FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 6 AVRIL 1838 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Le Perruquier de la Régence, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. Planard et Paul Duport, musique de M. Ambroise Thomas.
Fléchinel, perruquier de la place du Châtelet, vient d’être nommé syndic des barbiers de Paris ; cet honneur, mérité du reste, ne contribue pas peu à attirer les chalands dans sa boutique ; il y reçoit des officiers du czar Pierre, de jeunes marquis et jusqu’à de vieilles duchesses : telle est la renommée du rasoir de Fléchinel. Il est vrai qu’on peut aisément supposer un autre motif à cette affluence de la gent barbue. Fléchinel a naguère recueilli sur la route de Mayence une pauvre enfant dont le père venait de mourir de misère et de faim. Bien que fort peu aisé à cette époque, le brave garçon perruquier n’a pas hésité à se charger de l’orpheline et à l’adopter. Cette bonne action lui a porté bonheur ; tout, depuis lors, a prospéré dans sa maison ; il a fait une petite fortune, sa réputation s’est étendue au loin : après l’argent sont arrivés les honneurs ; et la jeune Agathe, sa fille adoptive, d’une figure charmante, d’un cœur excellent, et douée de plusieurs talens d’agrément, le dédommage par son affection, sa grâce et ses qualités aimables, de tous les sacrifices qu’il a dû faire pour l’élever ainsi. Cependant il n’est pas sans inquiétude sur son avenir. Un jeune clerc de procureur, locataire d’une petite chambre dans la maison de Fléchinel, est sur le point d’obtenir la main d’Agathe, quand on découvre que, loin d’être peu favorisé sous le rapport de la fortune, et d’une humble condition comme sa prétendue, M. Firmin (c’est le nom qu’il a pris) n’est autre que le marquis de Forlanges, frère de la duchesse de Grandval. Indignation de Fléchinel, désespoir d’Agathe ; le marquis doit être un roué qui méditait le déshonneur de la jeune fille. Mais il est encore pour l’honnête perruquier d’autres sujets d’alarmes. Un officier du czar, qui a remarqué Agathe à l’Opéra, la suit obstinément depuis cette soirée. Enfin, comme si la fortune qui jusqu’alors avait souri à Fléchinel voulait l’accabler de ses plus rudes coups, un détachement de gardes-françaises vient lui enlever Agathe en vertu d’une lettre de cachet signée du Régent. C’était là le cas ou jamais de chanter : « Quel est donc ce mystère ? » et nous pardonnons de bon cœur aux auteurs de la pièce de n’y avoir pas manqué.
Ces incidens remplissent le premier et le second acte ; au troisième, nous sommes à Saint-Pétersbourg. Nous y retrouvons Agathe, non plus dans la boutique d’un artisan, mais au palais impérial, où, grâce à la protection spéciale que lui accorde le czar, elle est environnée d’hommages, de médisances et de flatteries. Mme la duchesse de Grandval, dont le mari a été nommé ambassadeur à la cour de Russie, et son frère le marquis de Forlanges, doivent être présentés à la favorite ce jour-là. Au moment de la présentation arrive un courrier envoyé de Paris par le Régent. Ce courrier n’est autre que le pauvre Fléchinel, qui est aussi loin de comprendre la raison qui l’a fait choisir pour une mission pareille, que de deviner le véritable motif de l’enlèvement de sa fille adoptive. Mais tous nos personnages sont en présence, et nous allons avoir l’explication de ces bizarres événemens. Agathe ne peut entendre sans une vive émotion le récit du voyage de Fléchinel et l’expression de la douleur profonde que lui cause la perte de l’enfant qu’il a élevée avec tant de sollicitude et de tendresse. Forlanges, de son côté, donne les marques les moins équivoques de la sincérité de son amour pour elle en mêlant ses larmes à celles du malheureux perruquier. A ce spectacle, la protégée du czar ne peut garder plus long-temps l’incognito, elle lève son voile et se précipite dans les bras de Fléchinel. Pierre-le-Grand présente alors Agathe à sa cour comme la fille d’un des plus grands seigneurs de la Russie, que le czar trompé a condamné à un exil injuste ; et c’est pour réparer autant que possible ses torts envers le père qu’il a voulu rendre à la fille ses titres, sa fortune et son nom. Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’heureux Forlanges, dont on avait gratuitement calomnié les intentions, épouse sa bien-aimée, et que Fléchinel, installé et choyé dans le palais du czar, ne rasera plus désormais ni grenadiers ni vieilles duchesses.
Grâce à la jolie partition de la Double échelle, le nom de M. Thomas était déjà avantageusement connu ; celle-ci vient de confirmer les espérances que ce premier succès avait fait naître. On y remarque une touche vigoureuse, une fermeté de style et un luxe d’instrumentation fort rares, non seulement à l’Opéra-Comique, mais partout ailleurs. J’aurais désiré seulement que le jeune compositeur eût assez de confiance en ses propres forces pour résister à l’entraînement de l’exemple et ne pas employer aussi souvent des effets violens que rien ne motive. C’est grand dommage, car son orchestre est généralement traité de main de maître : tout y est à sa place, les instrumens y sont groupés d’une façon piquante et souvent neuve, chacun d’eux dit ce qu’il doit dire, et l’ensemble produit un résultat des plus heureux.
Si nous avons parlé d’abord de l’instrumentation du nouvel ouvrage, ce n’est pas que nous regardions cette branche de l’art comme la plus importante, mais seulement comme celle qui a fourni au jeune compositeur l’occasion de se montrer avec une évidente supériorité. Ses mélodies, sans jamais manquer de distinction, ne paraissent cependant pas toujours assez nettement dessinées ; on les voudrait quelquefois moins ornées et d’une forme plus ample. On en pourrait citer plusieurs toutefois auxquelles ce reproche ne peut être adressé. Quant à l’expression scénique, elle est constamment vraie, souvent profonde, et la manière dont les parties de chant sont écrites prouve que M. Thomas a fait, sur l’art de disposer les voix, des études aussi sérieuses que celles dont les masses instrumentales ont été pour lui l’objet. Parmi les morceaux qui méritent d’être cités en première ligne, il faut compter un fort beau trio, bien coupé, largement conçu, et riche d’accens suaves ou touchans ; de jolis couplets, un air bouffe d’un excellent caractère et fort original, et deux finals, dont le second surtout produit le plus grand effet.
Mlle Colon a mis beaucoup de décence et de grâce dans le rôle d’Agathe ; Henri a bien compris la rude noblesse de celui du czar ; et dans le personnage à la fois touchant et bouffon du perruquier, Chollet a su émouvoir et faire rire jusqu’aux larmes. L’exécution instrumentale, dirigée avec le soin et l’intelligence qui font de M. Girard l’un des plus habiles chefs d’orchestre connus, a été meilleure que de coutume et fort satisfaisante.
Première représentation de Lequel ? opéra-comique en un acte de M. Paul Duport, musique de M. Leborne.
Je suis bien en retard pour parler de cet ouvrage ; le temps et l’espace m’ont manqué. Lequel est une petite comédie assez spirituelle, qui a fourni à M. Leborne l’occasion d’écrire une jolie partition, semée de motifs légers et gracieux, parfaitement appropriée au sujet et instrumentée avec une science pleine de goût et une réserve fort peu commune par le temps qui court. L’ouverture est un morceau bien fait, dont l’introduction surtout a beaucoup de charme ; la romance de Jules est simple et sans affectation minaudière ; le motif de valse qui lui succède manque un peu d’originalité ; mais le grand sextuor, où l’on retrouve les thèmes principaux de l’ouverture, se fait remarquer au contraire par un très bon style harmonique et une mélodie vive et élégante. Tout en faisant compliment au compositeur de n’avoir pas employé la grosse caisse, ce dangereux auxiliaire des grands orchestres, dont l’effet est toujours horrible dans une petite réunion de concertans comme celle de l’Opéra-Comique, je lui reprocherai d’avoir presque toujours doublé les parties de chant, au moyen de deux ou trois intrumens à vent qui les suivent à l’octave. Ce mode d’accompagnement, qui fut adopté par quelques grands maîtres de l’ancienne école, présente plus d’un inconvénient. Si le chanteur chante juste, l’instrument qui le suit ne sert qu’à gêner ses allures, et altère sans compensation suffisante le caractère propre de la voix ; s’il chante faux, les instrumens jouant juste, ou faux à un degré différent, rendent la discordance affreuse. Cette dernière considération ne laisse pas que d’avoir quelqu’importance quand on écrit pour certaines cantatrices, comme celles dont l’Opéra-Comique n’est pas absolument dépourvu. Quoi qu’il en soit, le nouvel ouvrage de MM. Leborne et Paul Duport a fort bien réussi ; et certes la direction du théâtre de la Bourse n’a pas, j’imagine, dépensé pour sa mise en scène beaucoup plus d’une cinquantaine de francs.
Les choristes ont chanté de manière à exaspérer même les habitués du lieu, si depuis long-temps ces bons dilettanti n’avaient pris leur parti sur ce mode étrange d’exécution. Ils ont eu, il y a quelques semaines, pour dédommagement le début heureux de Roger, lauréat du dernier concours du Conservatoire. Ce jeune homme, qui n’avait encore paru sur aucun théâtre, a de la tournure, de bonnes manières, une voix de ténor assez étendue et d’une fraîcheur remarquable dans certaines notes ; il ne manque ni de goût ni de méthode, mais seulement d’un peu d’expérience et d’aplomb ; il est en bon chemin pour acquérir l’une et l’autre. Son succès dans le rôle principal de l’Eclair, ce charmant opéra de M. Halévy, n’a pas été douteux un seul instant le premier jour, et il s’est consolidé aux représentations suivantes. L’Opéra-Comique aurait grand besoin d’un nouveau soprano pour faire le pendant de ce ténor.
CONCERTS. – MUSIQUE RELIGIEUSE.
Il y a eu depuis an mois, à Paris, un tel encombrement de concerts qu’il faut renoncer à les designer tous de la façon même la plus laconique. Un très petit nombre de ces réunions musicales paraît avoir mérité l’intérêt du public ;
Apparent rari nautes in gurgite vasto.
Ce sont : 1o la brillante soirée de S. Thalberg, dans laquelle le célèbre pianiste, qu’on s’obstine à croire Autrichien quoiqu’il soit né à Genève, a fait connaître à son aristocratique auditoire une nouvelle fantaisie de sa composition sur les thèmes principaux de la symphonie en ut mineur de Beethoven. Ce morceau, d’un très grand effet, ne surpasse cependant ni en puissance ni en richesses la fameuse fantaisie sur la prière de Moïse, qui demeure, au dire d’un critique fort distingué dont nous partageons l’opinion, le chef-d’œuvre de son auteur ; 2o le concert de Batta, cet habile violoncelliste qui chante sur son instrument avec l’expression de Duprez et les nuances délicates de Rubini ; 3o celui de M. Kalkbrenner, dont le talent diffère de tout autre par des qualités d’élégance et de correction auxquelles on n’est pas en général assez sensible aujourd’hui ; 4o la soirée de M. Boulanger, le condisciple de Duprez et l’un des chanteurs dont le goût et le méthode font le plus d’honneur à l’école de Choron. Il faut aussi faire mention, et mention très honorable du concert de Mme Belleville-Oury ; cette jeune pianiste, fort bien secondée par son mari, violoniste anglais, doué d’un talent facile et gracieux, a justifié les éloges que lui ont accordés l’année dernière la plupart des feuilles allemandes, russes et anglaises. On parle aussi avec véritable enthousiasme d’un virtuose nommé Doehler, récemment arrivé d’Italie, qui ne tend à rien moins, dit-on, qu’à prendre place parmi les talens les plus sympathiques à l’époque actuelle. Le malheur est que l’Italie ne veuille pas nous rendre Liszt, qu’elle fête et applaudit avec une passion dont les grands chanteurs sont quelquefois les objets, mais qu’elle n’a guère éprouvée pour aucun instrumentiste, Paganini seul excepté. Voici en quels termes un journal de Milan exprime son admiration pour le magique talent de notre ami : « Après divers morceaux de Liszt, déjà entendus et applaudis avec frénésie au Théâtre de la Scala, le vaillant virtuose a terminé le concert en improvisant sur deux thèmes donnés par l’assistance, Ce fut là réellement le triomphe de Liszt, le public de Como, exalté par toutes ces merveilles mélodiques, ne pouvait se lasser de se récrier et de battre des mains. Un chœur de chasseurs de Weber, et un air de Sonnambula, furent les deux thèmes désignés. Le motif de Bellini est gracieux, l’autre est d’un caractère allemand ; il paraissait en conséquence fort malaisé d’unir et d’accorder l’un avec l’autre ; mais pour Liszt rien n’est difficile ; personne ne pourrait dire comment il a su traiter et conduire ces deux mélodies, mais chacun doit avouer qu’on n’avait pas encore d’idée qu’un pianiste fût capable de faire naître de pareilles émotions. Liszt s’est montré à Como encore au-dessus de ce qu’il avait été à Milan ; et si l’on m’en demande la raison, je répondrai que Liszt lui-même ne pourrait la donner. Le génie a certains momens d’inspiration qu’il ne prévoit pas et pendant lesquels il n’est presque plus maître de ses mouvemens ; il obéit à l’impulsion d’une puissance secrète, un dieu caché le conduit. La grâce, la force, la franchise, sont les qualités éminentes de Liszt ; il cherche la difficulté, pour la vaincre en se jouant ; et quand il s’assied devant son piano on peut dire qu’il est à la fois Rossini, Paganini, Rubini, Malibran et Thalberg. »
— Nous avons trop rarement l’occasion de parler de musique religieuse pour négliger celle qui nous est offerte par les récentes compositions de M. Elwart. Le mérite de ces œuvres sacrées doit être constaté avec d’autant plus de soin qu’il témoigne du sentiment élevé de leur auteur autant que de son amour désintéressé pour l’art. Ce genre de musique n’est plus encouragé aujourd’hui que dans quelques villes d’Allemagne ; presque anéanti en France par un concours de circonstances qu’il serait trop long de retracer ici, la frivolité du public et l’indifférence de la majeure partie des artistes ont achevé de décourager le petit nombre de compositeurs qui seraient tentés de lui rendre quelque éclat.
Dans une seule des nombreuses églises de Paris, l’église de Saint-Eustache, les efforts réunis de M. Danjou, organiste d’un grand mérite, et de M. Dietch, qui fut naguère à la tête d’une des classes de chant de Choron dont il a conservé les traditions d’enseignement, sont parvenus à relever l’exécution chorale de l’état d’abjection où elle est restée partout ailleurs. Le gouvernement devrait bien venir un peu en aide à cette maîtrise, et mettre les deux vrais artistes qui la dirigent dans le cas de réaliser plus complètement le plan de régénération que les ressources bornées dont ils disposent les mettent dans l’impossibilité de mener à fin. C’est donc à Saint-Eustache que M. Elwart a porté sa première messe, et l’exécution en a été sinon imposante, le nombre des voix étant insuffisant, au moins intelligente et fidèle. Cet ouvrage est écrit dans le style a capella, c’est-à-dire pour un chœur sans autre accompagnement que celui de l’orgue et de quelques basses. C’est ansi qu’on exécute quelquefois à Rome les belles messes des anciens maîtres et principalement celles de Palestrina. M. Elwart s’est un peu laissé aller aux séductions mélodiques du style moderne, c’est là le reproche que nous lui adresserons. D’autres lui en ont fait un mérite, je ne l’ignore pas, mais il me semble qu’empruntant à la vieille école italienne ses formes et son coloris sévères, s’il se fût abstenu de toute excursion dans le domaine de la musique contemporaine, la tâche que s’imposait le compositeur eût été plus rigoureusement accomplie, et la physionomie de son œuvre mieux caractérisée. A part cette critique, il n’y a que des éloges à donner à la plupart de ses morceaux. Le Sanctus et le Salutaris surtout, purement écrits sous le double rapport de la mélodie et de l’harmonie, sont d’un excellent effet. M. Elwart a mieux réussi encore dans une autre messe solennelle, accompagnée avec tout le luxe de l’instrumentation actuelle dont le Credo, exécuté dernièrement au Conservatoire, a obtenu les suffrages de ce public rendu si exigeant et si sévère par les chefs-dœuvre qu’on lui fait entendre habituellement. Je ne me permettrai qu’une observation de détail ; elle porte sur la manière dont M. Elwart a traité les instrumens à vent. Ils produisent en général dans ce Credo un effet trop éclatant et trop semblable à celui qui résulte de l’instrumentation théâtrale ; la cause en est due au diapason élevé dans lequel ils sont écrits, et à l’emploi fréquent de la petite flûte. De toutes les voix de l’orchestre, celle-ci, au timbre grêle et perçant, est peut-être la seule qui ne devrait jamais être entendue dans un morceau destiné à l’Eglise. L’accent de certains jeux d’orgue ne prouve rien contre cette opinion ; car le caractère de ces registres suraigus est d’une tout autre nature, et de plus, l’usage que les organistes italiens modernes veulent en faire en maintes circonstances m’a toujours paru peu convenable. C’est une habitude d’orchestration qui aura entraîné M. Elwart à son insu, et contre laquelle je l’engage à se prémunir, lors même qu’il écrira pour la scène ; l’effet des instrumens de cette espèce étant très rarement heureux et devant être clairement justifié. Puisqu’il s’agit ici de flûtes, je signalerai en passant la récente découverte que l’on doit à un facteur allemand, M. Bohm [Boehm]. Les flûtistes savent qu’il est fort difficile pour eux de jouer dans certains tons, et que plusieurs trilles et grupetti sont même d’une exécution impossible ; beaucoup de notes de la flûte actuellement en usage sont en outre dépourvues de pureté ou de justesse, malgré le grand nombre de clefs au moyen desquelles on a cherché à corriger ce defaut. Les flûtes de M. Bohm, construites d’après un procédé nouveau (qui exige malheureusement un doigté particulier), sont exemptes de tous ces inconvéniens. Les sons ont une force et une justesse admirables, on peut jouer dans les tons les plus chargés de bémols ou de dièzes aussi aisément que dans les tons de ré, de sol et d’ut, et les trilles sont praticables dans toute l’étendue chromatique de l’instrument. L’un de nos meilleurs professeurs, M. Coche, vient de terminer à ce sujet un travail méthodique, sur laquel la classe de musique de l’Institut a fait un rapport extrêmement favorable. Cette découverte est d’autant plus précieuse, qu’on peut l’appliquer, avec les mêmes résultats, à tous les instrumens à vent de bois, tels que les clarinettes, hautbois et bassons, dont la gamme fort défectueuse sur quelques points deviendra ainsi rigoureusement juste, et d’une sonorité parfaite.
— Le concert dont Mlle Noblet avait entremêlé les diverses parties de sa représentation à l’Opéra a été un peu froid, comme il arrive presque toujours en pareil cas. Puisque la bénéficiaire avait mis sur son programme le Sicilien de Molière où figuraient dans l’origine des divertissemens de musique et de danse, je regrette bien qu’elle n’ait pas donné à cette reprise tout l’intérêt historique dont elle était susceptible. Il eût été fort curieux d’entendre, sans alliage et sans aucune modification, les morceaux composés par Lulli pour cette comédie, et le fragment qu’on en a chanté ne suffisait pas pour en donner une idée complète. Des scènes détachées des opéras de notre répertoire actuel, ainsi reproduites sans action et le cahier à la main, par des chanteurs en frac, ne pouvaient, malgré tout le talent des exécutans, tirer le public de l’espèce de torpeur où il paraissait plongé. Mme Gras-Dorus a cependant été fort applaudie dans un air du Serment, tout chargé de vocalisations et de broderies qu’elle a rendues avec une grâce scharmante et un fini des plus rares.
Duprez s’est montré lui-même, c’est dire assez, je crois, en chantant pour la première fois cette scène d’Orphée qui reste et qui restera comme une des plus sublimes productions de la musique dramatique. Si le brouhaha n’a pas été plus fort au moment de sa sortie de la scène c’est que le chœur des esprits infernaux finissant par un perdendo et après un silence prolongé du chanteur principal, rien ne pouvait exciter ces bruyantes manifestations qu’on prend trop souvent pour le succès ; mais la sensation admirative a été profonde et générale. Les chœurs manquaient de l’énergie et du grandiose qu’une scène pareille rend indispensables. L’idée du fameux non sur lequel J.-J. Rousseau a écrit de si éloquentes absurdités, est tellement belle et d’une si terrible poésie, que les moyens ordinaires de l’Opéra ne répondent point du tout à ce que l’imagination désire, quand on pourrait, au contraire, aller encore au-delà de ce qu’elle attend. Il faudrait deux cents voix bien exercées pour un pareil chœur.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er juillet 2015.
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