FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 1er MAI 1836 [p. 1-2]
CONCERTS DU CONSERVATOIRE
La Flûte enchantée et les Mystères d’Isis. – Le correcteur de Mozart.
Contre l’ordinaire, cette séance du Conservatoire a été froide ; le public, assez peu ému et n’accordant que de rares applaudissemens, semblait assister à un de ces concerts sans prétentions, où sa présence ne témoigne pas de son espoir de plaisir, mais seulement de sa bienveillance pour le bénéficiaire. D’un autre côté, les exécutans eux-mêmes paraissaient subir une de ces fâcheuses influences, dont la cause nous est parfaitement inconnue, et qui se manifestent tous les ans, avec plus ou moins de force, à l’une ou l’autre de ces solennités de l’art. Les auditeurs alors, sans savoir pourquoi, ont l’air de ne plus comprendre ni sentir ce qui, peu de jours auparavant, eût excité leurs cris d’enthousiasme ; les concertans sont distraits, inattentifs, une certaine impression de fatigue ou d’ennui se lit sur leur figure ; les instrumens ne tiennent pas l’accord, à tout instant on entend le bruit inquiétant des chanterelles qui se rompent, des chevalets qui sautent ; les ouvreuses de loges ferment les portes avec fracas, quelques amateurs retardataires dérangent tout un rang de la galerie pour gagner leur place pendant un adagio de Beethoven ou de Mozart ; il arrive à l’un de se laisser tomber en route, à l’autre de perdre son chapeau, à celui-ci, dans une enjambée exagérée, de donner une secousse à son gilet qui fait jaillir de sa poche la monnaie qu’elle contenait ; notre homme alors de devenir pourpre sous les regards de toute la salle et de se baisser néanmoins pour rattraper ses francs et ses demi-francs roulant sous les pieds de l’assistance avec de petits sons argentins qui dominent ceux de l’orchestre. En pareil cas tout semble conspirer contre l’effet musical. Aussi remarquez en sortant, dans la cour des Menus-Plaisirs, ces visages sérieux que vous avez pu voir quinze jours auparavant rayonner d’une joie fébrile ; aujourd’hui pas de conversations animées, pas d’exclamations enthousiastes, pas de serremens de mains ; la foule se disperse tranquillement, chacun se hâte de regagner sa demeure, pensant au dîner qui l’attend beaucoup plus qu’à la musique qu’il vient d’entendre ; ou si vous surprenez quelque dialogue, il contiendra des phrases comme : « Cette symphonie est toujours belle ! » A quoi l’interlocuteur répond : « Sans doute, fort belle. — Ce Mozart est un fier homme, malgré tout. — Oh, certainement. — Y a-t-il un ministère ? — On le dit ; etc. etc. » Telle était la préoccupation qu’on remarquait à la fin de ce concert parmi les admirateurs, d’ordinaire si ardens, de la grande Ecole allemande. On s’était presque ennuyé. Une symphonie de Haydn, choisie parmi les plus jeunes et pleine de charmans détails, avait été dite par l’orchestre avec précision, mais dans un style qui ne convient qu’à l’exécution des œuvres de Weber et de Beethoven. Haydn est plus calme, il ignore ces grands mouvemens de l’âme, ces passions fougueuses, ces méditations sombres et désillusionnées que ses deux rivaux sont si habiles à peindre. Il exige donc de la part de ses interprètes moins de sentiment dramatique dans les accens, des transitions moins brusques, des contrastes moins accusés, et pour qualités dominantes, la douceur, la naïveté, la bonhomie. Aussi ce même orchestre a-t-il paru bien plus à l’aise dans la symphonie en si bémol de Beethoven, quoiqu’elle ne représente pas encore à notre avis le type de la grande manière de l’auteur, et l’exécution de cette œuvre magnifique eût-elle été tout-à-fait irréprochable sans deux ou trois erreurs assez graves qu’on peut considérer comme de véritables accidens. Nous avons trop parlé l’année dernière des trésors de science et d’inspiration que Beethoven a dépensés dans la composition de cette symphonie, pour y revenir ; ainsi, sans nous appesantir de nouveau sur l’étonnant crescendo enharmonique du premier morceau, sur le rhythme piquant du scherzo, sur la folle course du thème dans le final, ni sur la tendresse pure et vraiment céleste de l’adagio, parlons des fragmens de la Flûte enchantée. Ces scènes avaient été précédées d’un motet à grands chœurs, également de Mozart, dont le début pompeux serait d’un puissant effet dans une église, mais où l’on regrette de trouver dans le milieu quelques phrases de mélodie d’une forme aujourd’hui vieille et usée ainsi qu’une coda italienne avec son insipide cadence, dont l’auteur de Don Juan a su si bien se garantir partout ailleurs.
La Flûte enchantée est celui peut-être de tous les ouvrages de Mozart dont les morceaux détachés sont le plus répandus et la partition complète le moins appréciée en France ; elle n’obtint du moins qu’un fort médiocre succès à Paris, quand la troupe allemande voulut la représenter au théâtre Favart, il y a six ou sept ans. Pourtant il n’y a presque pas de concert où l’on ne puisse en entendre des fragmens : l’ouverture est sans contredit l’une des plus admirées et des plus admirables qui existent ; la marche religieuse est de toutes les cérémonies des temples protestans ; à l’aide de quelques vers parodiés sur elle, cette mélodie instrumentale est devenue un hymne que chantent en Angleterre des milliers d’enfans ; les petits airs, depuis long-temps populaires, ont servi de thèmes aux fabricans de variations, pour la plus grande joie des amateurs de guitare, de flûte, de clarinette et de flageolet, cette lèpre de la musique moderne ; et avec quelques autres, bien que fort peu dansans, on a confectionné même des ballets. On ne devinerait guère cependant quelle somme Mozart a retirée de cette partition qui, avant d’arriver jusqu’à nous, avait fait la fortune de trente théâtres en Allemagne et sauvé de sa ruine le directeur qui l’avait demandée….. Six cents francs, ni plus ni moins. C’est précisément le prix que les éditeurs donnent à un de nos faiseurs à la mode pour une romance ; et Rubini ou Mlle Grisi ne gagnent pas moins en dix minutes à chanter deux cavatines de Vaccaï. Pauvre Mozart ! il ne lui manquait plus pour dernière misère que de voir son sublime ouvrage accommodé aux exigeances de la scène française, et c’est ce qui lui arrivera.
L’Opéra qui, peu d’années auparavant avait si dédaigneusement refusé de lui ouvrir ses portes, l’Opéra, d’ordinaire si fier de ses prérogatives, si fier de son titre d’Académie royale de Musique, l’Opéra qui jusque-là se serait cru déshonoré d’admettre un ouvrage déjà représenté sur un autre théâtre, en était venu à s’estimer heureux de monter une traduction de la Flûte enchantée. Quand je dis une traduction, c’est un pasticcio que je devrais dire, un informe et absurde pasticcio resté au répertoire sous le nom des Mystères d’Isis. Fi donc, une traduction ! Est-ce que les exigeances d’un public français permettaient une traduction pure et simple du livret qui avait inspiré de si belle musique ? D’ailleurs, ne faut-il pas toujours corriger plus ou moins un auteur étranger, poëte ou musicien, s’appela-t-il Shakspeare, Goethe, Schiller, Beethoven ou Mozart, quand un directeur parisien daigne l’admettre à l’honneur de comparaître devant son parterre ? Ne doit-on pas le civiliser un peu ? On a tant de goût, d’esprit, de génie même dans la plupart de nos administrations théâtrales, que des barbares, comme ceux que je viens de nommer, doivent s’estimer heureux de passer par de si habiles mains. Il y a dans Paris, sans qu’on s’en doute, une foule de gens aussi favorisés sous le rapport de la puissance créatrice que Mozart, Beethoven, Schiller, Goethe ou Shakspeare ; plus d’un souffleur eût été capable de créer Faust, Hamlet ou Don Carlos ; bien des clarinettes et autant de bassons eussent pu écrire Fidelio ou Don Juan ; et s’ils ne l’ont pas fait, c’est indolence, c’est paresse de leur part, mépris de la gloire, que sais-je ? enfin c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. On ne pouvait donc pas, sans de grandes modifications, non seulement dans le libretto, mais aussi dans la musique, introduire à l’Opéra une partition allemande de Mozart. En conséquence, on fit le beau drame que vous savez, ce poëme des Mystères d’Isis, mystère lui-même, que personne n’a jamais pu dévoiler. Puis quand ce chef-d’œuvre fut bien et dûment charpenté, le directeur de l’Opéra, pensant faire un coup de maître, appela à son aide un musicien allemand pour charpenter aussi la musique de Mozart, et l’accommoder aux exigeances de ces beaux vers. Un Français, un Italien ou un Anglais qui eût consenti à se charger de cette tâche sacrilège, ne serait à nos yeux qu’un pauvre diable dépourvu de tout sentiment élevé de l’art, qu’un manœuvre dont l’intelligence ne va pas jusqu’à concevoir le respect dû au génie ; mais un Allemand, un homme qui, par orgueil national au moins, devait vénérer Mozart à l’égal d’un dieu, un musicien (il est vrai que ce musicien a écrit d’incroyables platitudes sous le nom de symphonies) oser porter sa brutale main sur un tel chef-d’œuvre ! Ne pas rougir de le mutiler, de le salir, de l’insulter de toutes façons !….. Voilà qui bouleverse toutes les idées reçues. Et vous allez voir jusqu’où ce malheureux a porté l’outrage et l’insolence. Je ne cite qu’à coup sûr, ayant sous les yeux les deux partitions.
L’ouverture de la Flûte enchantée finit fort laconiquement ; Mozart se contente de frapper trois fois la tonique, et c’est tout. Pour la rendre digne des Mystères d’Isis, l’arrangeur-charpentier a ajouté quatre mesures, répercutant ainsi treize fois de suite le même accord, suivant la méthode ingénieuse et économique des italiens pour allonger les opéras. Le premier air de Zorastro (ô déesse immortelle !) rôle de basse, comme on sait, et de basse très grave, est fait avec la partie de soprano du chœur Per voi risplende il giorno, enrichie de quatre autres mesures dues au génie du charpentier-arrangenr. Le chœur reprend ensuite, mais avec diverses corrections également remarquables, et la suppression complète des flûtes, trompettes et timballes, si admirablement employées dans l’original. L’instrumentation de Mozart corrigée par un tel homme ! n’est-ce pas l’impertinence la plus bouffonne qui se puisse concevoir ?
Ailleurs nous la verrons se manifester d’une autre manière. Ce ne sera plus sur l’orchestre que s’exercera le rabot de notre manouvrier, mais bien sur la mélodie, l’harmonie et les dessins d’accompagnement. Nous en trouvons la trace d’abord dans cet air sublime, la plus belle page de Mozart peut-être, où le grand-prêtre dépeint le calme profond dont jouissent les initiés dans le temple d’Isis ; à la fin de la dernière phrase « N’est-ce pas imiter les dieux » le raboteur a mis ut, ut, la, au lieu des deux notes graves sol, fa, sur lesquelles la voix du pontife descend avec une si paisible majesté. En outre la partie d’alto est changée et les accords que Mozart avait mis au nombre de deux seulement par mesures, entrecoupés de petits silences d’une admirable intention, se trouvent remplacés par six notes dans les violons, et enrichis d’une tenue de deux cors à laquelle n’avait pas songé l’auteur.
Plus loin, c’est le chœur des esclaves, O cara armonia, qu’il a impitoyablement estropié, et dont il s’est servi pour fabriquer l’air encore charmant, malgré tout, soyez sensibles à nos peines ; ailleurs, c’est le duetto La dove prende amor ricetto qu’il a converti en trio et comme si la partition de la Flûte enchantée ne suffisait pas à cette faim de harpie, c’est aux dépens de celles de Tito et de don Giovanni qu’elle va s’assouvir. L’air Quel charme à mes esprits rappelle est tiré de Tito, mais pour l’andante seulement, l’allegro si original qui le complète ne plaisant pas apparemment à notre uomo capace. Bien qu’il eût pu satisfaire aux exigeances de la situation, il l’en a arraché pour en cheviller à la place un autre dans lequel il a fait entrer des lambeaux de l’allegro de Mozart.
Et savez-vous ce que ce Monsieur a fait encore du fameux Fin ch’an dal vino, de cet éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de don Juan ?…. un trio pour une basse et deux soprani chantant entre autres gentilles[ses] sentimentales les vers suivans :
Heureux délire !
Mon cœur soupire !
Que mon sort diffère du sien !
Quel plaisir est égal au mien !
Crois ton amie,
C’est pour la vie
Que ton sort va s’unir au mien (bis)….
O douce ivresse
De la tendresse !
Ma main te presse,
Dieu ! quel grand bien !
C’est ainsi qu’habillé en singe, affublé de ridicules oripeaux, un œil crevé, un bras tordu, une jambe cassée, on osa présenter le plus grand musicien du monde à ce public français si délicat, si exigeant, en lui disant : voilà Mozart ! — O misérables, vous fûtes bien heureux d’avoir à faire à de bonnes gens qui n’y entendaient pas malice et qui vous crurent sur parole ; si vous aviez tardé quelque vingt-cinq ans pour commettre votre chef-d’œuvre, je connais quelqu’un qui vous aurait envoyé un furieux démenti.
Nous avons toujours cru, en France, beaucoup aimer la musique ; il faut espérer que cette opinion est mieux fondée aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque où l’on écartelait ainsi Mozart à l’Opéra. En tout cas, quand une nation en est encore à supporter de semblables profanations, c’est le signe le plus évident de son état de barbarie, et toutes ses prétentions au sentiment de l’art sont le comble du ridicule.
Je n’ai pas nommé le coupable qui s’est ainsi vautré avec ses guenilles sur le riche manteau du roi de l’harmonie ; c’est à dessein : il est mort depuis long-temps ; ainsi paix à ses os, il serait inutile de donner à ce nom aucun genre de célébrité ; j’ai voulu seulement faire ressortir l’intelligence avec laquelle les intérêts de la musique ont été défendus chez nous pendant si long-temps, et montrer les conséquences du système qui tend à placer le sceptre des arts entre les mains de ceux qui, ne voulant s’en servir que pour battre monnaie, sont toujours prêts, au moindre espoir de lucre, à encourager le brocantage de la pensée, et pour quelque écus feraient, selon la belle expression de Victor Hugo, corriger Homère et gratter Phidias.
H*****.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2014.
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