puisqu’elle réunit trois genres de voix qui ne se trouvent presque jamais réunis : le contralto, le mezzo soprano et le soprano.

    Sa méthode est parfaite ; elle est très sobre d’ornemens, elle termine les phrases énergiques avec aplomb et fermeté ; celle du dernier air surtout, Intrepida morrà, a fait éclater l’enthousiasme de l’auditoire. Quant aux mélodies lentes et tristes, il faut entendre la Romance du Saule pour se faire une idée du charme attendrissant qu’elle sait leur prêter. Et le mérite de sa pantomime, simple autant qu’expressive, la grâce de ses attitudes de colombe blessée, égalent presque dans cette scène le pathétique de son chant.

    Cette voix, dans quelques années, acquerra de l’ampleur et de la force ; l’habitude du théâtre donnera à l’actrice des moyens qui lui manquent encore pour ne jamais laisser, pendant qu’elle est en scène, l’action se refroidir ; mais on peut le dire dès aujourd’hui : pour le Théâtre-Italien au moins, Mlle Pauline Garcia est évidemment la cantatrice qui a le plus d’avenir, et sur laquelle reposent les plus chères espérances des amis de l’art.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 novembre 2015.

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