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BERLIOZ : UNE FORMATION À LA MUSIQUE

Par Christian Wasselin

© 2003 Christian Wasselin

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    Musicien, Berlioz le fut par vocation. A la manière d’Énée dans les Troyens, il aurait pu s’écrier dès son enfance : «L’impatient destin m’appelle.» Il dut au contraire répéter à son père, pendant de longues années : «Je suis entraîné involontairement vers une carrière magnifique.» Car le docteur Louis Berlioz, certes, était sensible et pétri de raison comme on pouvait l’être en 1815 : le XVIIIe siècle était passé par là. Mais il ne pouvait pas se faire à l’idée que son fils ne fût pas médecin, ni même juriste ! Il avait pourtant tout fait, le docteur, pour que son fils devînt un honnête homme et embrasse une carrière raisonnable. Mais rien n’y fit. Hector est devenu musicien, à force de désir et de volonté, et non pas médecin.

    Ne nous laissons pas prendre au piège des apparences toutefois. Musicien, Berlioz le fut en réalité très tôt. Et si sa formation musicale connut les bornes étroites de La Côte-Saint-André avant de s’accomplir à Paris, sa formation à la musique fut beaucoup plus précoce, beaucoup plus intense, beaucoup plus exaltante, à la manière d’un vaste plateau ouvert à tous les vents.

    Le jeune Hector eut la chance de grandir dans le Dauphiné, d’éprouver d’abord le pouvoir des sons et des bruits dans la nature, indépendamment de toute formation théorique, et bien sûr d’y être sensible. Le fracas de l’orage, les chants des pâtres dans les montagnes, le rythme cadencé du marteau et de l’enclume du maréchal-ferrant, les bruits du monde et leurs échos sans cesse répercutés eurent un effet durable sur son sentiment de l’espace et du relief en musique. Avant d’écouter de la musique qu’on dirait aujourd’hui savante, Berlioz a entendu des sons. Ce qui ne l’empêcha pas de surprendre, ici ou là, dans telle maison ou à l’occasion de telle fête, la musique écrite par les hommes, et ce sous la forme de romances ou d’extraits d’opéras-comiques du XVIIIe ou du tout début du XIXe siècle, ouvrages volontiers situés dans des ambiances pastorales. Cette petite forme fut importante elle aussi dans sa formation : une romance extraite d’un opéra-comique et adaptée à des paroles religieuses, lui donna sa première impression musicale, le jour de sa première communion. C’est de son enfance et de son adolescence que date l’attachement de Berlioz à la forme de la romance, qu’il amplifia pour en faire plus tard la véritable mélodie, mais dont il ne renia jamais la candeur et la nostalgie.

    Son éducation, par ailleurs, fit de lui un cas très particulier parmi les compositeurs. Berlioz fut en effet un musicien lettré. Seul Mendelssohn, à la même époque, bénéficia d’une éducation humaniste aussi soignée. (Schumann, dont le père était libraire, eut une existence trop tôt assombrie par les deuils et la maladie pour qu’on puisse le rapprocher des deux autres.) La poésie fut l’autre élément qui féconda l’amour de Berlioz pour la musique : aussi modeste soit-elle, la romance est à la croisée du chant de la grande nature et du souffle de la grande poésie, un peu comme un modeste banc de sable au confluent de deux fleuves tumultueux.

    Essayons de voir quel a été l’apport de chacun de ces éléments à la formation de notre musicien.

1. Paysages

    Berlioz écrit au premier chapitre de ses Mémoires : «La Côte-Saint-André, son nom l’indique, est bâtie sur le versant d’une colline, et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante, dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l’est, et derrière laquelle se dressent au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques des Alpes.» Le mot silence prend ici un relief particulier, comme si la musique était prête à surgir du paysage. De même que la mer est pour les terriens l’élément qui sépare et pour les marins celui qui réunit, de même les montagnes pour Berlioz sont des repères. Elles font partie de son univers dès son enfance. Les Alpes dessinent l’horizon de la plaine de la Bièvre, en même temps elles font pressentir au jeune Hector l’Italie qui se trouve au delà.

    Olivier Messiaen, par certains côtés, lui ressemble : «J’aime toutes les natures, et j’aime tous les paysages, mais j’ai une prédilection pour la montagne parce que j’ai passé mon enfance à Grenoble et que j’ai vu, dès mon jeune âge, les montagnes du Dauphiné, comme Berlioz, et des endroits spécialement sauvages qui sont les plus beaux de France comme le glacier de la Meije, moins célèbre que le mont Blanc mais certainement plus terrible, plus pur, plus séparé.»

    Très vite, Berlioz conçoit la musique comme un pays sans frontière, faisant son miel de tout ce qu’il écoute. Contrairement à bien des apprentis-virtuoses, il n’est donc pas engagé dès son troisième ou son cinquième anniversaire dans la voie royale de la musique. Et s’il apprend la flûte et la guitare, s’il renonce à la médecine pour étudier la musique, s’il est couronné plus tard par le prix de Rome, jamais la musique ne se réduit pour lui à une quelconque technique. Il a l’esprit critique trop affûté et une culture trop vaste pour se contenter d’aligner les numéros d’opus comme d’autres multiplient les actes notariés. Chacune de ses œuvres est une aventure, un prototype, et aujourd’hui encore l’exécution de chacune d’elles représente une expérience, un voyage au sein d’un monde à explorer.

    Il y aura toujours dans la musique de Berlioz quelque chose de tendre et d’adolescent qui témoigne de toutes ces années d’apprentissage sauvage. Rien ne l’émeut plus qu’un ranz des vaches : dans l’opéra les Francs-Juges, il met en scène des bergers et imite le chant des cornemuses se répondant d’une montagne à l’autre. En Italie, il écrit une petite mélodie inspirée d’un ranz des vaches (Sur les Alpes, quel délice !) qui deviendra plus tard, dans une nouvelle harmonisation, le Chasseur de chamois. Plus sérieusement, il introduit un ranz des vaches dans la «Scène aux champs» de la Symphonie fantastique. Cette page, avec ses atmosphères successives traversées de paix, d’angoisse et de solitude, jusqu’à l’orage final qui est autant un tumulte de l’âme qu’une turbulence météorologique, est le portrait d’une sensibilité tout entière abandonnée à l’univers. Debussy disait avec malice : «Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie pastorale.» Mais la Fantastique n’imite pas le monde, elle se substitue à lui. Berlioz y fait entendre non pas la campagne mais la nature, moins aimable et plus maternelle, donc plus étouffante, comme le sera également plus tard celle de la Damnation de Faust. Le héros de la Fantastique, plutôt que de se confier au riant paysage, prétend lui-même l’embrasser et se dissout finalement en lui.

    En Italie, Berlioz se conduira de nouveau en disciple de Rousseau : il pratiquera avec ivresse le voyage à pied, fuira la civilisation frelatée incarnée par Rome et cherchera l’aventure. Rome est une ville certes écrasée par le soleil, et par là même amorphe, mais c’est aussi la ville des sept collines et le lieu d’un système d’échos enchanteurs (bruits du Corso, cris d’enfants au loin, cloches des campaniles à l’infini, etc.) : elle n’a pu que séduire Berlioz malgré lui.

    De retour en France, Berlioz choisira d’habiter non pas au cœur de Paris mais à Montmartre, qui est à cette époque une colline couverte de vignes et de moulins. Il décrira volontiers comme un refuge la maison où il vit avec sa femme et bientôt son jeune fils : «Nous sommes si tranquilles ici dans notre hermitage. Il n’y a que les rossignols qui, tout le jour et toute la nuit chantant sous nos fenêtres, commencent à me fatiguer.» (On notera le mot hermitage, très rousseauiste.)

    C’est la nature qui détermine le sens de la géographie musicale de Berlioz. De même que l’encre est le sang de l’œuvre, de même l’espace organisé de la feuille de papier réglé devient la représentation de l’organisation spatiale des exécutants. L’orchestre de Berlioz est un paysage : non seulement par l’impression qu’on éprouve en l’écoutant jouer et chanter, mais également par celle qu’on ressent en le voyant dans la salle de concert – ou en ne le voyant pas (effets de coulisses). En 1830, ne décrivait-on pas l’ensemble des instrumentistes, assemblés selon une forte déclivité sur la scène de la salle du Conservatoire, comme une falaise de musiciens ? (L’Avertissement qui précède la partition de Roméo et Juliette est d’une extrême précision à cet égard.) Dans certains édifices, les fanfares du Requiem, quand elles résonnent sans crier gare, semblent venir d’un autre plan, d’un autre monde, d’un univers autant inouï qu’invisible, comme si elles tombaient d’une comète. L’effet de surprise est ici un coup de théâtre instrumental.

    L’orchestre est un monde et aussi un abîme, comme nous l’a appris Weber, l’un des compositeurs chéris de Berlioz. Weber écrivait en 1807 : «L’exécution d’une composition musicale est la contemplation d’un paysage. (...) Chose étrange, le paysage se déplace pour moi dans le temps.» C’est la même sensation qu’on éprouve en écoutant la «Scène aux champs» de la Fantastique : entre les interventions du cor anglais et du hautbois, on perçoit physiquement le silence du paysage, on entend se dérouler la nature comme se déroulerait un événement qui nous dépasse – un événement, ou plutôt le contraire : une donnée intangible, quelque chose comme la respiration infinie du monde.

    L’orchestre de Berlioz est étagé, comme on le dit des cultures en terrasses. On en saisit les plans, les arêtes, les gouffres, les lointains, le relief en un mot ; cette géographie musicale est celle d’un artiste qui refait le monde non pas de manière idéale, avec des idées ou des théories, mais de manière physique, à l’aide des sons. Berlioz, c’est Prospero le magicien «qui trouble et apaise à son gré les éléments». La phrase caractéristique du Traité d’instrumentation : «Tout corps sonore mis en œuvre par la compositeur est un instrument de musique», prend ainsi tout son sens.

    Timbre, silence et acoustique sont chez lui intimement mêlés. Messiaen dit que «Berlioz est le premier à avoir compris le rôle du timbre spécifique». La clarinette est le seul instrument que Berlioz pouvait utiliser dans la Scène du tombeau de Roméo et Juliette pour exprimer le réveil de Juliette, car elle seule peut sourdre du silence. Nous sommes ici très loin de la matière habituelle des compositeurs, bien loin aussi du fondu wagnérien ! Comme l’écrit Christophe Deshoulières, «la toile de fond berliozienne est bien le silence, et non cette pâte compacte de cordes qui brosse l’unité symphonique allemande de Mendelssohn à Wagner, de Schumann à Brahms». Sur ce silence, Berlioz suspend les couleurs de son orchestre comme des étoiles et des planètes. C’est pourquoi la musique de Berlioz, aussi riche soit-elle, n’est jamais pâteuse ni épaisse.

    Une pareille musique est bien sûr injouable au piano, car le timbre et l’espace ont ici toute leur importance. L’espace, c’est-à-dire l’espace de la musique elle-même, mais aussi le lieu dans lequel elle est jouée. Berlioz fut l’un des tout premiers musiciens à se préoccuper de l’acoustique et du rapport entre les œuvres jouées et la dimension des salles : «Le son au-delà d’une certaine distance, bien qu’on l’entende encore, est comme une flamme que l’on voit, mais dont on ne sent pas la chaleur. La musique, je le répète, doit être entendue de près ; dans l’éloignement, son charme principal disparaît. On entend, on ne vibre pas. Or, il faut vibrer soi-même avec les instruments et les voix, et par eux, pour percevoir de véritables sensations musicales.»

    L’idéal est le partage de la musique entre des auditeurs choisis. Besoin d’intimité, de chaleur, qui permet l’effusion : la salle de concert de Berlioz est un hameau blotti au pied d’une montagne sonore.

II. Poésie

    La musique, pour Berlioz, est concrète, physique, tangible, sensible et non pas abstraite : influence du paysage et non du piano. Lesueur ne s’y trompait pas, assurant que la musique lui suait par tous les pores. Elle est aussi portée par les mots. Mais il faut impérativement se débarrasser des préjugés, des idées toutes faites, celle, par exemple, de considérer Berlioz comme un musicien maladroit qui se sert de la poésie comme d’une béquille. Au contraire, la poésie va permettre à Berlioz d’accomplir son grand dessein : ne jamais faire deux fois la même œuvre, au contraire inventer à chaque fois une forme nouvelle.

    Les Fables de La Fontaine, Paul et Virginie, la Nouvelle Héloïse, le Génie du christianisme, l’Estelle de Florian (qui lui inspire un tout premier opéra, aujourd’hui perdu) et bien sûr l’Énéide furent pour l’adolescent Berlioz les complices de son désir d’évasion en attendant, une dizaine d’années plus tard, la révélation de Shakespeare et Goethe, «les muets confidents de mes tourments, les explicateurs de ma vie».

    En 1829, alors qu’il écrit Cléopâtre pour le concours du prix de Rome, il ne résiste pas à inscrire, en épigraphe à la Méditation qui est l’épisode crucial de sa partition, une phrase de Romeo and Juliet de Shakespeare : profession de foi romantique qui ne pouvait qu’irriter ses juges et humilier le poème fort convenu qui lui avait été donné à mettre en musique. A cette époque, Berlioz vient de publier ses Huit Scènes de Faust, qui représentent sa première tentative sérieuse pour corroder les genres. Cette œuvre constitue un ensemble étonnant et inclassable, une œuvre unique comme aimait à en concevoir Berlioz, ni cycle de mélodies, ni succession de pièces de musique de scène, ni cantate, ni opéra. Il ne s’agit pas là seulement de rendre hommage à Goethe mais de créer un Faust qui vaille en soi et non en tant que paraphrase. Significativement, chacune des scènes est pourvue d’une épigraphe choisie dans Shakespeare et dans les Irish Melodies de Thomas Moore : Berlioz vient par ailleurs de mettre en musique neuf d’entre elles. On notera au passage que la dernière du cycle, «Élégie», est la première tentative, de la part d’un compositeur, d’écrire une romance sur un texte en prose (dû à la plume de Louise Sw. Belloc, contrairement aux huit précédentes, traduites de l’anglais par Thomas Gounet).

    La femme qu’il aime, née en Irlande et interprète de Shakespeare, lui inspire alors une partition qui vient inaugurer un monde radicalement nouveau dans le domaine du concert : la Symphonie fantastique. Ce qui est plus curieux, c’est la manière dont Berlioz, malgré les Huit Scènes, semble alors ne pas avoir épuisé le thème de Faust. «J’ai dans la tête depuis longtemps une symphonie descriptive de Faust qui fermente», écrit-il alors qu’il n’a pas encore mis un point final à ses Huit Scènes, alors également qu’il reprend ses Francs-Juges, une première fois refusés par l’Odéon, en vue de les présenter cette fois à l’Opéra. Tentative qui échouera elle aussi et qui le poussera à essayer sa chance au concert : «Nous allons monter la symphonie comme on fait pour un grand opéra.» Pourvue d’un premier titre dramatique (Épisode de la vie d’un artiste) et d’un programme imprimé sur papier rose et distribué le jour de la création, l’œuvre fait l’effet d’un roman autobiographique en musique : «Le programme suivant doit donc être considéré comme le texte parlé d’un opéra, servant à amener des morceaux de musique, dont il motive le caractère et l’expression.» Le début de chacun des mouvements de la symphonie est un lever de rideau sonore, chaque thème est une apparition.

    Quand Benvenuto est chuté, huit ans plus tard, Berlioz imagine de nouveau quelque chose d’inédit : ce sera la symphonie dramatique Roméo et Juliette, qui représente peut-être la tentative la plus aboutie de montrer la puissance d’évocation de la musique et qui, par un lumineux agencement des mots dans la partition, fait reconnaître par eux-mêmes leur propre défaite ! «Quel art dans sa langue choisie/ Rendrait vos célestes appas ?/ Premier amour, n’êtes-vous pas/ Plus haut que toute poésie ?» Juliette et Roméo chantent d’autant mieux que leurs voix se taisent et que la musique instrumentale seule dit avec ivresse leurs aveux, leurs tourments, leur mort. Berlioz explique, dans la préface de sa partition : «La sublimité même de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas.»

    Les mots chez Berlioz appartiennent au corps, à l’immanence ; la musique, elle, exprime l’essor, la transcendance. Elle est l’âme de l’œuvre, celle aussi du bâtiment, salle de concert ou théâtre, qu’elle remplit. Berlioz utilisait, pour certaines de ses partitions, l’expression «musique architecturale». Il suffit d’écouter le tout début du Requiem pour éprouver comment la musique naît du silence ainsi qu’une étincelle devient flamme, et s’épanouit en animant les murs et l’espace entier de l’édifice où elle est jouée.

    La symphonie dramatique Roméo et Juliette est restée sans postérité. Quand viendra la Damnation de Faust, sous-titrée «opéra de concert» puis «légende dramatique», on changera encore de dimension. Le théâtre est ici le monde, car c’est un théâtre pour l’esprit, une figure nouvelle de l’utopie, malgré les nombreuses didascalies que comporte la partition – ou plutôt grâce à elles. Les didascalies ont ici la même fonction que les épigraphes des Huit Scènes de Faust. Ces indications sont faites pour rêver car le monde est trop petit pour Berlioz. Ce sont les éperons de la musique.

    Les Troyens, œuvre-testament, vers laquelle tend toute la vie de Berlioz, accompliront définitivement cette union de la poésie découverte au moment de l’enfance, et cette volonté acharnée de composer une nouvelle partition sans modèle. Chez Berlioz, on l’a compris, les mots sont là pour dire le monde, et la musique pour s’en affranchir. La littérature chez lui ne sert pas à illustrer des sujets mais à inventer des formes. Manière de fixer les limites du jardin, aussi beau et fleuri soit-il, et de s’en défaire par un chant incoercible. Avec la nature pour espace et la poésie pour horizon, la musique de Berlioz compose le chant le plus singulier qui soit.

Christian Wasselin

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