Le Monde Illustré No 126. 10 septembre 1859 [p. 166-167]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
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(Suite et fin du chapitre LV.)
Pour les concerts que je pourrais donner à Paris, j’ai déjà dit dans quelles conditions je me trouvais placé et quelle était devenue l’indifférence du public pour tout ce qui n’est pas le théâtre. On a d’ailleurs trouvé le moyen de me faire interdire l’accès de la salle du Conservatoire (la seule convenable qui existe à Paris). On a nous annoncé un jour officiellement que cette salle était la propriété exclusive de la Société du Conservatoire, et qu’elle ne serait plus désormais prêtée à personne pour y donner des concerts. Or, personne, c’était moi ; car, à deux ou trois exceptions près, aucun autre que moi n’y avait donné de grandes exécutions musicales depuis vingt ans.
Des millionnaires qui abondent à Paris, pas un seul n’aurait l’idée de rien faire pour la grande musique. Nous ne possédons pas une bonne salle de concerts publique ; il ne viendrait en tête à aucun de nos Crésus d’en construire une. L’exemple de Paganini a été perdu, et ce que ce noble artiste fit pour moi restera un trait unique dans l’histoire.
Il faut donc compter seulement sur soi-même quand on est compositeur à Paris, produisant des œuvres sérieuses en dehors du théâtre. Il faut se résigner à des exécutions incomplètes, incertaines, et par suite plus ou moins infidèles, faute de répétitions qu’on ne peut payer2 ; à des salles incommodes où les exécutants ni l’auditoire ne peuvent être bien installés ; à des entraves de toute espèce suscitées, sans mauvais vouloir, par les théâtres lyriques dont on est obligé d’employer le personnel musical et qui ont nécessairement à veiller aux intérêts de leur répertoire ; à des impôt écrasants ; à des appréciations hâtives et nécessairement fausses d’œuvres vastes et complexes entendues dans de pareilles conditions, et rarement plus d’une ou deux fois ; et, en dernière analyse, il faut avoir à dépenser beaucoup de temps et beaucoup d’argent, sans compter la force d’âme et de volonté qu’on a l’humiliation d’user contre de pareils obstacles. L’artiste le plus puissamment doué de ces qualités, est alors comme un obus chargé qui va droit son chemin, renverse tout ce qu’il rencontre, laisse une trace, il est vrai, mais ne doit pas moins, au terme de sa course, se briser en éclatant. Je ferais pourtant, en général, tous les sacrifices possibles. Mais il est des circonstances où, cessant d’être généreux, ces sacrifices deviennent éminemment coupables.
Il y a deux ans (1851), au moment où l’état de la santé de ma femme, qui laissait encore alors quelque espoir d’amélioration, m’occasionnait le plus de dépenses, une nuit, j’entendis en songe une symphonie que je rêvais composer. En m’éveillant, le lendemain, je me rappelai presque tout le premier morceau qui (c’est la seule chose dont je me souvienne) était à deux temps (allegro), en la mineur. Je m’approchais de ma table pour commencer à l’écrire, quand je fis soudain cette réflexion : « Si j’écris ce morceau, je me laisserai entraîner à composer le reste. L’expansion à laquelle ma pensée tend toujours à se livrer maintenant, peut donner à cette symphonie d’énormes proportions. J’emploierai peut-être trois ou quatre mois exclusivement à ce travail. (J’en ai bien mis sept pour écrire Roméo et Juliette.) Je ne ferai plus ou presque plus de feuilletons. Mon revenu diminuera d’autant. Puis, quand la symphonie sera terminée, j’aurai la faiblesse de céder aux sollicitations de mon copiste ; je la laisserai copier, je contracterai ainsi tout de suite une dette de mille ou douze cents francs. Une fois les parties copiées, je serai harcelé par la tentation de faire entendre l’ouvrage. Je donnerai un concert dont la recette couvrira à peine la moitié des frais ; c’est inévitable aujourd’hui. Je perdrai ce que je n’ai pas ; je manquerai du nécessaire pour la pauvre malade, et je n’aurai plus ni de quoi faire face à mes dépenses personnelles ni de quoi payer la pension de mon fils sur le vaisseau où il doit monter prochainement. » Ces idées me donnèrent le frisson et je jetai ma plume en disant : « Bah ! demain j’aurai oublié la symphonie ! » La nuit suivante, l’obstinée symphonie vint se présenter encore et retentir dans mon cerveau ; j’entendais clairement l’allegro en la mineur ; bien plus, il me semblait le voir écrit. Je me réveillai plein d’une agitation fiévreuse, je me chantai le thème dont le caractère et la forme me plaisaient extrêmement : j’allais me lever… mais les réflexions de la veille me retinrent encore ; je me roidis contre la tentation, je me cramponnai à l’espoir d’oublier. Enfin, je me rendormis, et le lendemain, au réveil, tout souvenir, en effet, avait disparu pour jamais.
Lâche ! va dire quelque jeune fanatique, à qui je pardonne d’avance son injure, il fallait oser ! il fallait écrire ! il fallait te ruiner ! On n’a pas le droit de chasser ainsi la pensée, de faire rentrer dans le néant une œuvre d’art qui en veut sortir et qui implore la vie ! « Ah ! jeune homme qui me traites de lâche, tu n’as pas subi le spectacle que j’avais alors sous les yeux, sans quoi tu serais moins sévère. Je n’ai pas reculé aux jours où l’on pouvait encore y avoir doute sur des conséquences de mes coups d’audace. Il y avait dans ce temps, à Paris, un petit public d’élite qui s’y intéressait. Mais quand j’étais sûr de trouver au bout de toute entreprise musicale le désastreux résultat que je viens de signaler, je n’étais pas lâche de m’abstenir, jeune homme ; non, j’ai la conscience d’avoir été seulement humain ; et, tout en me croyant aussi dévoué à l’art que toi, et que bien d’autres, je crois l’honorer en ne le traitant pas de monstre avide de victimes humaines et en prouvant qu’il m’a laissé assez de raison pour distinguer le courage de la férocité. Si j’ai cédé peu à peu à l’entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée, c’est que ma position n’est plus la même, d’aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. De plus, j’ai la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en Allemagne, où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes. J’y vais maintenant fréquemment, j’y ai fait quatre voyages pendant les derniers dix-huit mois3. On m’y accueille de mieux en mieux ; les artistes m’y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive ; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m’ont comblé de marques d’amitié pour lesquelles je manque d’expressions de reconnaissance. Je n’ai qu’à me louer du public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son Antigone,4 la reine, s’intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du matin à mes répétitions et d’y rester jusqu’à une heure après midi quelquefois, pour mieux pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des procédés ! Avec quelle joie, quels mouvements d’enthousiasme, il m’entretenait de mon ouverture du Roi Lear : « Votre orchestre parle, monsieur Berlioz ; vous n’avez pas besoin de paroles. J’ai suivi toutes les scènes : l’entrée du roi dans son conseil, et l’orage sur la bruyère, et l’affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia ! Ah ! cette Cordelia ! comme vous l’avez peinte ! comme elle est timide et tendre ! »
La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans mon programme deux morceaux de Roméo et Juliette, dont l’un surtout lui est particulièrement cher, la scène d’amour (l’adagio). Le roi m’a ensuite formellement demandé de revenir l’hiver prochain pour organiser au théâtre l’exécution de l’œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n’ai donné encore à Hanovre que des fragments. « Si vous ne trouvez pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s’il le faut. Vous serez content. » De son côté, le nouveau grand-duc de Weimar m’a dit en me quittant à la dernière visite que je lui ai faite :
« Donnez-moi votre main, monsieur Berlioz, que je la serre ; et n’oubliez pas que le théâtre de Weimar vous est toujours ouvert. »
Je serais bien ingrat si je ne rappelais encore ici toutes les marques de bonté que j’ai reçues du roi de Prusse, de Mme la princesse de Prusse, de l’empereur d’Autriche, et les précieuses et nombreuses faveurs que je dois à la cour de Saxe et à la bienveillante intervention de l’intendant du théâtre de Dresde, M. le baron de Lüttichau.
Il était question dernièrement de mettre en scène à Dresde mon opéra de Cellini, que cet admirable Liszt a déjà ressuscité à Weimar. Certainement alors j’irais en diriger les premières représentations. Au reste, je n’ai pas à m’occuper ici de l’avenir, et je me suis peut-être trop appesanti sur le passé, bien que j’aie laissé dans l’ombre une bonne moitié de mon roman.
Je finis en remerciant avec effusion la sainte Allemagne où le culte de l’art s’est conservé pur ; et toi, généreuse Angleterre ; et toi, Russie qui m’as sauvé ; et vous, mes bons amis de France, et vous, cœurs et esprits élevés de toutes les nations que j’ai connus. Ce fut pour moi un bonheur de vous connaître ; je garde et je garderai fidèlement de nos relations le plus cher souvenir. Quant à vous, maniaques, dogues et taureaux stupides, quant à vous mes Guildenstern, mes Rosencranz5, mes Jago, mes petits Osrick6, Waterflys7 de toute espèce, farewell, my… friends ! je vous méprise, et j’espère bien ne pas mourir sans vous avoir oubliés.
1
La traduction et la
reproduction sont réservées.
2 La
plus ridicule bamboche théâtrale est répétée au moins pendant un mois
presque chaque jour, et j’ai dû produire en
public ma symphonie de Roméo et Juliette, après quatre répétitions,
et tant d’autres ouvrages
après deux
répétitions seulement.
3
Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet m’a
engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival annuel de Bade,
en mettant à ma disposition, pour exécuter mes œuvres, tout ce que je pouvais
demander. Sa générosité, en pareil cas, a dépassé ce qu’ont jamais fait
pour moi les souverains de l’Europe dont j’ai
le plus à me louer.
4
Le roi de Hanovre est aveugle.
5
Faux amis d’Hamlet.
6 Freluquet de cour, dans Hamlet.
7 Mouche d’eau. Insecte
dont la nom vulgaire, en français, est Demoiselle, et qui vole toujours
en sautillant. C’est une expression de Shakespeare, pour désigner Osrick.
HECTOR BERLIOZ.
Paris, 14 octobre 1854.
FIN DES MÉMOIRES D’UN MUSICIEN.
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