Le Monde Illustré No 84. 20 Novembre 1858 [p. 326-327]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite.)
_______
X
Mon père me retire ma pension. — Je retourne à la Côte.
— Les idées de province sur
l’art et sur les artistes. — Désespoir. — Effroi de mon père. —
Il consent à me laisser
revenir à Paris. — Fanatisme de ma mère. — Sa
malédiction.
L’espèce de succès obtenu par la première exécution de ma messe avait un instant ralenti les hostilités de famille dont je souffrais tant, quand un nouvel incident vint les ranimer, en redoublant le mécontentement de mes parents.
Je me présentai au concours de composition musicale qui a lieu tous les ans à l’Institut. Les candidats, avant d’être admis à concourir, doivent subir une épreuve préliminaire, d’après laquelle les plus faibles sont exclus. J’eus le malheur d’être de ceux-là. Mon père le sut, et cette fois, sans hésiter, m’avertit de ne plus compter sur lui si je m’obstinais à rester à Paris, et qu’il me retirait ma pension.
Mon excellent maître lui écrivit aussitôt une lettre pressante pour l’engager à revenir sur cette décision, l’assurant qu’il ne pouvait point y avoir de doutes sur l’avenir musical qui m’était réservé, et que la musique me sortait par tous les pores. Il mêlait à ses arguments, pour démontrer l’obligation où l’on était de céder à ma vocation, certaines idées religieuses dont le poids lui paraissait considérable, et qui, certes, étaient bien les plus malencontreuses qu’il pût choisir dans cette occasion. Aussi la réponse brusque, roide et presque impolie de mon père, ne manqua pas de froisser violemment la susceptibilité et les croyances intimes de Lesueur. Elle commençait ainsi : « Je suis un incrédule, monsieur ! » on juge du reste.
Un vague espoir de gagner ma cause, en la plaidant moi-même, me donna assez de résignation pour me soumettre momentanément. Je revins donc à la Côte.
Après un accueil glacial, mes parents m’abandonnèrent pendant quelques jours à mes réflexions, et me sommèrent enfin de choisir un état quelconque, puisque je ne voulais pas de la médecine. Je répondis que mon penchant pour la musique était unique et absolu, et qu’il m’était impossible de croire que je ne retournasse pas à Paris pour m’y livrer. « Il faut pourtant bien te faire à cette idée, me dit mon père, car tu n’y retourneras jamais. »
A partir de ce moment je tombai dans une taciturnité presque complète, répondant à peine aux questions qui m’étaient adressées, ne mangeant plus, passant une partie de mes journées à errer seul dans les champs et les bois, et le reste enfermé dans ma chambre.
A vrai dire, je n’avais point de projets ; la fermentation sourde de ma pensée et la contrainte que je subissais semblaient avoir entièrement obscurci mon intelligence. Mes fureurs même s’éteignaient, je périssais par défaut d’air.
Un matin, de bonne heure, mon père vint me réveiller : « Lève-toi, me dit-il, et quand tu seras habillé, viens dans mon cabinet, j’ai à te parler ! » J’obéis sans pressentir de quoi il s’agissait. L’air de mon père était grave et triste plutôt que sévère. En entrant chez lui je me préparais néanmoins à soutenir un nouvel assaut, quand ces mots inattendus me bouleversèrent : « Après plusieurs nuits passées sans dormir, j’ai pris mon parti… je consens à te laisser étudier la musique à Paris… mais pour quelque temps seulement ; et si, après de nouvelles épreuves, elles ne te sont pas favorables, tu me rendras bien la justice de déclarer que j’ai fait tout ce qu’il y avait de raisonnable à faire, et te décideras, je suppose, à prendre une autre voie. Tu sais ce que je pense des poëtes médiocres ; les artistes médiocres dans tous les genres ne valent pas mieux ; et ce serait pour moi un chagrin mortel, une humiliation profonde de te voir confondu dans la foule de ces hommes inutiles ! »
Mon père, sans s’en rendre compte, avait montré plus d’indulgence pour les médecins médiocres qui, tout aussi nombreux que les méchants artistes, sont non-seulement inutiles mais fort dangereux ! Il en est toujours ainsi même, pour les esprits d’élite ; ils combattent les opinions d’autrui par des raisonnements d’une justesse parfaite, sans s’apercevoir que ces armes à deux tranchants peuvent être également fatales à leurs plus chères idées.
Je n’en attendis pas davantage pour m’élancer au cou de mon père et promettre tout ce qu’il voulait. « En outre, reprit-il, comme la manière de voir de ta mère diffère essentiellement de la mienne à ce sujet, je n’ai pas jugé à propos de lui apprendre ma nouvelle détermination, et pour nous éviter à tous des scènes pénibles, j’exige que tu gardes le silence et partes pour Paris secrètement. » J’eus donc soin, le premier jour, de ne laisser échapper aucune parole imprudente ; mais ce passage d’une tristesse silencieuse et farouche à une joie délirante, que je ne prenais pas la peine de déguiser, était trop extraordinaire pour ne pas exciter la curiosité de mes sœurs ; et l’aînée fit tant, me supplia avec de si vives instances de lui en apprendre le motif, que je finis par lui tout avouer… en lui recommandant le secret. Elle le garda aussi bien que moi, cela se devine, et bientôt toute la maison, les amis de la maison, et enfin ma mère en furent instruits.
Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir que ma mère, dont les opinions religieuses étaient fort exaltées, y joignait celles dont beaucoup de gens ont encore, de nos jours, le malheur d’être imbus (en France) sur les arts qui, de près ou de loin, se rattachent au théâtre. Pour elle, acteurs, actrices, chanteurs, musiciens, poëtes, compositeurs étaient des créatures abominables, frappées par l’Église d’excommunication et, comme telles, prédestinées à l’enfer. A ce sujet, une de mes tantes (qui m’aime pourtant aujourd’hui bien sincèrement et m’estime encore, je l’espère), la tête pleine des idées libérales de ma mère, me fit un jour une stupéfiante réponse. Discutant avec elle, j’en étais venu à lui dire : « A vous entendre, chère tante, vous seriez fâchée, je crois, que Racine fût de votre famille ! — Eh ! mon ami… la considération avant tout ! » Lesueur faillit étouffer de rire lorsque plus tard, à Paris, je lui citai ce mot caractéristique. Aussi, ne pouvant attribuer une semblable manière de voir qu’à une vieillesse voisine de la décrépitude, il ne manquait jamais, quand il était d’humeur gaie, de me demander des nouvelles de l’ennemie de Racine, ma vieille tante, bien qu’elle fût jeune alors et jolie comme un ange.
Ma mère donc, persuadée qu’en me livrant à la composition musicale (qui, d’après les idées françaises, n’existe pas hors du théâtre), je mettais le pied sur une route conduisant directement à la déconsidération en ce monde et à la damnation dans l’autre, n’eut pas plus tôt vent de ce qui se passait, que son âme se souleva d’indignation. Son regard courroucé m’avertit qu’elle savait tout. Je crus prudent de m’esquiver et de me tenir coi jusqu’au moment du départ. Mais je m’étais à peine réfugié dans mon réduit depuis quelques minutes, qu’elle m’y suivit, l’œil étincelant, et tous ses gestes indiquant une émotion extraordinaire : « Votre père, me dit-elle en quittant le tutoiement habituel, a eu la faiblesse de consentir à votre retour à Paris, il favorise vos extravagants et coupables projets !… Je n’aurai pas, moi, un pareil reproche à me faire, et je m’oppose formellement à ce départ ! — Ma mère !… — Oui, je m’y oppose, et je vous conjure, Hector, de ne pas persister dans votre folie. Tenez, je me mets à vos genoux ; moi, votre mère, je vous supplie humblement d’y renoncer… — Mon Dieu, ma mère, permettez que je vous relève, je ne puis… supporter cette vue… — Non, je reste !… » Et, après un instant de silence, se relevant furieuse : « Tu me refuses, malheureux ! tu as pu, sans te laisser fléchir, voir ta mère à tes pieds ! Eh bien ! pars ! va te traîner dans les fanges de Paris, déshonorer ton nom, nous faire mourir ton père et moi de honte et de chagrin ! Je quitte la maison jusqu’à ce que tu en sois sorti. Tu n’es plus mon fils ! je te maudis ! »
Est-il croyable que les opinions religieuses, aidées de tout ce que les préjugés provinciaux ont de plus insolemment méprisant pour le culte des arts, aient pu amener, entre une mère aussi tendre que l’était la mienne et un fils aussi reconnaissant et respectueux que je l’avais toujours été, une scène pareille ?… Scène d’une violence exagérée, invraisemblable, horrible, que je n’oublierai jamais, et qui n’a pas peu contribué à produire la haine dont je suis plein pour ces stupides doctrines, reliques du moyen âge, et, dans la plupart des provinces de France, conservées encore aujourd’hui.
Cette rude épreuve ne finit pas là. Ma mère avait disparu ; elle était allée se réfugier à une maison de campagne nommée le Chuzeau, que nous avions près de la Côte. L’heure du départ venue, mon père voulut tenter avec moi un dernier effort pour obtenir d’elle un adieu et la révocation de ses cruelles paroles. Nous arrivâmes au Chuzeau avec mes deux sœurs. Ma mère lisait dans le verger au pied d’un arbre. En nous apercevant, elle se leva et s’enfuit. Nous attendîmes longtemps, nous la suivîmes, mon père l’appela, mes sœurs et moi nous pleurions ; tout fut vain ; et je dus m’éloigner sans embrasser ma mère, sans en obtenir un mot, un regard, et chargé de sa malédiction !…
1 La traduction et la reproduction sont interdites.
HECTOR BERLIOZ.
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