Par
HECTOR BERLIOZ
VINGT-TROISIÈME SOIRÉE.
Gluck et les Conservatoriens de Naples, mot de Durante.
On joue un, etc., etc., etc.
L’orchestre semble encore sous le coup des émotions de la veille ; personne ne joue, et pourtant on parle peu. On se ressouvient. On rumine le sublime. Corsino m’approche et me tend la main. « Mon pauvre ami, lui dis-je, j’ai été comme vous. Mais l’insensibilité brutale du public au milieu duquel j’ai vécu si longtemps a écrasé mon cœur ; il n’a plus aujourd’hui cette force d’expansion que le vôtre possède, et quand le grand art expressif vous émeut comme il vous a ému hier soir, je n’éprouve plus qu’une angoisse cruelle. Songez, mon cher, qu’il m’est arrivé, il y a deux ans à peine, de diriger dans un concert l’exécution de cette même scène d’Iphigénie, et que saisi, tout en conduisant, d’une extase comparable à la vôtre, j’ai vu les auditeurs placés près de l’orchestre manifester l’ennui le plus profond ; j’ai entendu ensuite la cantatrice désespérée de son insuccès maudire l’œuvre et l’auteur ; j’ai subi les reproches d’une foule d’amateurs et d’artistes même fort distingués, pour avoir, disaient-ils, exhumé cette rapsodie !!!... Mis sur la voie de la vérité par cette rude et dernière épreuve, j’ai acquis bientôt après la certitude d’un fait aujourd’hui évident : le public des trois quarts de l’Europe est à cette heure aussi inaccessible que les matelots chinois au sentiment de l’expression musicale. Nous n’avons pas de plus sûr moyen pour connaître ce qui lui déplaît et l’obsède que d’examiner ce qui nous enivre et nous charme, et vice versa. Ce que nous adorons, il le blasphème ; il savoure ce que nous… rejetons.
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Maintenant admirez le malheur des règles d’harmonie que Gluck a si audacieusement violées dans la péroraison de cet air d’Iphigénie. C’est précisément à l’endroit du conflit de sons, prohibé sans réserve par les théoriciens, que l’effet le plus grand et le plus dramatique est produit.
On raconte à ce sujet qu’un jour, à Naples, où l’on représentait la Clemenza di Tito d’où ce morceau est tiré, les rapins d’un conservatoire, qui, en leur qualité de rapins, devaient naturellement détester Gluck, ravis de trouver dans son air cette succession d’harmonies dites fautives, s’empressèrent de porter à leur maître Durante la partition de l’Asino Tedesco, en la désignant à son indignation sans lui en nommer l’auteur. Durante examina longtemps le passage et répondit simplement : « Aucune règle, il est vrai, ne justifie cette combinaison de sons ; mais si c’est une faute, j’avoue qu’elle n’a pu être commise que par un homme d’un rare génie ! » (DIMSKY) : — A la bonne heure ! Durante a prouvé par ce seul mot qu’il était un vrai maître et un honnête homme. — C’est d’autant plus remarquable, que jamais ses compatriotes ne comprirent aucun des chefs-d’œuvre de cette école. L’accès, d’ailleurs, leur en est interdit, faute de chanteurs propres à les interpréter dans leur vrai style. — Avons-nous bien sujet de nous enorgueillir des nôtres ? reprend Corsino. Excepté madame M***, je ne vois pas qui pouvait paraître supportable parmi les chanteurs d’hier soir. (Se tournant vers moi.) Y en a-t-il jamais eu de réellement dignes de leurs rôles à Paris ? — Oui, Dérivis père, qui n’était point chanteur, faisait pourtant bien comprendre l’Oreste de Gluck ; madame Branchu fut une incomparable Iphigénie, et Adolphe Nourrit m’a bien souvent électrisé dans le rôle de Pylade. La risible mollesse de votre ténor pastoral ne peut vous avoir laissé apercevoir l’exaltation héroïque de l’air « Divinité des grandes âmes » dans lequel Nourrit n’a jamais été égalé. — Oh ! certes, nous avons dû deviner beaucoup de choses, il est vrai, mais quoi de plus difficile à bien rendre que de pareils ouvrages ?... On n’attribuera pas pourtant l’effet qu’a produit l’Iphigénie chez nous aux décors ni à la mise en scène. — Non certes, s’écrient plusieurs musiciens, car cette fois la ladrerie de notre théâtre, qui se donne toujours carrière quand il s’agit des anciens chefs-d’œuvre, a été poussée jusqu’à l’inconvenance, jusqu’au cynisme ! — Combien coûtent les décors de la vilenie qu’on représente ce soir ? — Quatre mille thalers !... — Très-bien. Aux laides femmes le luxe des atours. La nudité ne convient qu’aux déesses.