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Le Monde Illustré  No 115. 25 Juin 1859 [p. 414]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

(Suite et fin du chapitre XLIX.)
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     Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d’une fort belle somme, je ne songeai qu’à l’employer musicalement. « Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j’écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d’être dédiée à l’artiste illustre à qui je dois tant. » Pendant que je ruminais ce projet, Paganini dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d’où, hélas, il n’est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais et dont je lui avais parlé. « Je n’ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir. »

     Enfin, après une assez longue indécision, je m’arrêtai à l’idée d’une symphonie avec chœurs, chants et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J’écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique instrumentale ; Emile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers et je commençai.

     Ah ! cette fois, plus de feuilletons, ou du moins presque plus ; j’avais de l’argent, Paganini me l’avait donné pour faire de la musique et j’en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m’interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.

     De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps ! avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chauds rayons de ce soleil d’amour qu’alluma Shakespeare, et me croyant la force d’arriver à l’île merveilleuse où s’élève le temple de l’art pur !

     Il ne m’appartient pas de décider si j’y suis ou non parvenu. Telle qu’elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un véritable succès. Je sentis pourtant aussitôt que j’aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l’étudier sérieusement sous toutes ses faces. A mon inexprimable regret, Paganini ne l’a jamais entendue ni lue. J’espérais toujours le voir revenir à Paris, j’attendais d’ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer ; et, sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant avec tant d’autres poignants regrets, celui d’ignorer s’il eût jugé digne de lui l’œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l’intention de justifier à ses propres yeux ce qu’il avait fait pour l’auteur. Lui aussi parut éprouver un vif chagrin de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me l’exprima dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait encore cette phrase : « Maintenant tout est fait, l’envie ne peut plus que se taire. » Pauvre cher grand ami ! il n’a jamais lu, heureusement, ce qu’ont écrit plusieurs journaux sur le plan de l’ouvrage, sur l’introduction, sur l’adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L’un me reprochait comme une extravagance d’avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l’autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Mab qu’un petit bruit grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième, en parlant de la scène d’amour, de l’adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l’Europe qui le connaissent, mettent maintenant au-dessus de tout ce que j’ai écrit, assurait que je n’avais pas compris Shakespeare !!!  Quand on me prouvera cela…

     Jamais critiques plus inattendues ne m’ont plus cruellement blessé ! et, selon l’usage, aucun des aristarques, qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m’a indiqué un seul de ses défauts, que j’ai corrigés plus tard successivement quand j’ai pu les reconnaître.

     M. Frankoski (le secrétaire d’Ernst) m’ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du Scherzo de la fée Mab, j’écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant, et détruisis la première.

     D’après l’avis de M. d’Ortigue, je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poëte m’avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai faites de mon propre mouvement, à force d’étudier l’effet de l’ensemble et des détails de l’ouvrage, en l’entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. Si je n’ai pas trouvé d’autres taches à y effacer, j’ai mis au moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à les découvrir.

     Après cela, que peut un auteur, sinon s’avouer franchement qu’il ne saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre. Quand j’en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée.

     Elle présente des difficultés immenses d’exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu’on ne peut vaincre qu’au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d’orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l’étudier comme on étudie, dans les bons théâtres lyriques, un opéra nouveau, c’est-à-dire à peu près comme si on devait l’exécuter par cœur.

     On ne l’entendra en conséquence jamais à Londres, où l’on ne peut obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n’ont pas le temps de faire de la musique2.

1 La traduction et la reproduction sont réservées.
2 Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties de Roméo et Juliette ont pourtant été entendues à Londres sous ma direction, et jamais plus brillant accueil ne leur fut fait nulle part par le public.

HECTOR BERLIOZ.          

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