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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 MARS 1839 [p. 1-2]

2e CONCERT DE LA GAZETTE MUSICALE.

Mlle Pauline Garcia. — L’Orphée de Gluck.

     Le programme de ce concert avait excité un tel intérêt que les salons de M. Pape n’ont pu suffire à contenir la foule qu’il avait attirée. Un grand nombre de personnes ont dû faire une course inutile et s’en retourner désappointées faute de place. C’est là le tort du directeur de la Gazette Musicale. Il est clair que si tous les abonnés que ce journal compte à Paris et en Province ont droit à une entrée dont ils peuvent disposer en faveur de qui bon leur semble, il faut choisir un local capable de les contenir. On ne peut supposer, au milieu de la multitude de concerts plus ou moins ridicules, dont nous sommes assiégés et dont les billets sont toujours au prix modeste de dix ou douze francs ; on ne peut supposer, dis-je, que des matinées gratuites, dans lesquelles on n’entend à peu près que des chefs-d’œuvre exécutés par les premiers virtuoses et chanteurs de notre époque, puissent n’être pas recherchés avec un empressement extraordinaire, et la circonstance qui vient de se présenter aurait dû être prévue. Quoi qu’il en soit, nous avons trouvé une place, fort mauvaise à la vérité, à la dernière séance, et nous allons dire quelques mots de ce qui s’y est passé.

    Le programme se composait d’un quatuor de Mozart, du duo d’Orphée de Gluck, de quelques Lieder de Schubert, d’une cantate de Porpora et d’un quintette de piano de Schubert. Le quatuor d’instrumens à cordes par lequel on ouvre ces concerts est presque toujours assez mal écouté, souvent même froidement reçu ; celui-ci, admirablement exécuté par les frères Tilmant, M. Placet et un autre violoniste dont le nom m’échappe, a fait à cet usage une brillante exception. Dès les premières mesures, ce chef-d’œuvre a captivé l’attention de l’auditoire, et l’adagio a valu un fort beau succès a M. Tilmant aîné ; succès bien mérité par la pureté avec laquelle son archet, plus remarquable ordinairement par l’énergie que par la douceur, a rendu cette chaste mélodie. Malgré quelques légères réminiscences de Don Juan, ou peut-être même à cause d’elles, ce quatuor délicieux a produit une sensation dont nous n’avions pas eu d’exemple depuis long-temps.

    Venait ensuite le duo du troisième acte d’Orphée, chanté par Duprez, Mlle Pauline Garcia, et accompagné par M. Dietch [Dietsch] ; on juge de la curiosité de l’auditoire. Pour mon compte, n’ayant jamais entendu la jeune cantatrice dont le nom lui a valu déjà une célébrité peut-être dangereuse, je trouvais un double intérêt à l’entendre pour la première fois dans un morceau de la grande école dramatique. Mlle Garcia a vaincu une immense difficulté en chantant Gluck comme elle l’a fait, si l’on veut tenir compte du milieu musical dans lequel elle a vécu jusqu’à présent. Ce ne sont pas les cavatines et les duos boursouflés, autant que faux d’expression, de la plupart des opéras italiens modernes qui pouvaient la mettre sur la voie qui conduit à ce qu’il y a, suivant moi, de plus élevé dans l’art. Ce n’est pas en chantant chaque soir ce qu’on aime tant, sinon à entendre, au moins à faire entendre dans les salons frivoles de presque toutes les capitales de l’Europe, qu’elle pouvait acquérir l’intelligence complète et le sentiment passionné des grandeurs du génie de Gluck. Et si nous devions formuler un jugement absolu sur son exécution, il faudrait dire qu’elle est restée fort au dessous du but qu’elle se proposait. Dans cette musique, dont la simplicité sublime est si exigeante, chaque mesure, soit de chant, soit de récitatif, est un obstacle pour quiconque n’a pas de bonne heure accoutumé son oreille et son cœur à l’accent vrai de la passion. Chanter la note de Gluck n’est rien, la crier, est ignoble et la broder est monstrueux. Mlle Garcia ne la brode pas, je lui rends cette justice, bien qu’elle ait fait à la fin de son récitatif une petite excursion dans les registres inférieurs de sa voix dont elle nous a fait connaître la sonorité dans le grave, mais aux dépens de la fidélité qu’elle devait au texte musical et aux dépens de la vérité du caractère qu’elle s’était chargée de reproduire. Voici comment : les personnages de Gluck ne sont pas de ceux dont la physionomie indécise laisse quelques doutes sur leur nature propre et sur les sentimens ou les passions dont l’auteur a voulu les animer ; ce sont des types créés d’après les modèles les plus beaux qu’une étude approfondie du cœur humain, aidée de toute la puissance divinatrice du génie, lui a révélés : ainsi Eurydice est une jeune femme timide encore et candide, comme au jour où tremblante d’une vague inquiétude elle osa accepter Orphée pour époux ; son caractère a conservé quelque chose de la faiblesse et de l’innocence du premier âge, voilées d’une mélancolie douce et résignée que l’enfance ne connaît pas. Elle aime Orphée, mais d’un amour passif, qui ne l’a pas suivie au-delà du tombeau, ne trouble point le calme de sa demeure élyséenne, et qui se ranime assez faiblement lorsque la vie et la lumière lui sont rendues.

    Un tel caractère ne comporte ni les grands éclats de voix, ni les traits ambitieux, ni rien de trop âpre, de trop fortement accusé dans la passion. Le timbre vocal qui convient le mieux est celui d’un soprano flexible et doux ; Eurydice, chantée par une voix grave, serait évidemment un contre-sens ; et voilà pourquoi Mlle Garcia, en substituant aux note élevées de Gluck les sons de contralto qu’elle fait vibrer avec tant de bonheur, est sortie aussitôt du rôle d’Eurydice, a rompu le charme qui le soutenait, a détruit la vérité et l’unité de la conception du maître, et au lieu de l’épouse d’Orphée, au lieu d’une création digne de la poésie antique, ne nous a plus donné qu’une cantatrice moderne, à la voix très étendue. On voit combien il est facile de se fourvoyer, en exécutant des compositions d’un ordre aussi élevé, combien la fleur de l’expression se peut faner rapidement, et si les chanteurs qui vénèrent Gluck doivent se garder de rien changer à la forme dont il a revêtu sa pensée. Quant aux virtuoses qui n’ont pour lui ni respect, ni admiration, je n’ai rien à leur dire : ce sont des mécaniciens plus ou moins habiles, qui peuvent exceller dans l’exercice de certaines parties de l’art, mais qui se gardent en général de s’attaquer à ce style monumental qui n’est pas fait pour eux. Mlle Garcia n’est pas de ceux-là ; et l’empressement qu’elle a mis à chanter Eurydice, nous prouve au contraire qu’elle respecte Gluck et qu’elle désire l’admirer. La jeune viruose a trop de goût et une trop bonne méthode pour être exposée jamais à ce qu’on lui reproche de crier : notre critique de son exécution de la grande musique en général ne porte donc que sur l’absence de ce sentiment intime, chaleureux, plein de vie, qui, se communiquant de la cantatrice à celui qui l’écoute, met celui-ci en rapport direct avec l’auteur, le lui dévoile tout entier, et fait naître des impressions d’autant plus vives, que l’exécutant les a lui-même réellement ressenties. Dans le récitatif, Mlle Garcia a bien jeté la phrase : « Quoi, je vis, et pour toi ! ah, grands dieux, quel bonheur ! » Les vers suivans, au contraire, ont été dit de manière à rendre peu sensible l’intention du compositeur,

    Mais par ta main ma main n’est plus pressée !
Quoi ! tu fuis ces regards que tu chérissais tant !
Ton cœur pour Eurydice est-il indifférent ?
La fraîcheur de mes traits serait-elle effacée ?

    Dans l’ensemble du duo elle a beaucoup affaibli également l’admirable effet de la répercussion obstinée du naturel pendant trois mesures, à ces mots : « Quels tourmens insupportables ! quelles rigueurs ! »

    Les harmonies si essentiellement allemandes de Schubert ne vont pas non plus trop bien à la nature espagnole de Mlle Garcia : aussi n’a-t-elle fait preuve d’une supériorité réelle que dans les petits morceaux gais et sémillans où elle a déployé avec autant de grâce que d’aisance cette verve humoristique qu’elle tient de son père.

    Quant à Duprez, élevé à une toute autre école, il est beaucoup plus près de Gluck. Il a chanté le duo d’Orphée, le récitatif surtout, avec une belle largeur et quelques uns de ces accens frémissans que cette musique appelle. Il eût été parfait sans la fatigue extrême de sa voix, qu’on a malhereusement remarquée davantage encore l’instant d’après dans la cantate de Porpora, œuvre sévère dont Choron lui avait dès long-temps enseigné le style et les beautés. Le quintetto qui terminait la séance n’a pas paru digne du nom de Schubert, et le magnifique talent de M. Doehler, qui exécutait la partie presque toujours dominante du piano, n’a pu déguiser entièrement la pauvreté de certain détails et la mesquine tournure de plusieurs phrases. L’andante toutefois contient des passages de la grâce la plus distinguée. J’allais oublier de citer le duo de clarinette et de cor de basset, excellente composition de Mendelssohn, que les MM. Baermann ont fait valoir avec leur habileté ordinaire aux grands applaudissemens de l’assemblée.

    Puisque j’ai parlé du duo d’Orphée tout à l’héure, disons quelques mots du reste de la partition. On sait que cette œuvre célèbre fut à peu près la seule de Gluck qui ait pu devenir populaire en Italie. Jusqu’alors il maestro tedesco n’avait eu que des demi-succès, et quand ses tentatives pour détruire les abus et réformer les habitudes enracinées du théâtre lyrique se furent manifestées dans certaine parties importantes de ses œuvres et dans quelques écrits où il exposait ses idées, la furia italiana, qui n’a rien à envier, tant s’en faut, à la furia francese, s’acharna sur Gluck pour l’anéantir. On l’outragea publiquement, on alla jusqu’à promener dans les rues de Bologne un tableau représentant un coq d’Inde avec les mots glu ! glu ! au bas parodiant ainsi le nom du grand homme par le cri du plus stupide des oiseaux. Gluck à cet époque avait écrit, entre autres choses, l’air de Caffariello dans Antigono (cet air admirable, devenu depuis celui d’Iphigénie en Tauride (O malheureuse !), qui fit dire au vieux Durante, en réponse aux critiques dont il était l’objet de la part des maîtres napolitains : « vous pouvez appeler des fautes les harmonies étranges que contient ce morceau, mais je dois dire que je ne connais pas un musicien vivant capable d’en faire de pareilles. »), Telemaco, Helena e Paride, et probablement une grande partie d’Alceste… — Malgré cette hostilité du public, il voulut, de concert avec le poëte Calzabigi, entreprendre de lui faire goûter une œuvre éminemment dramatique et d’une poésie pure, comme Orphée. Peut-être le talent d’un chanteur en vogue fut-il la principale cause du bonheur de cette tentative ; en tout cas le succès en fut immense, et les représentation d’Orphée enrichirent la ville de Parme par le concours d’étrangers de toute nation qu’elle y attirèrent.

    Cet opéra, fort court si on le compare à ceux qu’on écrit aujourd’hui, contient dix-sept morceaux, parmi lesquels on ne peut guère citer comme médiocre que l’air de l’amour Gli sguardi trattieni, les derniers airs de danse et l’ouverture dont la nullité est incontestable. Tout le reste me paraît parfaitement beau. En passant sur la scène de l’Opéra français, cette partition s’enrichit de plusieurs morceaux excellens, tels que le second air de danse en ré mineur des Champs-Elysées, l’air d’Eurydice avec chœur dans la même scène, Cet asile aimable et tranquille, le trio Tendre amour, et l’andante en ut majeur dansé dans le temple de l’Amour ; elle acquit aussi malheureusement un grand air de bravoure immensément ridicule, comme tous ceux de ce genre, qu’on força Gluck d’écrire pour le chanteur Legros, une ariette pâle et insignifiante ajoutée au rôle de l’Amour, et une interminable chaconne d’une nullité presque égale à celle de l’ouverture, qu’il falut faire ponr le divertissement final. Le musicien dut échanger, en outre, les beaux vers de Calzabigi contre la prose rimée de M. Moline, le délicieux contralto du castrat Gaetano Guadagni contre la voix puissante, mais froide, de Legros ; il dut mutiler dans ses chœurs la partie d’alto si douce et si propre à fondre l’harmonie des voix, pour en faire une partie de premier ténor criarde et rude, comme tout ce qu’on appelait alors haute-contre. La théorie chorale de ce temps-là enseignait qu’il n’y avait plus en France de contralti. Depuis qu’on s’est avisé de mépriser cette théorie, comme tant d’autres, les voix de contralto se sont montrées, sinon communes, au moins en assez grand nombre pour qu’il fût aisé de compléter sous ce rapport les chœurs de l’Opéra.

    Gluck dut aussi déranger en maint endroit l’ordonnance de son orchestre, faute de trouver à Paris les instrumens qu’il avait employés. Ainsi il supprima partout les cornets, qu’on regarde comme une découverte récente. Ils formaient dans l’Orphée italien une harmonie à quatre parties avec les trois trombonnes ; les cornets doublant à l’unisson les soprani du chœur, et chacun de trombonnes la voix dont il porte le nom. Ce quatuor d’instrumens de cuivre, dont l’effet est si remarquable dans les nuances de piano du chœur d’introduction, devint ainsi tronqué par l’absence de la partie aiguë. Il y a encore un accompagnement de cors anglais dans la romance du premier acte, auquel il fallut renoncer, cet instrument n’étant pas plus répandu en France à cette époque que ne le sont aujourd’hui le cor de basset et le contre-basson ; c’est dire qu’il y était à peu près inconnu. La différence qui existe entre la voix de contralto et celle de ténor haut, à laquelle Gluck adapta le rôle d’Orphée, ne pouvait manquer d’amener bien des transpositions, des changemens de tons, et diverses altérations dont on peut s’étonner que la mélodie n’ait pas souffert davantage. Cependant, une fois au moins, l’effet en fut heureux : à l’entrée d’Orphée aux enfers, le chant deh placate vi con me, qui se trouve en mi bémol dans la partition italienne ayant été transposé en si bémol pour l’opéra français, il en résulta une élévation de cinq degrés pour toutes les voix du chœur, et le fameux Non ! des démons devient par là incomparablement plus terrible. A propos de cette interjection foudroyante que le monde entier a admirée, admire encore et admirera tant que la race humaine aura conservé une étincelle d’imagination, nous nous permettrons de critiquer l’analyse si intelligente et si fine d’ailleurs que J.-J. Rousseau a faite du passage le plus saillant de cette scène immortelle. Je veux parler de la réponse des esprits infernaux à la troisième imploration d’Orphée. Le ton est si bémol majeur ; au mot spectres placé sur les deux notes mi bémol, ut, le chœur répond par non sur un fa dièze avec le premier orchestre, pendant que le second orchestre donne le sol bémol.

    Rousseau croit découvrir la cause du prodigieux effet de ce cri dans la différence qui existe réellement entre le sol bémol et le fa dièze, et dans la discordance affreuse qui est ici censée résulter de leur conflit. L’argument est spécieux ; malheureusement l’expérience, cette désenchanteresse, est là pour prouver son peu de valeur. Elle dit d’abord que la discordance n’existe pas pour l’auditeur, par la raison que le second orchestre qui sonne le sol bémol n’est composé que d’un petit nombre d’instrumens à cordes, placés dans la coulisse, et jouant en pizzicato seulement pour renforcer le son de la lyre d’Orphée ; tandis que le premier orchestre placé, comme à l’ordinaire, dans la salle, et beaucoup plus nombreux, se compose, non seulement de violons, d’altos et de basses, mais aussi de cornets et de trombonnes qui, frappant ensemble avec toute la force possible le fa dièze, en même temps que les cent voix du chœur rendent l’audition du sol bémol pincé par le second orchestre absolument impossible. L’expérience prouve ensuite que jamais discordance n’a produit de sensation musicale du genre de celle-ci. Beethoven en a fait une très appréciable dans la symphonie avec chœurs, et Martini une autre beaucoup plus frappante encore au dénouement de son opéra de Sapho ; cela surprend comme un bruit violent et inattendu mais n’émeut point, tandis que le fa dièze de Gluck fait frémir. Bien qu’il soit probablement impossible d’avoir en aucun cas deux masses instrumentales d’une force mathématiquement égale ou placées à une égale distance des chanteurs, si cela pouvait être, nul doute qu’au moment de l’émission simultanée des deux sons si rapprochés, et par cela même si discordans, la masse vocale se portant involontairement sur l’un des deux et détruisant ainsi équilibre, n’obscurcit et ne fit disparaître l’autre tout-à-fait.

    On pourrait rendre sensible l’effet dont parle Rousseau au moyen de deux instrumens à sons fixes, comme deux trompettes, par exemple, dont l’une en donnerait le mi produisant le fa dièze, et l’autre en sol bémol donnerait l’ut produisant le sol bémol. Si les deux exécutans n’influencent en rien le son de leur instrument au moyen des lèvres ou de la force d’émission du vent, sans doute le sol bémol ne s’accordera pas parfaitement avec le fa dièze, mais ce sera une torture que l’oreille la moins délicate ne saurait supporter.

    Si l’on me demande à présent pourquoi cet intervalle (sol bémol ou fa dièze) appartenant à un accord de septième diminuée et par conséquent au mode mineur, amené de la sorte au milieu du mode majeur, est d’un si étrange retentissement, qu’au moment où l’oreille en est frappée, l’imagination crée à l’instant autour d’Orphée de nouveaux monstres à formes gigantesques et l’œil croit voir des flammes plus hautes et plus pâles sillonner la noire atmosphère des Enfers ; je répondrai qu’il est de sa nature de faire naître des impressions semblables lorsqu’il est employé en pareil cas avec génie, c’est répondre que je n’en sais rien. Et si l’on me questionne sur la raison qui peut avoir déterminé Gluck à l’écrir ainsi inutilement sous ce double aspect, je serai forcé d’avouer que je n’en sais pas davantage. Mais c’est sublime, et cela suffit.

    La scène des Champs-Elysées est moins célèbre que la précédente, à cause de sa beauté même, dont le genre doux et calme agit moins vivement sur la foule. C’est, d’un bout à l’autre, un miracle d’inspiration, et le coloris en est si frais, si suave, que l’absurde mise en scène qu’on y avait jointe à Paris, lorsqu’on reprit Orphée il y a quinze ans, ne put entièrement détruire l’action de la musique, qui arrivait au cœur, malgré tout ce que le maître des ballets et le décorateur avaient fait pour l’en empêcher. Qu’on se figure, au moment du changement de décors, la rampe levée, et, au lieu de ce jour cristallin, bleuâtre, qui doit doucement baigner les objets dans les champs du repos, une lumière âcre, éblouissante, tombant de toutes parts sur la scène comme le soleil dévorant des déserts africains. Mais c’est peu. Après le premier air de danse si religieusement heureux et si plein d’une quiétude divine, vient un morceau profondément triste, dont la mélodie gémissante est rendue par les notes sourdes d’une flûte dans le medium, pendant qu’au dessous la molle agitation des instrumens à cordes exprime une souffrance affaiblie, résignée, dernier et éternel murmure d’un cœur que la mort même n’a pu rendre à la paix. S’il n’y avait anachronisme, on pourrait croire que Gluck a voulu peindre l’ombre toujours souffrante de la reine de Carthage, de cette Didon que Virgile nous fait retrouver indignata sub umbras et qui, à l’aspect du guerrier troyen, cause de tous ses maux, s’enfuit au fond des bocages sombres pour y cacher sa blessure et sa plainte. Eh bien ! au lieu de la touchante pantomime qu’une telle musique indique et qu’on avait dessinée pour elle dans l’origine, sous les yeux du compositeur, une danseuse entrait par le côté gauche de la scène, faisant une course de pointes jusqu’au côté opposé, puis s’exténuait à reproduire pendant toute la durée du morceau ce que l’art des pirouettes et des entrechats peut offrir de plus sottement prosaïque et de plus choquant. Et le public d’applaudir…. O grossiers imbéciles !….. Dites-moi encore que la musique est faite pour tout le monde !!!

    Le reste de la scène était beaucoup mieux rendu ; et le moment où Eurydice, tenant la main de son époux éperdu, sortait de l’Elysée, saluée de loin par le chœur harmonieux des ombres heureuses, formait, je vous l’avoue, un des plus délicieux tableaux dont j’aie conservé le souvenir. Vraiment la plume m’échappe quand je considère jusqu’à quel point la musique de ce chœur est merveilleuse de profondeur, de délicatesse, de couleur antique, d’expression, de mélodie, d’harmonie, d’instrumentation, de tout. En l’écoutant, on ne songe plus à la platitude de la traduction de Moline, et l’on regrette à peine l’adorable poésie de Calzabigi. La différence entre les deux versions est grande cependant. Au lieu de ces rimes Pompadour de l’auteur français :

Près du tendre objet qu’on aime
On jouit du bien suprême ;
Goûtez le sort le plus doux.

    Le poëte italien fait dire à ses héros :

Torna, o bella, al tuo consorte
Che non vuol che più diviso
Sia da te pietoso il ciel.

    « Retourne, ô belle ! vers ton époux qui ne veut pas que plus long-temps le ciel bienfaisant soit séparé de toi. » Ainsi Orphée n’est pas impatient de rendre à Eurydice la lumière des cieux, comme aurait dit un poëte vulgaire ; c’est au ciel bienfaisant, au contraire, qu’Orphée, plein de reconnaissance, veut rendre l’aspect enchanteur d’Eurydice. Quelle idée ce peu de mots charmans donnent de sa beauté ! C’était un poëte celui-là. M. Félix Romani est le seul Italien moderne qui ait rencontré quelquefois d’aussi heureuses expressions. Mais, je le répète, Gluck dans sa musique dit tout cela, et plus encore. Et on a osé lui refuser le don des accens simples et tendres, à ce génie complet ! Et lequel, s’il vous plaît, des barbouilleurs de papier et même des grands musiciens de son temps a produit un chant digne par sa grâce d’être comparé à ces fleurs de mélodie dont le parfum nous enivre encore aujourd’hui ? Je ne le connais pas. Il est probable que c’est un grand malheur pour un homme d’avoir reçu le dépôt de pareilles pensées et la mission de les mettre au jour ; à moins qu’il ne soit parvenu, comme Shakspeare, à cet incommensurable mépris de l’opinion qui lui fait écrire un Hamlet, et les consoler ensuite de rester dans le monde, sans le voir à ses pieds et sans en être roi.

HECTOR BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2015.

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