Le Monde Illustré No 89. 25 Décembre 1858 [p. 406-407]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite.)
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XIV
Concours à l’Institut. — On déclare ma cantate inexécutable.—
Mon adoration pour Gluck et Spontini. — Arrivée de Rossini.
L’époque du concours de l’Institut étant revenue, je m’y présentai de nouveau. Cette fois, je fus admis. On nous donna à mettre en musique une scène lyrique à grand orchestre, dont le sujet était Orphée déchiré par les bacchantes. Je crois que mon dernier morceau n’était pas sans valeur ; mais le médiocre pianiste, chargé, selon l’usage, d’accompagner ma partition, ou plutôt d’en représenter l’orchestre sur le piano, n’ayant pu se tirer de la bacchanale, la section de musique de l’Institut, composée de Cherubini, Paer, Lesueur, Berton, Boïeldieu et Catel, me mit hors de concours, en déclarant ma cantate inexécutable.
Après l’égoïsme des maîtres qui ont peur des commençants et les repoussent, il me restait à connaître l’absurdité tyrannique des institutions qui les étranglent. Kreutzer m’empêcha d’obtenir peut-être un succès dont les avantages, pour moi, eussent alors été considérables, les académiciens, en m’appliquant la lettre d’un règlement ridicule, m’enlevèrent la chance d’une distinction, sinon brillante, au moins encourageante, et m’exposèrent aux plus funestes conséquences du désespoir et d’une indignation concentrée.
Un congé de quinze jours m’avait été accordé par le théâtre des Nouveautés pour le travail de ce concours ; dès qu’il fut expiré, je dus reprendre ma chaîne. Mais presque aussitôt je tombai gravement malade ; une esquinancie faillit m’emporter. Antoine courait les aventures ; il me laissait seul des journées entières et une partie de la nuit ; je n’avais ni domestique ni garde pour me servir. Je crois que je serais mort un soir sans secours, si, dans un paroxysme de douleur, je n’eusse, d’un hardi coup de canif, percé au fond de ma gorge l’abcès qui m’étouffait. Cette opération peu scientifique fut le signal de ma convalescence. J’étais presque rétabli, quand mon père, vaincu par tant de constance, et inquiet sans doute sur mes moyens d’existence qu’il ne connaissait pas, me rendit ma pension. Grâce à ce retour inespéré de la tendresse paternelle, je pus renoncer à ma place de choriste. Ce ne fut pas un médiocre bonheur ; car, indépendamment de la fatigue physique dont ce service quotidien m’accablait, la stupidité de la musique que j’avais à subir dans ces petits opéras semblables à des vaudevilles, et dans ces grands vaudevilles singeant des opéras, eût fini par me donner le choléra ou me frapper d’idiotisme. Les musiciens dignes de ce nom et qui savent quels sont en France nos théâtres semi-lyriques, peuvent seuls comprendre ce que j’ai souffert.
Je pus reprendre ainsi, avec un redoublement d’ardeur, mes soirées de l’Opéra, dont les exigences du triste métier que je faisais au théâtre des Nouveautés m’avaient imposé le sacrifice. J’étais alors adonné tout entier à l’étude et à l’adoration de la grande musique dramatique. N’ayant jamais entendu, en fait de concerts sérieux, que ceux de l’Opéra, dont la froideur et la mesquine exécution n’étaient pas propres à me passionner bien vivement, mes idées ne s’étaient point tournées du côté de la musique instrumentale. Les symphonies de Haydn et de Mozart, compositions du genre intime en général, exécutées par un trop faible orchestre, sur une scène trop vaste et mal disposée pour la sonorité, n’y produisaient pas plus d’effet que si on les eût joués dans la plaine de Grenelle ; cela paraissait confus, petit et glacial. Beethoven, dont j’avais lu deux symphonies et entendu un andante seulement, m’apparaissait bien, au loin, comme un soleil, mais comme un soleil obscurci par d’épais nuages. Weber n’avait pas encore produit ses chefs-d’œuvre, son nom même nous était inconnu. Quant à Rossini et au fanatisme qu’il excitait depuis peu dans le monde fashionable de Paris, c’était pour moi le sujet d’une colère d’autant plus violente que cette nouvelle école se présentait naturellement comme l’antithèse de celles de Gluck et de Spontini. Ne concevant rien de plus magnifiquement beau et vrai que les œuvres de ces grands maîtres, le mépris de certaines convenances dramatiques, la reproduction continuelle d’une formule de cadence, l’éternel et puéril crescendo et la brutale grosse caisse de Rossini m’exaspéraient au point de m’empêcher de reconnaître, jusque dans son chef-d’œuvre (le Barbier), si finement instrumenté d’ailleurs2, les étincelantes qualités de son génie.
XV
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XVI
(Apparition de Weber à l’Odéon.)
Au milieu de cette période brûlante de mes études musicales, au plus fort de la fièvre causée par ma passion pour Gluck et Spontini et par l’aversion que m’inspiraient les doctrines et les formes rossiniennes, Weber apparut. Le Freyschütz, non point dans sa beauté originale, mais mutilé, vulgarisé, torturé et insulté de mille façons par un arrangeur, le Freyschütz transformé en Robin des Bois, fut représenté à l’Odéon. Il eut pour interprètes un jeune orchestre admirable, un chœur médiocre et des chanteurs affreux. Une femme seulement, Mme Pouilley, chargée du personnage d’Agathe (appelée Annette par le traducteur) possédait un assez joli talent de vocalisation, mais rien de plus. D’où il résulta que son rôle entier, chanté sans intelligence, sans passion, sans le moindre élan d’âme, fut à peu près annihilé. Le grand air du second acte surtout, exécuté par elle avec un imperturbable sang-froid, avait le charme d’une vocalise de Bordogni et passait presque inaperçu. J’ai été longtemps à découvrir les trésors d’inspiration qu’il renferme.
La première représentation fut accueillie par les sifflets et les rires de toute la salle. La walse et le chœur des chasseurs, qu’on avait remarqués dès l’abord, excitèrent le lendemain un tel enthousiasme, qu’ils suffirent bientôt à faire tolérer le reste de la partition et à attirer la foule à l’Odéon.
Plus tard, la chansonnette des jeunes filles au troisième acte, et la prière d’Agathe (raccourcie de moitié) firent plaisir. Après quoi on s’aperçut que l’ouverture avait une certaine verve bizarre et que l’air de Max ne manquait pas d’intentions dramatiques. Puis on s’habitua à trouver comiques les diableries de la scène infernale, et tout Paris voulut voir cet ouvrage biscornu, et l’Odéon s’enrichit, et M. Castil-Blaze, qui avait arrangé le chef-d’œuvre, gagna plus de cent mille francs.
Ce nouveau style, contre lequel mon culte intolérant et exclusif pour les grands classiques m’avait d’abord prévenu, me causa des surprises et des ravissements extrêmes, malgré l’exécution incomplète ou grossière qui en altérait les contours. Toute bouleversée qu’elle fût, il s’exhalait de cette partition un arome sauvage dont la délicieuse fraîcheur m’enivrait. Un peu fatigué, je l’avoue, des allures solennelles de la muse tragique, les mouvements rapides, parfois d’une gracieuse brusquerie, de la nymphe des bois, ses attitudes rêveuses, sa naïve et virginale passion, son chaste sourire, sa mélancolie, m’inondèrent d’un torrent de sensations jusqu’alors inconnues.
Les représentations de l’Opéra furent un peu négligées, cela se conçoit, et je ne manquai pas une de celles de l’Odéon. Mes entrées m’avaient été accordées à l’orchestre de ce théâtre ; bientôt je sus par cœur tout ce qu’on y exécutait de la partition du Freyschütz.
L’auteur lui-même, alors, vint en France. Vingt et un ans se sont écoulés depuis ce jour où pour la première et dernière fois, Weber traversa Paris. Il se rendait à Londres pour y voir tomber un de ses chefs-d’œuvre (Oberon) et mourir. Combien je désirai le voir ! Avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant déjà et peu de temps avant son départ pour l’Angleterre, il voulut assister à la reprise d’Olympie. Ma poursuite fut vaine. Le matin de ce même jour, Lesueur m’avait dit : « Je viens de recevoir la visite de Weber ! Cinq minutes plus tôt vous l’eussiez entendu me jouer sur le piano des scènes entières de nos partitions françaises ; il les connaît toutes ! » En entrant quelques heures après dans un magasin de musique : « Si vous saviez qui s’est assis là tout à l’heure ! — Qui donc ? — Weber. » En arrivant à l’Opéra, et en écoutant la foule répéter : « Weber vient de traverser le foyer ; — il est entré dans la salle ; — il est aux premières loges, » je me désespérais de ne pouvoir enfin l’atteindre. Mais tout fut inutile ; personne ne put me le montrer. A l’inverse des poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de me présenter à lui, je ne parvins pas même à l’apercevoir.
Oh ! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que leurs œuvres font naître ! S’il leur était donné de découvrir ces admirations de cent mille âmes concentrées et enfouies dans une seule, qu’il leur serait doux de s’en entourer, de les accueillir et de se consoler ainsi de l’envieuse haine des uns, de l’inintelligente frivolité des autres, de la tiédeur de tous !
Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du Freyschütz, malgré la conscience qu’il avait sans doute de son génie, Weber, plus qu’un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures mais sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur ; son dernier opéra, Euryanthe, n’avait obtenu qu’un demi-succès. Beethoven, pendant longtemps l’avait méconnu. On conçoit donc qu’il ait pu quelquefois, comme il l’écrivit lui-même, douter de sa mission musicale, et qu’il soit mort du coup qui frappa Oberon.
1
La traduction et la
reproduction sont interdites.
2 Et sans grosse caisse.
HECTOR BERLIOZ.
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Tayeb;
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