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Le Monde Illustré  No 78. 9 Octobre 1858 [p. 231, p. 234]

MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.

IV

(Suite.)

Londres, 1848.               

    Les études d’ostéologie furent commencées en compagnie d’un de mes cousins (A. Robert, aujourd’hui l’un des les plus médecins les plus distingués de Paris), que mon père avait pris pour élève en même temps que moi. Malheureusement Robert jouait fort bien du violon (il était de mes exécutants pour les quintettes), et nous nous occupions ensemble un peu plus de musique que d’anatomie pendant les heures de nos études. Ce qui ne l’empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses démonstrations. De là bien de sévères remontrances et même de terribles colères paternelles.

    Néanmoins, moitié de gré moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l’anatomie tout ce que mon père pouvait m’en enseigner, avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement ; et j’avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui, dans cette intention, pour Paris.

    Ici, je m’arrête un instant avant d’entreprendre le récit de ma vie parisienne et des luttes acharnées que j’y engageai presque en arrivant et que je n’ai jamais cessé d’y soutenir contre les idées, les hommes et les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.

    D’ailleurs c’est aujourd’hui (10 avril) que la manifestation des deux cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures peut-être, l’Angleterre sera bouleversée comme le reste de l’Europe, et cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.

    Huit heures du soir. — Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de révolutionnaires. Tout s’est bien passé. Les canons, ces puissants orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils n’ont pas même été obligés de prendre la parole ; leur aspect a suffi pour porter dans toutes les âmes la conviction de l’inopportunité d’une révolution ; et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand ordre.

     Braves gens ! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais très-probablement, et O’Connel avait bien raison de leur dire toujours : Agitez ! agitez ! mais ne bougez pas !

     12 juillet. — Il m’a été impossible, pendant les trois mois qui viennent de s’écouler, de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars maintenant pour le malheureux pays qu’on appelle encore la France, et qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des ruines sous lesquelles la fleur de l’art est écrasée et ensevelie. Farewell England !

     FRANCE, 16 juillet 1848. — Me voilà de retour ! Paris achève d’enterrer ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d’où ils ressortiront peut-être encore demain. A peine arrivé, j’ai couru au faubourg Saint-Antoine : quel spectacle ! quels hideux débris ! Le génie de la liberté, qui plane au sommet de la colonne de la Bastille, a lui-même le corps traversé d’une balle. Les arbres abattus, mutilés, les maisons prêtes à crouler, les places, les rues, les quais, semblent encore vibrants du fracas homicide !... Pensons donc à l’art, par ce temps de folies furieuses et de sanglantes orgies !... Tous nos théâtres sont fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les élèves en fuite ; de pauvres pianistes jouent des sonates sur les places publiques, des peintres d’histoire balayent les rues, des architectes gâchent du mortier dans les ateliers nationaux......... L’Assemblée vient de voter d’assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des théâtres et accorder, en outre, de légers secours aux artistes les plus malheureux. Secours insuffisants, pour les musiciens surtout ! Il y a des premiers violons à l’Opéra dont les appointements n’allaient pas à neuf cents francs par an. Ils avaient vécu à grand’peine jusqu’à ce jour en donnant des leçons.

    On ne doit pas supposer qu’ils aient pu faire de brillantes économies. Leurs élèves partis, que vont-ils devenir ?...

   On ne les déportera pas, quoique beaucoup d’entre eux n’aient plus de chances de gagner leur vie qu’en Amérique, aux Indes ou à Sidney ; la déportation coûte trop cher au gouvernement ; pour l’obtenir, il faut l’avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu les insurgés et monté à l’assaut des barricades.......

     Au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, en entendant parler cette langue, dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, n’y a-t-il pas de quoi devenir complétement fou !!!.........

     Continuons mon auto-biographie. Je n’ai rien de mieux à faire. L’examen du passé servira, d’ailleurs, à détourner mon attention du présent.


V

Une année d’études médicales. Le professeur Amussat. Une représentation à l’opéra.
    La bibliothèque du Conservatoire. Entraînement irrésistible vers la musique. Mon 
    père se refuse à me laisser suivre cette carrière. Discussions de famille.

    En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m’était imposée ; je tins loyalement la promesse que j’avais faite à mon père en partant. J’eus pourtant à subir une épreuve assez difficile quand Robert, m’ayant appris un matin qu’il avait acheté un sujet (un cadavre), me conduisit pour la première fois à l’amphithéâtre de dissection de l’hospice de la Pitié. L’aspect de cet horrible charnier humain2, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes entr’ouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l’odeur révoltante qui s’en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des lambeaux de poumons, les rats grignottant dans leur coin des vertèbres saignantes, me remplirent d’un tel effroi que, sautant par la fenêtre de l’amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus, haletant, jusque chez moi, comme si la mort et son affreux cortége eussent été à mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette première impression, sans vouloir plus entendre parler d’anatomie, ni de dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire à l’avenir dont j’étais menacé.

     Robert perdait son éloquence à combattre mes répugnances et à me démontrer l’absurdité de mes projets. Il parvint pourtant à me faire tenter une seconde expérience. Je consentis à le suivre de nouveau à l’hospice, et nous entrâmes ensemble dans la funèbre salle. Chose étrange ! en revoyant ces objets qui, dès l’abord, m’avaient inspiré une si profonde horreur, je demeurai parfaitement calme, je n’éprouvai absolument rien qu’un froid dégoût ; j’étais déjà familiarisé avec ce spectacle comme un vieux carabin ; c’était fini. Je m’occupai, en arrivant, à disséquer la poitrine entr’ouverte d’un pauvre mort, dont les hôtes ailés de ce charmant séjour venaient se disputer les débris. — A la bonne heure ! me dit Robert en riant, tu t’humanises !

Aux petits des oiseaux tu donnes la pâture.
— Et ma bonté s’étend sur toute la nature.

répliquai-je en voyant un gros rat venir prendre sa part à la curée des moineaux.

     Je suivis donc, sinon avec intérêt, au moins avec une stoïque résignation, le cours d’anatomie. De secrètes sympathies m’attachèrent même à mon professeur, Amussat, qui montrait pour cette science une passion égale à celle que je ressentais pour la musique. C’était un artiste en anatomie. Hardi novateur en chirurgie, son nom est aujourd’hui européen ; ses découvertes excitent dans le monde savant l’admiration et la haine. Le jour et la nuit suffisent à peine à ses travaux. Bien qu’exténué des fatigues d’une telle existence, il continue, rêveur mélancolique, ses audacieuses recherches et persiste dans sa périlleuse voie. Ses allures sont celles d’un homme de génie. Je le vois souvent ; je l’aime.

     Bientôt les leçons de Thénard et de Gay-Lussac, qui professaient, l’un la chimie, l’autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec tant de malicieuse bonhomie, m’offrirent de puissantes compensations ; je trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J’allais devenir un étudiant comme tant d’autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j’allai à l’Opéra. On y jouait les Danaïdes, de Salieri. La pompe, l’éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l’orchestre et des chœurs, le talent pathétique de Mme Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis ; l’air d’Hypermnestre, où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l’idéal que je m’étais fait du style de Gluck, d’après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père ; enfin, la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d’exaltation que je n’essayerai pas de décrire. J’étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n’ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d’anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l’air de Danaüs : « Jouissez du destin propice » en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m’entendre murmurer la mélodie « Descends dans le sein d’Amphitrite, » au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s’écriait : « Soyons donc à notre affaire ! Nous ne travaillons pas ! Dans trois jours notre sujet sera gâté !... Il coûte dix-huit francs !... Il faut pourtant être raisonnable ! » je répliquais par l’hymne à Némésis « Divinité de sang avide ! » et le scalpel lui tombait des mains.

        La semaine suivante, je retournai à l’Opéra, où j’assistai, cette fois, à une représentation de la Stratonice de Méhul et du ballet de Nina, dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J’admirai beaucoup dans Stratonice l’ouverture d’abord, l’air de Séleucus : « Versez tous vos chagrins, » et le quatuor de la consultation ; mais l’ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant jouer, sur le cor anglais, par Vogt, pendant une navrante pantomime de Mlle Bigottini, l’air du cantique chanté par les compagnes de ma sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C’était la romance :  « Quand le bien-aimé reviendra. » Un de mes voisins, qui en fredonnait les paroles, me dit le nom de l’opéra et celui de l’auteur auquel Persuis l’avait empruntée, et j’appris ainsi qu’elle appartenait à la Nina de d’Aleyrac. J’ai bien de la peine à croire, quel qu’ait pu être le talent de la cantatrice3 qui créa le rôle de Nina, que cette mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une expression aussi touchante qu’en sortant de l’instrument de Vogt, et dramatisée par la mime célèbre.

     Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures le soir à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique. J’avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d’y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j’avais déjà une passion instinctive, et qu’on ne représentait pas en ce moment à l’Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire, je n’en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la médecine. L’amphithéâtre fut décidément abandonné. L’absorption de ma pensée par la musique fut telle, que je négligeai même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l’intérêt puissant d’une pareille étude, le cours d’électricité expérimentale, que j’avais commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur ; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger ; j’en délirai. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d’entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l’Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands parents et amis, je serais musicien. J’osai même, sans plus tarder, écrire à mon père pour lui faire connaître tout ce que ma vocation avait d’impérieux et d’irrésistible, en le conjurant de ne pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à sentir la folie de ma détermination, et à quitter la poursuite d’une chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon père s’abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je m’obstinai dans la mienne, et, dès ce moment, une correspondance régulière s’établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours plus passionnée du mien, et animée enfin d’un emportement qui allait jusqu’à la fureur.

1 La traduction et la reproduction sont interdites.
2 C’en était un alors : les salle de dissection n’étaient pas tenues dans l’état de propreté où elles sont maintenant.
3 Madame Dugazon.

HECTOR BERLIOZ.          

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; 
Page Hector Berlioz: Mémoires d’un musicienLe Monde Illustré 1858-1859 créée le 15 janvier 2010; cette page ajoutée le 15 mai 2010.

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