Le Monde Illustré No 105. 16 Avril 1859
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite du chapitre XLVI.)
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A peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s’agissait fut-elle apportée à Cherubini, qu’elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d’usage qu’on fit exécuter l’une de ses messes funèbres (car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu’il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d’un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l’hérésie dans l’école, l’irrita profondément. Tous ses amis et élèves partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l’orage et le diriger sur moi ; c’est-à-dire pour obtenir qu’on dépossédât le jeune homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats, à la rédaction duquel j’étais attaché depuis peu, et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active bienveillance, lorsque M. X..... s’y présenta. Je devinai, du premier coup, l’objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant, un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l’air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l’accueillirent, il changea instantanément de batteries. M. X..... ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine dont la porte resta ouverte, je l’entendis dire « que Cherubini était extraordinairement affecté de ce qui arrivait, mais affecté au point d’en être malade au lit ; qu’il venait, lui M. X...., prier M. Bertin d’user de son pouvoir pour faire obtenir, à titre de consolation, la croix de commandeur de la Légion d’honneur à l’illustre maître. » La voix sévère de M. Bertin l’interrompit alors par ces paroles : « Oui, mon cher monsieur, nous ferons ce que vous voudrez pour qu’on accorde à Cherubini une distinction bien méritée. Mais s’il s’agit du Requiem, si l’on propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien et s’il a la faiblesse de céder d’un cheveu, je ne lui reparlerai de ma vie. » M. X..... dut se retirer avec cette réponse.
Ainsi l’illustre maître, qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu’il ne digéra jamais.
Maintenant nouvel incident… Je n’incrimine personne, je raconte le fait brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.
Le général B… m’ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté à des conditions que je dirai tout à l’heure, j’allais commencer mes répétitions, quand M. C… me fit appeler. « Vous savez, me dit-il, que Habeneck a de tout temps été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles. (Allons, bon ! pensai-je, autre tuile qui me tombe sur la tête !) Vous êtes maintenant dans l’habitude de conduire vous-même l’exécution de vos ouvrages, il est vrai ; mais Habeneck est un vieillard (encore un !) et je sais qu’il éprouvera une peine très-vive de ne pas présider à celle de votre Requiem. En quels termes êtes-vous avec lui ? — En quels termes ? nous sommes brouillés sans que je sache pourquoi. Depuis trois ans il a cessé de me parler ; j’ignore ses motifs, et n’ai pas, il est vrai, daigné m’en informer. Il a commencé par refuser durement de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est inexplicable. Cependant, comme je vois bien qu’il désire cette fois figurer à la cérémonie du maréchal Damrémont et que cela paraît vous être agréable, je consens à lui céder le bâton, en me réservant toutefois de diriger moi-même une répétition. — Qu’à cela ne tienne, répondit M. C…, je vais l’avertir. »
Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup de soin. Habeneck me parla comme si nos relations n’eussent jamais été interrompues et l’ouvrage parut devoir bien marcher.
Le jour de son exécution dans l’église des Invalides, devant les princes, les ministres, les pairs, les députés, toute la presse française, les correspondants des presses étrangères et une foule immense, j’étais nécessairement tenu d’avoir un grand succès ; un effet médiocre m’eût été fatal, à plus forte raison, un mauvais effet m’eût-il anéanti.
Maintenant, écoutez bien ceci.
Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les uns des autres, et il faut qu’il en soit ainsi pour les quatre orchestres d’instruments de cuivre que j’ai employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au moment de leur entrée, au début du Tuba mirum qui s’enchaîne sans interruption avec le Dies iræ, le mouvement s’élargit du double ; tous les instruments de cuivre éclatent d’abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s’interpellent et se répondent à distance, par des entrées successives échafaudées à la tierce supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l’instant où elle intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical préparé de si longue main, où des moyens exceptionnels et formidables sont employés dans des proportions et des combinaisons que nul n’avait tentées alors et n’a essayées depuis, ce tableau musical du jugement dernier, qui restera, je l’espère, comme quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire qu’une immense et effroyable cacophonie.
Par suite de ma méfiance habituelle, j’étais resté derrière Habeneck, et, lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers qu’il ne pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il y a peut-être deux mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je viens de parler, celle où le mouvement s’élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l’action du chef d’orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J’avais toujours l’œil sur lui ; à l’instant je pivote rapidement sur un talon, et, m’élançant à son côté, j’étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu’à la fin, et l’effet que j’avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé : « Quelle sueur froide j’ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus ! — Oui, je le sais bien ! » répondis-je en le regardant fixément. Je n’ajoutai pas un mot. . . .
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Le succès du Requiem fut grand, en dépit de toutes les intrigues.
1 La traduction et la reproduction sont réservées.
HECTOR BERLIOZ.
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Tayeb;
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