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Le Monde Illustré  No 95. 5 Février 1859 [p. 90-91]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

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(Suite du chapitre XXVI.)

    Le Théâtre des Nouveautés, s’étant mis depuis quelque temps à jouer des opéras-comiques, avait un assez bon orchestre dirigé par Bloc. Celui-ci m’engagea à proposer ma nouvelle œuvre aux directeurs de ce théâtre et à organiser avec eux un concert pour la faire entendre. Ils y consentirent, séduits seulement par l’étrangeté du programme de la symphonie, qui leur parut devoir exciter la curiosité de la foule. Mais, voulant obtenir une exécution grandiose, j’invitai au dehors plus de quatre-vingts artistes qui, réunis à ceux de l’orchestre de Bloc, formaient un total de cent trente musiciens. Il n’y avait rien de préparé pour disposer convenablement une pareille masse instrumentale ; ni la décoration nécessaire, ni les gradins, ni même les pupitres. Avec ce sang-froid des gens qui ne savent pas en quoi consistent les difficultés, les directeurs répondaient à toutes mes demandes à ce sujet : « Soyez tranquille, on arrangera cela ;  nous avons un machiniste intelligent. » Mais quand le jour de la répétition arriva, quand mes cent trente musiciens voulurent se ranger sur la scène, on ne sut où les mettre. J’eus recours à l’emplacement du petit orchestre d’en bas ; ce fut à peine si les violons seulement purent s’y caser. Un tumulte à rendre fou un auteur, même plus calme que moi, éclata sur le théâtre. On demandait des pupitres, les charpentiers cherchaient à confectionner précipitamment quelque chose qui pût en tenir lieu ; le machiniste jurait en cherchant ses fermes et ses portants ; on criait ici pour des chaises, là pour des instruments, là pour des bougies ; il manquait des cordes aux contre-basses ; il n’y avait point de place pour les timbales, etc., etc. Le garçon d’orchestre ne savait auquel entendre ; Bloc et moi nous nous mettions en quatre, en seize, en trente-deux. Vains efforts ! l’ordre ne put naître et ce fut une véritable déroute, un passage de la Bérésina de musiciens.

    Bloc voulut néanmoins, au milieu de ce chaos, essayer au moins deux morceaux, « pour donner aux directeurs, disait-il, une idée de la symphonie. » Nous répétâmes, comme nous pûmes, avec cet orchestre en désarroi, le Bal et la Marche au supplice. Ce dernier morceau excita parmi les exécutants des clameurs et des applaudissements frénétiques. Néanmoins, le concert n’eut pas lieu. Les directeurs, épouvantés par un tel remue-ménage, reculèrent devant l’entreprise. Il y avait à faire des préparatifs trop considérables et trop longs ; ils ne savaient pas qu’il fallût tant de choses pour une symphonie

    Et tout mon plan fut renversé faute de pupitres et de quelques planches… C’est depuis lors que je me préoccupe si fort du matériel de mes concerts. Je sais trop ce que la moindre négligence à cet égard peut amener de désastres.

XXVII

J’écris une fantaisie sur la Tempête de Shakespeare. — Son exécution à l’Opéra.

    M. Girard était, dans le même temps, chef d’orchestre du Théâtre-Italien. Pour me consoler de ma mésaventure, il eut l’idée de me faire écrire une autre composition moins longue que ma Symphonie fantastique, s’engageant à la faire exécuter avec soin au Théâtre-Italien et sans embarras. Je me mis au travail pour une fantaisie dramatique avec chœurs sur la Tempête de Shakespeare. Mais quand elle fut terminée, M. Girard n’eut pas plus tôt jeté un coup d’œil sur la partition qu’il s’écria : « C’est encore trop grand de formes ; il y a trop de moyens employés ; nous ne pouvons pas organiser au Théâtre-Italien l’exécution d’une composition semblable. Il n’y a pour cela que l’Opéra. » Sans perdre un instant, je vais chez M. Lubbert, directeur de l’Académie royale de musique, lui proposer mon morceau. A mon grand étonnement, il consent à l’admettre dans une représentation qu’il devait donner prochainement au bénéfice de la caisse des pensions. Mon nom ne lui était pas inconnu ; mon premier concert du Conservatoire avait fait quelque bruit, M. Lubbert avait lu les journaux qui en avaient parlé. Bref, il eut confiance, ne me fit subir aucun humiliant examen de la partition, me donna sa parole et la tint religieusement. C’était, on en conviendra, un directeur comme on n’en voit guère. Dès que les parties furent copiées, on mit à l’étude à l’Opéra les chœurs de ma Fantaisie. Tout marcha régulièrement et très-bien. La répétition générale fut brillante. Mais admirez mon bonheur ! Le lendemain, jour de l’exécution, une heure avant l’ouverture de l’Opéra, un orage éclate, orage comme on n’en avait peut-être jamais vu à Paris depuis cinquante ans. Une véritable trombe d’eau transforme chaque rue en torrent ou en lac ; le moindre trajet, à pied comme en voiture, devient à peu près impossible ; et la salle de l’Opéra reste déserte pendant toute la première moitié de la soirée, précisément à l’heure où ma Fantaisie sur la Tempête(damnée tempête) devrait être exécutée. Elle fut donc entendue de deux ou trois cents personnes à peine, y compris les exécutants ; et je donnai ainsi un véritable coup d’épée dans l’eau.

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XXVIII

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XXIX

Quatrième concours à l’Institut. — J’obtiens le prix. — La révolution de Juillet. — 
    La prise de Babylone. — La Marseillaise. — Rouget de Lisle.

    Le concours de l’Institut eut lieu, cette année-là, un peu plus tard que de coutume : il fut fixé au 15 juillet. Je m’y présentai pour la cinquième fois, bien résolu, quoi qu’il arrivât, de n’y plus reparaître. C’était en 1830. Je terminais ma cantate quand la révolution éclata :

Et lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dalles 
     Des ponts et de nos quais déserts ;
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
     Sifflait et pleuvait par les airs ;
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, 
     Le peuple soulevé grondait ;
Et qu’au lugubre accent des vieux canons de fonte 
     La Marseillaise répondait2.

    L’aspect du palais de l’Institut, habité par de nombreuses familles, était alors curieux ; les biscaïens traversaient les portes barricadées, les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et dans les moments de silence entre les décharges, les hirondelles reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et j’écrivais, j’écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s’aplatir près de mes fenêtres, contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille3, jusqu’au lendemain.

1 La traduction et la reproduction sont interdites. 
2 Iambes, d’Auguste Barbier. 
3 Expression du même poëte. 

HECTOR BERLIOZ.          

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ERRATUM. — Dans l’article intitulé : Mémoires d’un musicien, contenu dans notre dernier numéro, lisez à la page 71, 2e colonne, 14e ligne :  Je m’astreindrais, comme l’année dernière, au lieu de : Je m’abstiendrais, etc.

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Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 1er juillet 2011.

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