Le Monde Illustré No 119. 23 Juillet 1859 [p. 59-61]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite et fin.)
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Serda, la basse, qui, dans Benvenuto Cellini, avait été chargé du rôle du cardinal, prétendait ne pouvoir donner le mi bémol haut, dans son air « A tous péchés pleine indulgence, » et transposant cette note à l’octave inférieure, il faisait un saut de sixte en descendant au lieu d’un mouvement ascendant de tierce, ce qui dénaturait absolument la mélodie. Un jour, il se trouva dans l’impossibilité d’assister à une répétition ; on pria Alizard de l’y remplacer. Celui-ci, avec sa magnifique voix dont on ne voulait pas encore reconnaître la puissance expressive et la beauté, chanta mon air sans le moindre changement, à première vue, et de telle sorte, que l’auditoire de choristes qui l’entourait l’applaudit chaleureusement. Serda apprit ce succès, et, le lendemain il trouva le mi bémol. Remarquez que ce même Serda, qui prétendait ne pouvoir donner cette note dans mon air, atteignait sans difficulté le mi naturel dans son rôle de Saint-Bris des Huguenots.
Je reviens au Freyschütz.
On ne manqua pas de vouloir y introduire un ballet. Tous mes efforts pour l’empêcher étant inutiles, je proposai de composer une scène chorégraphique, indiquée par Weber lui-même dans son rondeau de piano, l’Invitation à la valse, et j’instrumentai pour l’orchestre ce charmant morceau. Mais le chorégraphe, au lieu de suivre le plan tout tracé dans la musique, ne sut trouver que des lieux communs de danse, des combinaisons banales qui devaient fort médiocrement charmer le public. Pour remplacer alors la qualité par la quantité, on exigea l’addition de trois autres pas. Or, voilà les danseurs qui se fourrent dans la tête que j’avais dans mes symphonies des morceaux très-convenables à la danse et qui compléteraient on ne peut mieux le ballet. Ils en parlent à M. Pillet ; celui-ci abonde dans leur sens et vient me demander d’introduire, dans la partition de Weber, le Bal de ma Symphonie fantastique et la Fête de Roméo et Juliette.
Le compositeur allemand Dessauer se trouvait alors à Paris, et fréquentait assidûment les coulisses de l’Opéra. A la proposition du directeur, je me bornai à répondre : « Je ne puis consentir à introduire dans le Freyschütz de la musique qui ne soit pas de Weber ; mais, pour vous prouver que ce n’est point par un respect exagéré et déraisonnable pour le grand maître, voilà Dessauer qui se promène là-haut au fond de la scène, allons lui soumettre votre idée ; s’il l’approuve, je m’y conformerai ; sinon, je vous prie de ne m’en plus parler. » Aux premiers mots du directeur, Dessauer, se tournant vivement vers moi, me dit : « Oh ! Berlioz, ne faites pas cela. — Vous l’entendez, » dis-je à M. Pillet. En conséquence, il n’en fut plus question. Nous prîmes des airs de danse dans Obéron et dans Preciosa, et le ballet fut ainsi complété avec des compositions de Weber. Mais, après quelques représentations, les airs dePreciosa et d’Obéron disparurent ; puis on coupa à tort et à travers dans l’Invitation à la valse, qui, ainsi transformée en morceau d’orchestre, avait pourtant obtenu un très-grand succès. Quand M. Pillet eut quitté la direction de l’Opéra, on en vint, pour le Freyschütz, à retrancher une partie du final du troisième acte ; on osa supprimer enfin, dans ce même troisième acte, tout le premier tableau, où se trouvent la sublime prière d’Agathe et la scène des jeunes filles, et l’air si romantique d’Annette avec alto solo.
Et c’est ainsi déshonoré qu’on représente aujourd’hui le Freyschütz à l’Opéra de Paris. Ce chef-d’œuvre de poésie, d’originalité et de passion sert de lever de rideau aux plus misérables ballets, et doit, en conséquence, se déformer pour leur faire place. Si quelque nouvelle œuvre chorégraphique vient à naître plus développée que ses devancières, on rognera le Freyschütz de nouveau, sans hésiter. Et comme on exécute ce qu’il en reste2 ! Quelle lâche somnolence dans les mouvements ! quelle discordance dans les ensembles ! quelle interprétation plate, stupide et révoltante de tout par tous !… Soyez donc un inventeur, un porte-flambeau, un homme inspiré, un génie, pour être ainsi lacéré, tronqué, défiguré.
LIV
Je suis forcé d’écrire des feuilletons. — Mon désespoir. — Velléités de suicide.
Mon existence, après cette époque, ne présente aucun événement musical digne d’être cité. Je restai à Paris, occupé presque uniquement de mon métier, je ne dirai pas de critique, mais de feuilletoniste, ce qui est bien différent. Le critique (je le suppose honnête et intelligent) n’écrit que s’il a une idée, s’il veut éclairer une question, combattre ou soutenir un système, s’il veut louer ou blâmer. Alors, il a des motifs qu’il croit réels pour exprimer son opinion, pour distribuer le blâme ou l’éloge. Le malheureux feuilletoniste obligé d’écrire sur tout ce qui est du domaine de son feuilleton (triste domaine, marécage rempli de sauterelles et de crapauds !), ne veut rien que l’accomplissement de la tâche qui lui est imposée ; il n’a bien souvent aucune opinion au sujet des choses sur lesquelles il est forcé d’écrire ; ces choses-là n’excitent ni sa colère, ni son admiration ; elles ne sont pas. Et pourtant, il faut qu’il ait l’air de croire à leur existence, l’air d’avoir une raison pour leur accorder son attention, l’air de prendre parti pour ou contre. La plupart de mes confrères savent sans peine, souvent même avec une facilité charmante, se tirer de ce mauvais pas. Pour moi, quand je parviens à en sortir, c’est avec des efforts aussi longs que douloureux, et qui m’exaspèrent jusqu’à la rage. Je suis demeuré une fois trois jours entiers enfermé dans ma chambre pour écrire un feuilleton sur l’opéra-comique sans pouvoir le commencer. Je ne me souviens pas de l’œuvre dont j’avais à parler (une semaine après sa première représentation, j’en avais oublié le nom pour jamais) ; mais les tortures que j’éprouvai pendant ces trois jours, avant de trouver les trois premières lignes de mon article, certes ! je me les rappelle. Les lobes de mon cerveau semblaient être prêts à se disjoindre. J’avais comme des cendres brûlantes dans les veines. Tantôt je restais accoudé sur ma table, tenant ma tête à deux mains ; tantôt je marchais à grands pas, comme un soldat en sentinelle par un froid de vingt-cinq degrés. Je me mettais à la fenêtre, regardant les jardins environnants, les hauteurs de Montmartre, le soleil couchant… aussitôt la rêverie m’emportait à mille lieues de mon maudit opéra-comique. Et quand, en me retournant, mes yeux retombaient sur son maudit titre, écrit en tête de la maudite feuille de papier, blanche encore et attendant obstinément les autres mots dont je devais la couvrir, je me sentais envahir par le désespoir. J’avais une guitare appuyée contre ma table, d’un coup de pied je lui crevai le ventre… Sur ma cheminée, deux pistolets me regardaient avec leurs yeux ronds… je les considérai très-longtemps… puis j’en vins à me bosseler le crâne à grands coups de poing. Enfin, comme un écolier qui ne peut pas faire son thème, je pleurai avec une indignation furieuse en m’arrachant les cheveux. Cette eau salée sortie de mes yeux sembla me soulager un peu. Je tournai contre le mur le canon de mes pistolets qui me regardaient toujours. J’eus pitié de mon innocente guitare, et, la reprenant, je lui demandai quelques accords qu’elle me donna sans rancune. Mon fils, âgé de six ans, vint en ce moment frapper à ma porte ; par suite de ma mauvaise humeur, je l’avais injustement grondé le matin. Comme je n’ouvrais pas : « Père, me cria-t-il, veux-tu être-z-amis ? » Et, courant lui ouvrir : « Oui, mon garçon, soyons-z-amis ! Viens ! » Je le pris sur mes genoux, j’appuyai sa blonde tête sur ma poitrine, et nous nous endormîmes tous les deux.
Je venais de renoncer à trouver le début de mon article : c’était le soir du troisième jour.
Le lendemain, je parvins enfin, je ne sais comment, à écrire je ne sais quoi, sur je ne sais qui. . . . . . . . . . . . .
Il y a quinze ans de cela !… et mon supplice dure encore… Damnation ! exécration ! extermination ! en être toujours là ! Qu’on me donne donc des partitions à écrire, des orchestres à conduire, des répétitions à diriger ; qu’on me fasse rester huit heures, dix heures même, debout, le bâton de conducteur à la main, exercer des choristes sans instrument pour les accompagner, leur chantant moi-même leurs répliques tout en marquant la mesure, jusqu’à ce que la voix me manque, jusqu’à ce que je crache le sang et que la crampe m’arrête le bras ; qu’on me fasse porter des pupitres, des contre-basses, des harpes, déplacer des estrades, clouer des planches, comme un commissionnaire ou un charpentier ; qu’on m’oblige ensuite, pour me reposer, à corriger, pendant la nuit, les fautes des graveurs ou des copistes ; je l’ai fait, je le fais, je le ferai ; cela tient à ma vie musicale, et je le supporte sans me plaindre, sans y songer même, comme le chasseur endure le froid, le chaud, la faim, la soif, le soleil, les averses, la poussière, la boue et les mille fatigues de la chasse ! Mais sempiternellement feuilletoniser pour vivre ! écrire des riens sur des riens ! donner de tièdes éloges à d’insupportables fadeurs ! parler ce soir d’un grand maître et demain d’un crétin avec le même sérieux, dans la même langue ! employer son temps, son intelligence, son courage, sa patience à ce labeur, avec la certitude de ne pouvoir au moins être utile à l’art en détruisant quelques abus, en arrachant des préjugés, en éclairant l’opinion, en épurant le goût du public, en mettant hommes et choses à leur rang et à leur place ! oh ! c’est le comble de l’humiliation !
1
La
reproduction et la traduction sont interdites.
2 Aujourd’hui, c’est tout différent…
On ne
l’exécute plus
(1859).
HECTOR BERLIOZ.
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