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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 AVRIL 1835 [p. 1-2]

CINQUIÈME CONCERT DU CONSERVATOIRE.

Symphonie en si bémol de Beethoven ; grande Scène de Beethoven, chantée par Mlle Falcon ;
 Solo de violoncelle par M. Franchomme ;   Andante de la symphonie en la de Beethoven ;
 grand chœur d’Euryanthe, de Weber ; ouverture de Fidelio, de Beethoven.

 

Nous n’avons, m’a-il dit, ni Lambert, ni Molière ;
Mais puisque je vous ai, je me tiens trop content.

    L’affiche de ce cinquième concert avait annoncé deux nouveautés, le trio de la Juive et le Roi des Aulnes, de Schubert ; le programme, distribué dimanche dans la salle, indiquait la suppression de ces deux morceaux, et leur remplacement par un Chœur de Weber, et un adagio de Beethoven.

    On ne se lasse guère de voir paraître ces deux noms ; aussi personne ne s’est-il avisé de se plaindre, et, malgré le puissant intérêt qu’on commence à prendre aux œuvres de Schubert et la curiosité qu’excite la saisissante ballade désignée par les Allemands comme son chef-d’œuvre, le merveilleux adagio en la mineur n’en a pas moins comme à l’ordinaire été redemandé au milieu des transports de l’assemblée. N’allez pas croire au moins que le public du conservatoire prodigue les honneurs du bis comme nous le voyons faire journellement aux dilettanti de Favart et de l’Opéra-Comique. Non, certes ! ce n’est pas avec des Ponts-Neufs qu’on l’émeut à ce point. De véritables phénomènes d’inspiration et d’originalité, tels que l’adagio dont il est ici question, le chœur des chasseurs d’Euryanthe, l’andante Scherzando de la symphonie en fa, et l’ouverture du Freyschütz ont pu seuls jusqu’à ce jour obtenir un si éclatant hommage. Bien souvent au contraire, le parterre des théâtres semble prendre à tâche de justifier l’insolente exclamation empruntée à un orateur de l’antiquité par un auteur moderne : « Le peuple m’applaudit, aurais-je dit quelque sottise ? » Au Conservatoire même, il y a peu d’années, nous avions le chagrin de voir de misérables futilités accueillies avec autant d’enthousiasme que les plus hautes inspirations de Beethoven ; mais aujourd’hui il n’en est plus ainsi et si après un morceau sublime comme l’adagio en la, quelque cantatrice habile essayait de faire entendre une cavatine conçue dans le système économique de temps et d’idées généralement adopté en Italie par les imitateurs de Rossini, on applaudirait l’exécution ; mais il est hors de doute que de nombreuses marques d’improbation s’élèveraient contre le style flasque et les banalités de l’ouvrage. C’est un grand progrès dans nos mœurs musicales ; il faut le signaler. Il est remarquable en outre que, parmi tous les admirables adagios de Beethoven le public ait choisi pour objet de son affection spéciale le plus sévère de forme et le plus sombre de pensée. En effet, cette grave méditation a été écrite sous l’influence des sentimens qui dictèrent à M. Ballanche une des plus belles pages de son Antigone ; au moins trouvons-nous dans l’œuvre du poëte une traduction aussi fidèle que noble de celle du musicien. La voici :

    « Désabuse-toi, ô ma fille, désabuse-toi ; tout passe autour de l’homme, tout passe au dedans de lui. Ses sentimens, ses souvenirs, ses douleurs même n’ont que peu de durée. Antigone, les jours de ton enfance, encore si près de toi, ne se sont-ils pas évanouis comme un songe ? Ainsi passeront tous les autres jours. Les rapides instans que tu donnes à ton père s’évanouiront eux-mêmes comme le rêve de la nuit. Ces vains projets de repos et de bonheur qui viennent quelquefois endormir nos peines, ressemblent à ces fables milésiennes dont on amuse les enfans. Telle est la fatale condition des mortels, que, plus ils multiplient leurs affections, plus ils multiplient aussi les chances de leurs misères. Il n’est rien dans la vie de réel que les larmes. »

    La symphonie en si bémol, la quatrième de son auteur, n’offre point de rapports d’expression ni de style avec la désolante élégie dont je viens pour la seconde fois d’entretenir le lecteur. Le caractère en est généralement vif, alerte, gai, ou d’une douceur angélique dont le charme pénétrant a quelque analogie avec celui des plus suaves mélodies de Mozart. Si l’on en excepte l’adagio méditatif et calme qui lui sert d’introduction, le premier morceau est presque entièrement consacré aux idées joyeuses et riantes. Le motif en notes détachées, par lequel débute l’allegro, n’est qu’un canevas sur lequel l’auteur répand ensuite d’autres mélodies plus réelles qui rendent ainsi accessoire l’idée en apparence principale du commencement. Toutefois cet artifice, bien que fécond en résultats du plus vif intérêt, avait été employé déjà fréquemment par Mozart et Haydn avec un bonheur au moins égal. On remarque au contraire dans la seconde partie de ce même allegro une idée vraiment neuve dont les premières mesures captivent l’attention, et qui, après avoir entraîné l’esprit de l’auditeur dans ses développemens mystérieux, frappe d’étonnement par sa conclusion inattendue. Voici en quoi elle consiste : Après un tutti assez vigoureux, les premiers violons morcelant le premier thème, en forment un jeu dialogué pianissimo avec les seconds violons, qui vient aboutir sur des tenues de l’accord de septième dominante du ton de si naturel ; chacune de ces tenues est coupée par deux mesures de silence, que remplit seul un léger tremolo de timballes sur le si bémol tierce majeure enharmonique du fa dièze fondamental. Après deux apparitions de cette nature, les timballes se taisent pour laisser les instrumens à cordes murmurer doucement d’autres fragmens du thème et arriver par une nouvelle modulation enharmonique sur l’accord de sixte et de quarte de si bémol. Les timballes rentrant alors sur le même son, qui, au lieu d’être une note sensible comme la première fois, est une tonique véritable, continuent le tremolo pendant une vingtaine de mesures. La force de tonalité de ce si béniol, très peu perceptible en commençant, devient de plus en plus grande à mesure que le tremolo se prolonge ; puis les autres instrumens semant de petits traits inachevés leur marche progressive, aboutissent avec le grondement continu de la timballe à un forte général, où l’accord parfait de si bémol s’établit enfin à plein orchestre dans toute sa majestueuse énergie. Ce crescendo est une des plus étonnantes inventions de la musique moderne ; on ne saurait lui trouver de pendant que dans celui qui termine le célèbre scherzo, de la symphonie en ut mineur. Encore ce dernier, malgré son immense effet, est-il conçu sur une échelle moins vaste, partant du piano pour arriver directement à l’explosion finale, sans sortir du ton principal, tandis que celui dont nous venons de décrire la marche, part du mezzo-forte, va se perdre un instant dans un pianissimo, sous des harmonies dont la couleur est constamment vague et indécise ; puis reparaît avec des accords d’une tonalité plus arrêtée et n’éclate qu’au moment où le nuage qui voilait cette modulation est complètement dissipé. On dirait un fleuve dont les eaux paisibles disparaissent tout à coup et ne sortent de leur lit souterrain que pour retomber avec fracas en cascade écumante. Pour l’adagio, il échappe à l’analyse… C’est tellement pur de formes, l’expression de la mélodie est si angélique et d’une si irrésistible tendresse, que l’art prodigieux de la mise en œuvre disparaît complètement. Les idées n’en sont ni graves, ni sombres, mais profondément attendrissantes par leur douceur pleine de mélancolie. On est saisi dès les premières mesures, d’une émotion qui à la fin devient accablante par son intensité ; et ici encore, c’est chez l’un des géans de la poésie que nous trouvons le pendant de la page sublime du géant de la musique. Rien, à notre avis, ne saurait donner de cet adagio une idée plus exacte que le touchant épisode de Francesca di Rimini dans la Divina Comedia, dont Virgile ne peut entendre le récit sans pleurer à sanglots, et qui au dernier vers fait Dante tomber, comme tombe un corps mort. Le scherzo consiste presqu’entièrement en des phrases rhythmées à deux temps, forcées d’entrer dans les combinaisons de la mesure à trois ; cet effet, dont Beethoven fait un usage fréquent, donne beaucoup de nerf au style, les désinences mélodiques deviennent par-là plus piquantes, plus inattendues, et d’ailleurs ces rhythmes à contre-temps ont en eux-mêmes un charme réel, quoique difficile à expliquer. On éprouve du plaisir à voir la mesure ainsi broyée se retrouver entière à la fin de chaque période, et le sens du discours musical, quelque temps suspendu, arriver cependant à une conclusion satisfaisante, à une solution complète. La mélodie du trio confié aux instrumens à vent, est d’une délicieuse fraîcheur ; le mouvement en est plus lent que le reste du scherzo, et sa simplicité ressort plus élégante encore de l’opposition des petites phrases capricieuses que les violons jettent sur l’harmonie comme autant de ravissantes agaceries. Le final est plus gai, plus sémillant que Beethoven n’a coutume de l’être ; c’est un babillage continuel, un cliquetis de notes scintillantes, une course de feux-follets qu’entrecoupent cependant quelques accords rauques et violens, où les boutades colériques de l’auteur se retrouvent dans toute leur énergie sauvage.

    Nous n’avions pas encore eu l’occasion de citer un air de Beethoven. Celui que nous avons entendu dernièrement n’est point, ainsi que beaucoup de personnes l’ont cru tiré de son unique opéra, Fidelio ; c’est une scène détachée où le compositeur n’avait à peindre que cette banale succession de craintes, de douleurs, d’espérances et de désespoirs, sur laquelle vivent les faiseurs de cantates, depuis deux cents ans tout au moins. Le vulgarisme du sujet a disparu cependant sous le noble vêtement dont le musicien a su le recouvrir ; ces plaintes d’amante abandonnée, qui dans un drame parlé eussent provoqué des rires ironiques, sont devenues touchantes au plus haut degré, grâce à de pathétiques mélodies, aux dialogues passionnés entre la voix et l’orchestre, au choix exquis des accords, grâce surtout au sentiment profond et à la vérité d’expression qui n’ont pas failli un instant au compositeur. Cet air rappelle souvent par la beauté de ses formes les meilleures pages de Mozart ; il se rapproche même beaucoup plus du style de l’auteur de D. Juan que de celui auquel Beethoven nous a accoutumés dans ses autres ouvrages. Mlle Falcon l’a chanté avec une supériorité bien appréciée de l’auditoire ; les bravos de l’orchestre se sont joints aux applaudissemens du public, pour témoigner à la jeune cantatrice combien son talent, si plein d’inspiration dramatique, trouvait d’ardentes sympathies partout où sont encore en honneur le naturel et le vrai. Car il n’y a pas de thème à broder dans cet air ; il n’y a pas de cabalette, il n’y a pas de crescendo avec deux accords successivement répétés trente-deux fois sous une pédale de trompette ; il n’y a pas de points d’orgues avec les fusées chromatiques qui font si bien hurler le parterre de certains théâtres ; il n’y a rien enfin de ce qui constitue une cavatine brillante ; mais nous n’en trouvons que plus de mérite à Mlle Falcon d’avoir accepté un pareil morceau et de l’avoir dit avec toute son âme, comme elle l’a fait.

    Depuis long-temps le nom de M. Franchomme n’avait paru sur le programme d’un concert.

    Quelques rivaux, qui ne l’emportent sur lui que par le nombre des années, pourraient seuls aujourd’hui contester la supériorité d’un pareil talent. Les sons qu’il tire du violoncelle sont toujours d’une justesse et d’une pureté irréprochables ; il chante avec âme, sans outrer cependant jamais l’expression ; pour les difficultés, il s’en joue ; d’ailleurs il a le bon esprit de ne point attendre d’elles ses principaux moyens d’effet, et bien que le passage en doubles cordes qu’il nous a fait entendre dans son solo soit à la portée de fort peu d’exécutans, s’il a été couvert d’applaudissemens, c’est moins pour sa difficulté que pour le charme musical qui en fait le véritable mérite.

    Après le chœur d’Euryanthe, dont nous avons parlé plus haut et dont l’énergie est au moins égale à celle du fameux chœur de chasseurs dans le même opéra, l’orchestre a exécuté l’ouverture de Fidelio, par laquelle se terminait la séance.

    Beethoven en avait écrit une autre à l’époque où il composa son opéra ; elle est gravée sous le titre d’ouverture d’Eléonore. Nous l’avons entendue au Conservatoire, l’année dernière, avec un intérêt d’autant plus vif, que plusieurs versions circulaient sur les motifs qui ont déterminé Beethoven à abandonner sa première ouverture ! Il paraît que ce changement lui fut demandé par le directeur du théâtre qui montait Fidelio. Cette circonstance est fort probable, si l’on considère que l’ouverture d’Eléonore est infiniment plus dramatique, plus originale, plus intimement liée au sujet de la pièce dont elle reproduit les principales situations, que la brillante symphonie généralement adoptée sous le nom d’ouverture de Fidelio, et dont la couleur n’est pas assez tranchée pour qu’elle ne put au besoin servir d’introduction à tout autre opéra.

    Quoiqu’il en soit, le vandalisme du directeur de Beethoven a du moins cette fois tourné au profit de l’art ; car c’est à lui que nous devons d’avoir deux ouvertures de Fidelio au lieu d’une ; et si la première nous a paru si remarquable par l’expression fidèle et toujours élevée des sentimens et des caractères du drame, l’autre ne l’est pas moins comme composition détachée, par son éclat, sa force et sa verve entraînante.

H.     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2014.

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