FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 28 MAI 1839 [p. 1-3]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Débuts de Mario et de Mlle Nathan. — Le Comte Ory. — La Juive.
Le Comte Ory est bien certainement l’une des meilleures partitions de Rossini ; jamais peut-être, dans aucune autre, le Barbier seul excepté, il n’a donné carrière aussi librement à sa verve brillante et à son esprit railleur. Le nombre des passages faibles, ou tout au moins criticables sous certian rapports, que contient cet opéra, est réellement très petit, surtout en comparaison de la multitude de morceaux charmans qu’on y peut compter. L’introduction instrumentale qui sert d’ouverture est en général d’un style singulier, ou pour mieux dire, grotesque, qui pourrait la faire considérer toute entière comme une espèce de farce musicale, sans le thème du vaudeville du Comte Ory que l’auteur y a intercalé et ramené plusieurs fois avec autant d’adresse que d’éclat. On ne voit guère en effet à quoi se rapportent ces gémissemens, ces miaulemens de violoncelle, se ralentissant et s’affaiblissant peu à peu comme un râle de mourant. Ce ne peut être qu’une boutade de l’auteur disposé, le jour où il l’écrivit, à rire un peu de son art et du public. A part ce caprice d’un instant, le reste de l’ouvrage a été évidemment composé avec amour ; on remarque partout un luxe de mélodies heureuses, de dessins nouveaux, d’accompagnemens, d’harmonies recherchées, de piquans effets d’orchestre, et d’intentions dramatiques aussi pleines de raison que d’esprit. On pourrait dire seulement à propos de la vérité d’expression, qu’elle manque dans la premier air : Que les destins prospères. Cette cavatine gracieuse, semée de traits rapides, de vocalisations légères, contraste évidemment avec le costume monacal revêtu par le comte Ory. Puisque le jeune étourdi a couvert sa tête d’un noir capuchon et son menton d’une longue barbe grise, puisqu’il a pris les allures pesantes, la démarche cassée d’un vieil ermite, il devait aussi, ce me semble, déguiser sa voix et le caractère de son chant. On découvre bien aussi par-ci par-là des fautes de prosodie et des interruptions choquantes dans des paroles qui ne peuvent en aucun cas être scindées de la sorte, comme celles du final du premier acte, par exemple, où le comte arrête le premier membre de sa phrase sur les mots : Et du destin, se tait pendant trois ou quatre mesures, et reprend, pour finir sa période par ceux-ci : Braver les coups. La faute n’en est pas sans doute au compositeur ; on sait que ce morceau et beaucoup d’autres du même ouvrage furent écrits sur un livret italien, Il Viaggio a Reims ; c’est donc au traducteur qu’il faut s’en prendre. En tout cas, le musicien aurait dû surveiller son travail, et ne pas lui permettre de prendre d’aussi grandes libertés. Mais que de compensations à ces taches légères ! que de richesses musicales dans ces deux actes ! Le duo entre le page Isolier et l’ermite, l’air du gouverneur, le morceau d’ensemble sans accompagnement, magnifique andante d’une symphonie vocale, la stretta du final, Venez, amis, et au second acte, le chœur des femmes, Dans ce séjour ; la prière, Noble châtelaine si habilement mêlée au bruit de l’orage, l’orgie, le duo, J’entends d’ici le bruit des armes, dont le motif principal a tant d’ampleur et d’élan ; et enfin ce trio merveilleux, A la faveur de cette nuit obscure, le chef-d’œuvre de Rossini, à mon sens, forment une réunion de beautés diverses qui, adroitement réparties, suffiraient au succès de deux ou trois opéras. Cependant, et je n’ai probablement pas besoin de le dire, la fameuse cadence finale italienne qui se trouve trente ou quarante fois reproduite dans les deux actes du Comte Ory, n’en est pas moins plus que jamais une des choses les plus faites pour impatienter un auditeur attentif. O la sotte, ô l’insipide formule ! quand donc en serons-nous délivrés ? Beaucoup de gens en rient ; cela m’arrive aussi quelquefois ; mais il faut, en ce cas, que je sois de bien bonne humeur.
Mario n’avait jusqu’à présent abordé qu’un seul rôle, celui de Robert. Le comte Ory, sans être d’une nature aussi exigeante que le chef-d’œuvre de M. Meyerbeer, demande cependant à l’acteur et au chanteur des qualités assez rares. C’est donc faire déjà un bel éloge de Mario que d’annoncer son succès. Sans doute il paraît encore souvent embarrassé de sa personne ; il ignore l’art d’animer la scène, il hésite, il tâtonne ou même il reste immobile quand l’action indique une pantomime rapide et bien accusée ; son chant n’est pas non plus tout ce qu’il sera quand il aura eu le temps d’adoucir par le travail l’âpreté sauvage de quelques sons gutturaux qui le déparent un peu ; mais sa voix est franche, naturelle, d’une grande étendue sonore dans le bas, chose fort peu commune, mordante dans le haut ; elle sort sans effort ; les rôles de tête ont, sinon une grande facilité, au moins un timbre presque toujours pur et flatteur. Enfin, cette voix est juste, qualité qui pour être la première, la plus indispensable de toutes, n’en brille pas moins par son absence chez un grand nombre de virtuoses en renom. Elle est en outre assez flexible pour exécuter nettement la plupart des traits, pas assez pour permettre l’abus de la vocalisation. Et je ne sais si dans l’intérêt vrai de la musique dramatique la qualité négative ne doit pas ici l’emporter sur l’autre. Puis, la belle tête, la tournure élégante du jeune chanteur ne nuiront à aucun de ses rôles ; l’intelligence, la sensibilité, l’âme passent en première ligne assurément ; mais si quelques-uns traitent le corps de guenille, tant d’autres disent comme le bon homme de Molière :
Guenille si l’on veut ; ma guenille m’est chère !
En somme, Mario est bon à voir autant qu’à entendre ; il nous a rendu un délicieux opéra qui avait à peu près disparu du répertoire ; Mario est un élégant et noble comte Ory.
Et son page donc, ce gentil Isolier, resté un peu dans l’ombre jusqu’à présent, de quel intérêt, de quelle importance il est devenu grâce à Mme Stoltz ! C’est là qu’on a pu apprécier cette voix complète, aidée du jeu le plus fin, le plus spontanément spirituel. Une foule de mélodies, de fragmens de récitatifs, de ces notes qui portent à elles seules une idée, ont paru comme autant de nouveautés aux habitués de l’Opéra. Une phrase surtout, dite avec la vibration passionnée et l’émotion communicative propres aux voix qui se rapprochent du contralto, a fait sensation. C’est celle-ci :
Ame de ma vie,
Dame tant chérie
Ne craignez rien, je suis auprès de vous.
Une autre encore, où la passion doit être remplacée par une douce ironie, n’a pas moins été remarquée ; je veux parler du solo d’Isolier dans le trio du second acte :
Beauté sévère,
Laissez-le faire,
Son bonheur ne vous coûte rien.
Le succès de Mme Stoltz a été d’autant plus grand qu’il n’était point préparé à l’avance, et que le vrai public seul s’est prononcé en sa faveur. Si comme on le dit, Mme Stoltz quitte l’Opéra, c’est un véritable malheur que les compositeurs apprécieront les premiers. Les voix sonores dans le médium et les cordes graves, comme la sienne, deviennent chaque jour plus rares, et il est fort difficile de faire chanter celles qui ne peuvent que monter. Mme Dorus Gras a été vivement applaudie dans l’air de Mathilde de Shabran, qu’elle a intercalé au premier acte. Rien n’est plus aisé pour elle que de produire un effet pareil en chantant des cavatines ainsi chargées de fioritures. Les vocalises rapides exécutées avec une telle perfection excitent toujours les bravos de la foule ; mais nous trouvons un bien autre mérite à la manière charmante avec laquelle elle a rendu le rôle de la comtesse dans le trio et dans le dernier duo ; car ceci exige tout l’art du chant, et l’air de Mathilde ne demande guère que du mécanisme. Je ne puis me dispenser, en finissant, de faire à Mme Gras et à Mario mon compliment de condoléance sur le point d’orgue ajouté par eux dans leur duo. C’est disgracieux, tourmenté et fort tourmentant. Il vaut évidemment mieux s’en tenir tout bonnement à celui de Rossini, s’il en a écrit un, et mieux encore n’en pas faire du tout s’il n’en a point voulu.
— Le début de Mlle Nathan avait été précédé de cette agitation qui annonce toujours, dans le monde musical de l’Opéra, un événement d’une certaine importance. La jeune cantatrice est élève de Duprez et de Michelot ; on la disait douée d’une voix immense, fort habile musicienne et d’une taille avantageuse. Il y a du vrai là dedans ; mais le public s’attendait presque à un phénomène de talent et de beauté. Voilà le malheur. Quand Duprez parut à l’Opéra pour la première fois, une bonne moitié des spectateurs était armée à l’avance contre lui des plus fâcheuses préventions ; comme elles portaient à faux, il n’eut que peu de peine à les détruire et, par réaction, elles firent beaucoup pour son succès. Celui de Mlle Nathan a dû souffrir un peu d’une réaction produite en sens contraire. Il a été facile cependant et fort satisfaisant pour elle autant que pour ses deux habiles maîtres. Il a dû seulement moins bien répondre à l’ambition de ceux qui, si l’on en croit les bruits de coulisse, espéraient un enthousiasme tel, qu’après ce succès la place ne devait plus être tenable à l’Opéra pour aucune autre cantatrice du même emploi. Sans tenir compte des intérêts divers que ce début a mis en présence, je dirai simplement l’impression que j’en ai reçue ; mon opinion d’ailleurs se rapproche assez de celle de la majorité des auditeurs.
Mlle Nathan possède une voix de soprano d’un timbre éclatant et pur dans le haut, moins sonore dans le médium, terne et sourd dans le bas. Le si naturel et 1’ut aigu sortent avec une aisance et une force peu communes ; tout ce qui dépasse le la bémol du médium dans les registres inférieurs est pour elle, absolument comme pour Duprez, une partie de l’échelle musicale fort dangereuse et qu’il faut éviter à tout prix. Ce n’est donc pas là le grand soprano complet auquel nous nous attendions ; mais c’est une voix puissante dans l’étendue d’une octave et deux ou trois notes, et dont on peut tirer un excellent parti. Mlle Nathan doit se méfier de sa propension à chanter trop haut ; c’est en ce sens que ses intonations ont manqué de justesse dans presque toute la romance du second acte « Il va venir. » La peur y était pour beaucoup, sans aucun doute ; et plus tard, un peu rassurée, la débutante a supérieurement dit l’andante en ré bémol du trio, l’une des plus belles choses qu’ait écrites M. Halévy, et pour moi la plus touchante de toute cette partition. A la fin de l’allegro « Anathème ! anathème ! » les notes hautes de Mlle Nathan ont été d’un effet dramatique autant que musical qui a entraîné l’auditoire. J’ai trouvé un peu de froideur dans l’accentuation générale de son duo avec la princesse Eudoxie. En revanche, il faut signaler la beauté de son exclamation et de son attitude au cinquième acte, quand la juive s’écrie qu’elle mourra avec son père plutôt que d’abjurer sa foi.
Souvent, dans les récitatifs surtout, Mlle Nathan pousse brusquement la note comme font les trompettes ; sa voix prend alors un timbre rauque et dur, le timbre des cors dans les tons hauts, qui peut détruire instantanément l’effet le mieux senti et le plus habilement calculé. Mlle Nathan paraît avoir reçu une bonne éducation musicale. Bien qu’elle ne puisse avoir l’habitude de concerter avec les masses vocales et instrumentales, puisqu’elle n’a jamais figuré sur aucun théâtre, ses relations avec l’orchestre ne lui ont causé aucun embarras et jamais elle n’a paru ni indécise dans ses entrées, ni préoccupée de la mesure ou des variations du mouvement. Comme actrice, elle a été fort réservée, ne risquant rien que ce dont elle était parfaitement sûre, et se bornant à indiquer le geste exigé par la situation. Elle a reproduit aussi la leçon de ses maîtres avec convenance et dignité ; mais nous attendrons, pour juger son aptitude dramatique, qu’elle ait pu se familiariser avec un art qu’elle doit à cette heure nécessairement ignorer, et qu’elle puisse obéir à son sentiment propre, à son inspiration.
A. Dupont a bien secondé la débutante dans son grand duo du second acte ; Mlle Nau représente avec sa grâce ordinaire la jeune princesse Eudoxie. Quant à Duprez, depuis long-temps nous ne l’avions vu aussi complètement maître de sa voix, et jamais encore il ne s’était montré aussi profond, aussi savant acteur. Il a dominé le public, il l’a remué à son gré d’un bout à l’autre de la représentation ; sa pantomime, son jeu de physionomie m’ont paru, au dénoûment surtout, d’un naturel et d’une vérité admirables. Il n’a laissé apercevoir un peu de fatigue qu’à la fin de son dernier air. Mais au premier, à cette scène de la Pâque, dont le style musical est d’une si belle couleur, il a trouvé des accens d’une noblesse triste et d’un grandiose dignes des prophètes hébreux. C’était sublime ! Je le dis parce que c’est vrai, et seulement pour cela.
EXPOSITION DES PRODUITS DE L’INDUSTRIE.
Parmi les instrumens d’orchestre, les seuls qui aient appelé et obtenu d’ingénieux perfectionnemens à notre époque sont les instrumens à vent en bois. La flûte, la clarinette, et le basson surtout, avaient conservé de graves défauts de justesse ou de sonorité, que l’habileté des virtuoses ne parvenaient qu’à dissimuler imparfaitement. La découverte de Boehm pour les flûtes, qui consiste dans un mode nouveau de percement pour les trous destinés aux doigts de l’exécutant, et qui change malheureusement aussi tout à fait le doigté adopté, a mis sur la voie d’améliorations importantes pour les bassons et les clarinettes. Nous avons eu déjà l’occasion de parler de cette belle invention ; bientôt, grâce à elle, les instrumens dont la gamme était la plus défectueuse deviendront d’une irréprochable justesse et d’une sonorité parfaitement égale dans tous les registres. Quant aux violons et aux basses, il n’y a rien à en dire, les Stradivarius ne courent pas les rues. Le piano seul progresse toujours, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Erard leur a fait acquérir un volume de son qui les rend capables de rivaliser sans désavantage (entre les mains de Liszt, toutefois) avec un orchestre ordinaire. Pape a varié les formes pour la plus grande commodité des amateurs, et de manière à ce que cet instrument, qui se popularise incessamment dans tous les coins du monde, depuis Londres et Paris jusqu’aux îles Philippines et aux Indes, puisse se prêter en même temps aux exigences musicales et à tous les caprices de la mode et du luxe.
Ses pianos-consoles obtiennent une faveur marquée, tant à cause de leur forme agréable, que pour la qualité de leurs sons dont la suavité est extrême. Ses pianos à queue, depuis qu’il s’est avisé de placer les cordes au fond de la table d’harmonie et les marteaux au-dessus d’elles, ont beaucoup gagné. Nous parlerons tout à l’heure de M. Pleyel ; indiquons auparavant l’invention de MM. Roller et Le Père. Au moyen d’un mécanisme qui permet de se rendre compte à l’œil du degré de tension des cordes métalliques, chacun peut accorder sûrement et rapidement son piano. Grâce au régulateur oculaire de l’accord, un sourd lui-même y parvient aisément. Les pianistes qui habitent la campsgne et qui ne peuvent sans beaucoup de peine obtenir à longs intervalles la visite de l’accordeur, apprécieront le mérite de cette découverte.
M. Boisselot, de Marseille, mérite aussi une mentiom toute spéciale pour sa vis de tirage employée à la tension des cordes.
On peut entendre souvent dans Guido et Ginevra le mélophone de M. Leclerc, cet instrument qui tient à la fois de la flûte, du cor, de la clarinette et du cor de basset ; nous ne pouvons en expliquer le mécanisme intérieur, M. Leclerc s’en étant jusqu’à présent réservé le secret.
L’harmoniphon ou hautbois à clavier de M. Paris est destiné à remplacer dans les orchestres de province les hautbois et cors anglais dont l’étude est fort mal et fort peu cultivée hors de Paris. Sous ce rapport c’est une invention des plus utiles.
Le clavier de l’harmoniphon contient trente touches un peu plus petites que celles du piano, et disposées dans le même ordre. Son étendue est de l’ut au dessous de la portée (clef de sol) jusqu’au mi, avec trois lignes supplémentaires. Il se joue au moyen d’un tube élastique dont l’embouchure se place entre les dents et dans lequel on souffle, tandis qne les doigts agissent sur le clavier. Il est à remarquer que le mouvement des touches ne sert qu’à donner issue aux sons ; l’expression est toute dans la bouche ; c’est le souffle animé de l’exécutant qui permet de rendre les nuances de piano, de forte et de crescendo, interdites à tous les autres instrumens de cette nature. Ceci nous conduit naturellement à l’orgue.
La facture d’orgue a pris en France, dans ces derniers temps, un développement extraordinaire et qui coïncide avec l’intérêt et le goût qui se sont ranimés pour la conservation des anciens monumens religieux. On s’occupe aujourd’hui de la réparation de toutes les anciennes et belles orgues construites avant la révolution. On en construit de nouvelles, et de cette manière le bienfait de l’harmonie est porté dans de simples villages. Les élèves de quelques écoles normales, primaires, étudient actuellement la musique, le piano, les élémens de l’harmonie, de façon à pouvoir devenir organistes. Aussi peut-on espérer beaucoup de résultats de tout ceci pour la propagation de la musique en France. Ce qui manque malheureusement, ce sont les facteurs habiles pour répondre à cet empressement, à ce goût pour l’orgue qui se manifestent partout. A défaut d’hommes de mérite, les églises de province sont envahies par des ouvriers ignorans auxquels la confiance aveugle du clergé accorde la réparation ou plutôt la mutilation des plus beaux instrumens. A Nevers, l’orgue de la cathédrale a été mutilé par le portier de l’évêché. A Orléans, celui de la cathédrale, est entretenu par un aveugle et le vieil et curieux orgue de Saint-Paterne est réparé par un geôlier de la prison. Ailleurs des ouvriers lorrains ou alsaciens qui parcourent la France ont détérioré des orgues d’un très grand prix.
Aujourd’hui, il n’y a plus que trois ou quatre facteurs au plus auxquels on puisse confier la réparation ou la confection d’un orgue de quelque valeur. Parmi ces facteurs M. Callinet et M. John Abbey tiennent le premier rang. Tous deux ont exposé un grand orgue ; ce qui permet d’apprécier séparément leurs talens.
L’orgue exposé par la société Callinet et Daublaine et exécuté sous la direction de M. Danjou, l’habile organiste de Saint-Eustache, est un des plus remarquables qui aient été construits depuis très long-temps. Excepté celui de Beauvais, qu’on doit à un magistrat, M. Hamel, et celui que fit M. Erard pour la chapelle royale, il n’existe aucun instrument supérieur pour la qualité de son, la variété des jeux, la disposition de mécanisme, à l’orgue de M. Daublaine et Callinet. On y remarque plusieurs jeux nouveaux ; une imitation assez exacte du basson et de la clarinette ; des jeux de viola di gamba non usités en France et qui sont d’un effet délicieux.
Cet orgue se distingue surtout par la pureté des sons et la variété des jeux. Cette variété est bien nécessaire en France où l’organiste alterne avec le chœur et joue un grand nombre de morceaux différens dans le cours d’un office, tandis qu’en Allemagne et en Angleterre l’orgue accompagne toujours et n’exécute seul que quelques préludes. Aussi les orgues les plus vantées d’Allemagne et d’Angleterre ont-elles une grande puissance de son, mais très peu de variété dans les effets.
L’orgue exposé par M. John Abbey est aussi un fort bel instrument mais dans lequel existe ce défaut que je signale du manque de jeux variés.
Les autres orgues exposées ne méritent aucune mention, et sont même tous d’une assez pauvre qualité de son. Quelques-unes, venus de Mirecourt, dans les Vosges, se distinguent par un mécanisme bien disposé ; mais le son en est rauque et désagréable. Le jury ne s’est pas montré assez sévère et bien des instrumens nous paraissent réellement peu dignes de figurer dans cette exposition des merveilles de notre industrie. Il y a sous le nom d’orgue Milacor, une invention qui, au premier abord, paraît ingénieuse, mais dont l’usage pourrait être très funeste. Cette invention consiste dans un clavier superposé au clavier de l’orgue, et à l’aide duquel un homme étranger à la musique peut, en touchant avec un seul doigt des notes numérotées, produire des accords. Cette méthode, appliquée à l’exécution du plain-chant, produit une suite d’accords souvent vicieuse, toujours monotone, et qui ne peut, dans aucun cas, suppléer aux doigts de l’organiste. Il vaudrait mieux ne pas avoir d’orgue dans une église que d’en tirer un semblable parti. Il est important de prémunir les prêtres contre cette invention qu’on cherche à exploiter avec activité.
Parmi les orgues expressives, celles de Muller méritent, comme toujours, une mention particulière. Le Poikilorgue, de MM. Cavaillé, Coll [Cavaillé-Coll], est aussi un joli instrument. Les harpes sont toujours au même point. La supériorité de celles de MM. Erard et Chaillot est incontestable.
Parlons maintenant d’une nouvelle tentative pour la typographie musicale qui paraît devoir être plus heureuse que toutes celles qu’on a faites jusqu’ici. Breitkopf, graveur de Leipsick, fut le premier qui parvint en ce genre à une sorte de résultat, et il eut de nombreux imitateurs en France, en Allemagne et en Angleterre. On peut voir dans le Manuel typographique du graveur Fournier les détails de la lutte judiciaire qui s’éleva entre son auteur et les frères Gandaux, fondeur en caractères, sur la découverte que chacun d’eux prétendait avoir faite d’un procédé qui n’était autre que celui de Breitkopf, un peu moins imparfait.
Les nombreux essais qui depuis furent tentés en France, et les brevets d’invention obtenus par les sieurs Duplat et Georges, Reinhard et Martiand, Olivier, Carlotte, Petit-Pierre, Dugay, etc., témoignent assez de l’importance qu’on attachait à la découverte d’un procédé typographique qui pût remplacer la gravure, ou plutôt la frappe de la musique ; mais les difficultés à vaincre, pour arriver à un résultat satisfaisant, sont si nombreuses, qu’il est à peu près impossible de s’en rendre compte, à moins d’avoir cherché à les surmonter.
En effet, dans l’impression typographique ordinaire, les caractères sont fondus isolément et distribués dans de petites casses nommées castins, où le compositeur les prend, un à un, pour en former, au moyen du composteur, des lignes qui, réunies, forment la planche typographique.
Or, on comprend que la musique offrant une multitude de combinaisons de notes (rondes, blanches, noires, croches, doubles croches, etc.), de chiffres et de barres de mesures, de signes de silence, de liaisons de barres de croches, de coulés, de pointés, etc., etc., on comprend, disons-nous, la difficulté d’obtenir la continuité des lignes dans le rapprochement de cette multitude de signes mêlés et confondus avec les lignes transversales des portées. Aussi, dans les premiers essais qui ont été faits, la vue était-elle désagréablement affectée de l’assemblage lourd et sans élégance de tant de signes différens. Les nombreuses solutions de continuité faisaient éprouver à l’œil un papillotage fatigant. Les barres de croches y étaient toutes horizontales, ou sous une inclination constante, quelle que fût la disposition des notes. Et cela est facile à comprendre, en réfléchissant que dans le système de Breitkopf il n’est pas une note qui ne résulte de la réunion de cinq à six pièces, absolument distinctes, et que quelques notes exigeaient même vingt pièces et plus.
Toutes ces tentatives, dont quelques-unes ont causé la ruine de leur auteur, devaient être et ont été abandonnées.
M. Duverger est le premier qui ait réussi ; mais son procédé n’est pas purement typographique; c’est-à-dire qu’il ne peut arriver au résultat sans se servir du moule en plâtre usité dans la stéréotypie ordinaire. En outre, ce travail difficile ne peut être confié qu’à des ouvriers habiles.
Les caractères imaginés par M. Basset ne le cèdent en rien à ceux de M. Duverger quant à l’élégance des formes, et leur assemblage présente un ensemble aussi régulier que la gravure la plus belle. Le procédé par lequel on les obtient est identiquement le même que celui de la typographie ordinaire. La juxtaposition des signes est tellement simple, qu’elle pourrait être confiée à l’ouvrier le moins habile d’une imprimerie, et qu’un homme quelque peu intelligent pourrait, quoique tout-à-fait étranger à ce travail, l’exécuter en moins de quelques heures.
Le concours de plusieurs circonstances, et surtout l’éloignement des artistes graveurs et fondeurs, n’ont permis à l’auteur de ne présenter que des fragmens sans suite qui laissent incomplète l’exposition du système. Le graveur, M. Roussel, habite Besançon, et le fondeur, M. Thorey, habite Paris. Aussi, quoique la planche soumise à l’Exposition offre des résullats supérieurs à ce qu’on a obtenu jusqu’à ce jour, elle ne donne pas encore l’intelligence de la perfection de ce nouveau procédé, puisque les caractères en ont été formés par des poinçons dont la plupart doivent être retouchés !
— On a déjà annoncé dans ce journal que plusieurs femmes du monde s’étaient réunies jeudi dernier pour donner un concert au profit d’une de leurs amies frappée dans sa fortune par de grands malheurs. Le programme était brillant. Mmes Sparre, Dubignon, de Mongenet, Wieck, MM. Bordesoulle, de Bouteltier, de Bériot y figuraient. Il serait difficile de trouver parmi les noms les plus illustres de l’art un talent plus cultivé, une manière plus grande et d’un plus beau style que le talent et la manière de Mme Dubignon. C’est aussi témoigner d’un bien pur sentiment musical que d’aller fouiller dans les vieux auteurs pour en tirer un des admirables Psaumes de Marcello. On ne voit pas souvent cette musique d’une austérité si émouvante aux mains de nos dames de salon, elle est trop rare partout, même à la société des Concerts du Conservatoire.
Parlons maintenant de la nouvelle salle où a été donné le concert. C’est une vaste galerie que MM. Pleyel viennent de joindre à leur fabrique, rue Rochechouart, pour leur servir de magasin. Dans ce local à deux fins, qui remplit bien toutes les exigeances, plus de mille personnes tenaient à l’aise, et la sonorité du vaisseau n’en paraissait nullement altérée. La décoration ne nous a pas moins satisfait que le reste ; elle est riche et simple tout à la fois, elle répond à ces habitudes de luxe confortable que prend la société française et qu’elle veut maintenant retrouver partout. La maison Pleyel ne se contente pas au reste d’élever de beaux salons pour montrer sa considération envers le public ; malgré sa haute renommée, elle fait chaque jour de nouveaux efforts et tente quelqu’utile amélioration. Ainsi nous avons entendu parler là de pianos d’étude à l’usage des commençans, réduits à un prix très modéré, de petits pianos à queue dont la valeur n’est presque pas au-dessus de celle des pianos carrés. Voilà véritablement où est toute la philosophie du commerce, si l’on veut nous permettre de parler ainsi ; c’est par de semblables progrès qu’une nation manufacturière grandit parmi les autres nations ; faire mieux, toujours mieux, et descendre les prix à la portée du plus grand nombre. Dans une fabrication aussi délicate que celle des instrumens de musique le problème est peut-être plus difficile à résoudre que dans aucune autre, et la maison Pleyel, en y travaillant, nous a fourni une bonne occasion de parler d’elle.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2015.
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