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Le Monde Illustré  No 104. 9 Avril 1859 [p. 231]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

(Suite.)
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XLVI

M. de G… me commande une messe de Requiem. — La fête funèbre de juillet. — La prise de Constantine. 
     — Les amis de Cherubini. — Boa constrictor. — On exécute mon Requiem. — La tabatière d’Habeneck.
     — On ne me paye pas. — Ma fureur. — Mes menaces. — On me paye.

     En 1836, M. de G… était ministre de l’intérieur. Il fut du petit nombre de nos hommes d’État qui s’intéressèrent à la musique, et du nombre plus restreint encore de ceux qui en eurent le sentiment. Désireux de remettre en honneur, en France, la musique religieuse dont on ne s’occupait plus depuis longtemps, il voulut que, sur les fonds du département des beaux-arts, une somme de 3,000 francs fût allouée tous les ans à un compositeur français désigné par le ministre, pour écrire soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le ministre se chargerait en outre, dans la pensée de M. de G…, de faire exécuter, aux frais du gouvernement, l’œuvre nouvelle. « Je vais commencer par Berlioz, dit-il ; il faut qu’il écrive une messe de Requiem, je suis sûr qu’il réussira. » Ces détails m’ayant été donnés par un ami du fils de M. de G…, que je connaissais, ma surprise fut aussi grande que ma joie. Pour m’assurer de la vérité, je sollicitai une audience du ministre, qui me confirma l’exactitude des détails qu’on m’avait donnés. « Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon testament musical. Vous avez reçu l’ordonnance qui vous concerne pour le Requiem ? — Non monsieur, et c’est le hasard seul qui m’a fait connaître vos bonnes intentions à mon égard. — Comment cela se fait-il ? j’avais ordonné, il y a huit jours, qu’elle vous fût envoyée ! C’est un retard occasionné par la négligence des bureaux. Je verrai cela. » 

     Néanmoins, plusieurs jours se passèrent, et l’ordonnance n’arrivait pas. Plein d’inquiétude, je m’adressai alors au fils de M. de G…, qui me mit au fait d’une intrigue dont je n’avais pas le moindre soupçon. M. C…, alors le directeur des Beaux-Arts, n’approuvait point le projet du ministre relatif à la musique religieuse, et moins encore le choix qu’il avait fait de moi pour ouvrir la marche des compositeurs dans cette voie. Il savait en outre que M. de G.… dans quelques jours, ne serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu’à sa sortie la rédaction de son arrêté qui fondait l’institution et m’invitait à composer un Requiem, rien n’était plus facile ensuite que de faire avorter son projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C’est ce qu’avait en tête M. C… Mais M. de G… n’entendait pas qu’on se jouât de lui, et en apprenant par son fils que rien n’était encore fait la veille du jour où il devait quitter le ministère, il envoya enfin à M. C… l’ordre de rédiger l’arrêté et de me l’envoyer sur-le-champ. Ce qui fut fait.

     Ce premier échec de M. C… ne pouvait qu’accroître son mécontentement, et il l’accrut en effet.

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     Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l’œuvre. Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée qu’on me livrait enfin et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l’effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d’un morceau n’était pas esquissé que celui d’un autre se présentait ; dans l’impossibilité d’écrire assez vite, j’avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d’un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu’on n’a pas eu le temps de fixer et qui vous échappent ainsi à tout jamais.

     J’ai en conséquence écrit cet ouvrage avec une grande rapidité et je n’y ai apporté que longtemps après un petit nombre de modifications. On les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par l’éditeur Ricordi, à Milan.

     L’arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes de la révolution de 1830.

     Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les parties séparées de chœur et d’orchestre de mon ouvrage, et, d’après l’avis de M. C…, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une lettre du directeur des beaux-arts vint m’apprendre que la cérémonie funèbre des morts de juillet aurait lieu sans musique et m’enjoindre de suspendre tous mes préparatifs. Le ministre de l’intérieur n’en était pas moins redevable dès ce moment d’une somme considérable envers le copiste et les deux cents choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de ces dettes. Quant à ce qu’on me devait à moi, je n’osais même en parler tant on paraissait éloigné d’y songer. Je commençais à perdre patience quand un jour, au sortir du cabinet de M. C…, et après une scène très-vive que j’avais eue avec lui à ce sujet, le canon des Invalides annonça la prise de Constantine. Deux heures après je fus prié en toute hâte de retourner au ministère. M. C… venait de trouver le moyen de se débarrasser de moi. Le général Damrémont ayant péri sous les murs de Constantine, un service solennel pour lui et les soldats français morts pendant le siége, allait avoir lieu dans l’église des Invalides. Cette cérémonie regardait le ministère de la guerre, et le général B…, qui occupait alors ce ministère, consentait à y faire exécuter mon Requiem. Telle fut la nouvelle inespérée que j’appris en arrivant chez M. C… 

     Mais c’est ici que le drame se complique et que les incidents les plus graves vont se succéder. Je recommande aux pauvres jeunes artistes qui me liront de profiter au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui m’arriva. Ils acquerront le triste avantage de se méfier de tout et de tous, quand ils se trouveront dans une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu’aux paroles, et de se précautionner contre l’enfer et le ciel.

1 La traduction et la reproduction sont réservées.

HECTOR BERLIOZ.          

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; 
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