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Le Monde Illustré  No 97. 19 Février 1859 [p. 118-119]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

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(Suite du chapitre XXIX.)

     Je n’oublierai jamais la physionomie de Paris pendant ces journées célèbres, et les ébouriffantes gasconnades de quelques jeunes gens qui, après avoir fait preuve d’une intrépidité réelle, trouvaient le moyen de la rendre ridicule, par la manière dont ils racontaient leurs exploits et par les ornements grotesques qu’ils ajoutaient à la vérité. 

    Ainsi, pour avoir, non sans de grandes pertes, pris la caserne de cavalerie de la rue de Babylone, ils se croyaient obligés de dire avec un sérieux digne des soldats d’Alexandre : Nous étions à la prise de Babylone ! 

   La phrase convenable eût été trop longue ; d’ailleurs on la répétait si souvent que l’abréviation devenait indispensable. Et avec quelle sonorité pompeuse et quel accent circonflexe sur l’o on articulait ce nom de Babylône !… O Parisiens ! farceurs.. gigantesques, si l’on veut, mais aussi gigantesques farceurs ! ! 

     Et la musique, et les chants, et les voix rauques dont retentissaient les rues, il faut les avoir entendus pour s’en faire une idée.

     Ce fut pourtant quelques jours après cette révolution harmonieuse que je reçus une impression, ou, pour mieux dire, une secousse musicale d’une violence extraordinaire. Je traversais la cour du Palais-Royal, quand je crus entendre sortir d’un groupe une mélodie à moi bien connue. Je m’approche et je reconnais que dix à douze jeunes gens chantaient en effet une hymne guerrière de ma composition, dont les paroles, traduites des Irish melodys de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de circonstance. 

    Ravi de la découverte, comme un auteur fort peu accoutumé à ce genre de succès, j’entre dans le cercle des chanteurs et leur demande la permission de me joindre à eux. On me l’accorde en y ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était parfaitement inutile. Mais je m’étais gardé de trahir mon incognito, et je me souviens même d’avoir soutenu une assez vive discussion avec celui de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu’il donnait à mon morceau. Heureusement je regagnai ses bonnes grâces en chantant correctement ma partie dans le Vieux drapeau de Béranger, dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l’instant d’après. Dans les entr’actes de ce concert en plein vent, trois gardes nationaux, nos protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l’auditoire, leurs schako à la main, et faisaient la quête pour les blessés des trois journées. Le fait parut bizarre aux Parisiens, et cela suffit pour assurer le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber en abondance les pièces de monnaie, qui sans doute fussent restées fort tranquillement dans la bourse de leurs propriétaires, s’il n’y avait eu, pour les en faire sortir, que le charme de nos accords. Mais l’assistance devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux nouveaux Orphées se rétrécissait à chaque instant, et la force armée qui nous protégeait allait se voir impuissante contre cette marée montante de curieux. Nous nous échappons à grand peine. Le flot nous poursuit. Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés, traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos chants. Une mercière, dont le magasin s’ouvrait sous la rotonde vitrée de la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison, d’où nous pouvions sans courir le risque d’être étouffés, verser des torrents d’harmonie sur nos ardents admirateurs. La proposition est acceptée et nous commençons le grand chant du jour. Aux premières mesures, la bruyante cohue qui s’agitait sous nos pieds s’arrête et se tait. Le silence n’est pas plus profond ni plus solennel sur la place Saint-Pierre, quand du haut du balcon pontifical le pape donne sa bénédiction urbi et orbi. Après le second couplet, on se tait encore ; après le troisième, même silence. Ce n’était pas mon compte. A la vue de cet immense concours de peuple, je m’étais rappelé que je venais d’arranger le chant de Rouget de Lisle à grand orchestre et à double chœur, et qu’au lieu de ces mots Ténorsss, Baes, j’avais écrit à la tablature de la partition : Tout ce qui a une voix, un cœur, et du sang dans les veines. Ah ! ah ! me dis-je, voilà mon affaire. J’étais donc extrêmement désappointé du silence obstiné de nos auditeurs. Mais, à la quatrième strophe, n’y tenant plus, je leur crie : « Eh ! sacredieu ! chantez donc. » Le peuple alors de lancer le brûlant refrain avec l’ensemble et l’énergie d’un chœur exercé. Il faut se figurer que la galerie qui aboutissait à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore, fermé à droite et à gauche par les cloisons en planches des boutiques, en haut par des vitraux et en bas par des dalles retentissantes ; et l’on imaginera peut-être quel fut l’effet de cette explosion de voix… Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.

     Je viens de dire que dans l’effervescence révolutionnaire qui suivit les journées de juillet, j’avais arrangé la Marseillaise pour deux chœurs et une grande masse instrumentale. Je dédiai mon travail à l’auteur de cette hymne immortelle, et ce fut à ce sujet que Rouget de Lisle m’écrivit la lettre suivante, que j’ai précieusement conservée :

Choisy-le-Roi, 20 décembre 1830.

    « Nous ne nous connaissons pas, monsieur Berlioz ; voulez-vous que nous fassions connaissance ? Votre tête paraît être un volcan toujours en éruption. Dans la mienne, il n’y eut jamais qu’un feu de paille qui s’éteint en fumant encore un peu. Mais enfin, de la richesse de votre volcan et des débris de mon feu de paille combinés, il peut résulter quelque chose. J’aurais à cet égard une et peut-être deux propositions à vous faire. Pour cela, il s’agirait de nous voir et de nous entendre. Si le cœur vous en dit, indiquez-moi un jour où je pourrai vous rencontrer, ou venez à Choisy me demander un déjeuner, un dîner, fort mauvais sans doute, mais qu’un poëte comme vous ne saurait trouver tels, assaisonnés de l’air des champs. Je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour tâcher de me rapprocher de vous et vous remercier de l’honneur que vous avez fait à certaine pauvre créature de l’habiller tout à neuf, et de couvrir, dit-on, sa nudité de tout le brillant de votre imagination. Mais je ne suis plus qu’un misérable ermite éclopé, qui ne fait que des apparitions très-courtes et très-rares dans votre grande ville, et qui, les trois quarts et demi du temps, n’y fait rien de ce qu’il voudrait faire. Puis-je me flatter que vous ne vous refuserez point à cet appel, un peu chanceux pour vous à la vérité, et que, de manière ou d’autre, vous me mettrez à même de vous témoigner de vive voix et ma reconnaissance personnelle, et le plaisir avec lequel je m’associe aux espérances que fondent sur votre audacieux talent les vrais amis du bel art que vous cultivez ?

» Rouget de Lisle. »

    J’ai su plus tard que Rouget de Lisle qui, pour le dire en passant, a fait bien d’autres beaux chants que la Marseillaise, avait en portefeuille un livret d’opéra sur Othello qu’il voulait me proposer. Mais devant partir de Paris le lendemain du jour où je reçus sa lettre, je m’excusai auprès de lui en remettant à mon retour d’Italie la visite que je lui devais. Le pauvre homme mourut dans l’intervalle et je ne l’ai jamais vu.

     Quand le calme eut été rétabli tant bien que mal dans Paris, la machine sociale recommençant à fonctionner, l’Académie des beaux-arts reprit ses travaux. L’exécution de nos cantates du concours eut lieu (au piano toujours) devant les deux aréopages dont j’ai déjà fait connaître la composition2. Et tous les deux, grâce à un morceau que j’ai brûlé depuis lors, ayant reconnu ma conversion aux saines doctrines, m’accordèrent enfin, enfin, enfin… le premier prix. J’avais éprouvé de très-vifs désappointements aux concours précédents où je n’avais rien obtenu ; je ressentis peu de joie quand Pradier, le statuaire, sortant de la salle des conférences de l’Académie, vint me trouver dans la bibliothèque où j’attendais mon sort, et me dit vivement en me serrant la main : « Vous avez le prix ! » A le voir si joyeux et à me voir si froid, on eût dit que j’étais l’académicien et qu’il était le lauréat. Je ne tardai pourtant pas à apprécier les avantages de cette distinction. Avec mes idées sur l’organisation du concours, elle devait flatter médiocrement mon amour-propre ; mais elle représentait un succès officiel dont l’orgueil de mes parents serait certainement satisfait ; elle me donnait une pension de mille écus, mes entrées à tous les théâtres lyriques ; c’était un diplôme, un titre, et l’indépendance, presque l’aisance pendant cinq ans.

1 La traduction et la reproduction sont interdites. 
2 Dan un des chapitres supprimés. 

HECTOR BERLIOZ.          

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