Par Hector Berlioz
Le Corsaire, 12 août 182
(section de correspondance)
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Monsieur le Corsaire,
Seriez-vous devenu ultra-dilettante? Il faut bien que cela soit, puisque dans votre feuille du 10 de ce mois vous avez inséré un dialogue entre un bouffonniste et un amateur de l’Opéra, que vous nommez Crifort, par lequel on veut prouver que la Vestale serait mieux placée au Théâtre-Ita1ien qu’à l’Opéra. Comment pouvez-vous, M. le Corsaire, laisser avancer une pareille proposition?
Sans doute que le rôle de la Vestale n’est pas joué convenablement; sans doute que la marche triomphale est toujours dérangée par cette maudite grosse caisse qui frappe hors de mesure, parce qu’elle est trop loin de l’orchestre pour qu’elle puisse l’entendre; sans doute que dans plusieurs endroits de la pièce l’orchestre accompagne trop fort: mais pourquoi le grand rôle est-il mal rempli? Parce que ce n’est plus Mme Branchu qui le joue; et il est douteux que Mme Pasta, malgré son grand talent, puisse approcher de notre tragédienne lyrique dans ce genre de musique. Pourquoi crie-t-on à l’Opéra dans certains passages? Parce que le diapason de 1’Opéra est d’un ton plus haut qu’il ne devrait être. Est-ce M. Levasseur qui ne crie pas, il est vrai, qui est capable de remplacer Dérivis et de chanter sans roulades l’épouvantable final du deuxième acte?
Pourquoi l’orchestre fait-il tant de bruit? Parce que les partitions de Spontini sont trop chargées; et l’orchestre bouffon ne les exécuterait piano que parce qu’il est de moitié moins nombreux, ou qu’il supprimerait les trois quarts des parties, pour mieux laisser dominer les cadences et les ports de voix de García.
Il faudrait un peu approfondir avant de juger, il faudrait lire les partitions pour savoir si c’est la faute de l’orchestre ou du compositeur, quand elles font trop de bruit; et voilà ce que ne veulent pas faire vos dilettanti fanatiques. Oui, fanatiques; et je n’en veux donner pour preuve que ce que je leur ai entendu dire à la dernière représentation du Mariage de Figaro. L’un disait en entrant, à un de ses amis, «Je ne viens aujourd’hui que pour tuer le temps, c’est du Mozart.»
Celui-là est un Rossiniste; un moment après s’engage une conversation avec un Mozartiste; elle tombe sur Gluck. «Ah! Gluck, dit-il avec un air dédaigneux, je ne parlais pas de celui-là, parce qu’il n’a point fait de musique; il n’a jamais écrit que du plain-chant.» Voilà ce qui s’appelle juger! Et il en était de même des décisions portées sur beaucoup d’autres compositeurs. Le Rossiniste parlait de l’opéra de Virginiedans lequel il avait découvert, disait-il, un air qu’il trouvait assez bien. C’est fort heureux, et M. Berton serait ravi d’entendre applaudir sa pièce par un amateur aussi capable d’en juger.
Eh! qui pourrait nier que tous les opéras de Rossini pris ensemble ne sauraient supporter la comparaison avec une ligne de récitatifs de Gluck, trois mesures de chant de Mozart ou de Spontini et le moindre chœur de Lesueur! Du moins c’est mon avis, et je ne suis pas fanatique de la musique française.
Agréez, etc.
HECTOR B……
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Note du Rédacteur: Quoique les opinions émises dans cette lettre soient susceptibles de réfutation, ou au moins de modification, nous n’avons point hésité à les publier, parce qu’il était de notre impartialité de le faire; que d’ailleurs cette polémique musicale offre quelque intérêt, et que du choc des opinions naît la lumière qui conduit dans la recherche de la vérité.
© Michel Austin et Monir Tayeb
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