Le Monde Illustré No 77. 2 Octobre 1858 [p. 218-219]
MÉMOIRES D’UN MUSICIEN 1.
(Suite.)
III
Londres, 1848.
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IV
Premières leçons de musique, données
par mon père. — Mes essais en composition.
—
Etudes ostéologiques. — Mon aversion pour la médecine.
— Mon départ pour Paris.
Quand j’ai dit plus haut2 que la musique m’avait été révélée en même temps que l’amour, à l’âge de douze ans, c’est la composition que j’aurais dû dire, car je savais déjà, avant ce temps chanter à première vue et jouer de deux instruments. Mon père encore m’avait donné ce commencement d’instruction musicale. Le hasard m’ayant fait trouver un flageolet au fond d’un tiroir où je furetais, je voulus aussitôt m’en servir, cherchant à reproduire l’air populaire de Marlborough. Mon père, que ces sifflements incommodaient fort, vint me prier de le laisser en repos jusqu’à l’heure où il aurait le loisir de m’enseigner le doigté du mélodieux instrument et l’exécution du chant héroïque dont j’avais fait choix. Il parvint, en effet, à me les apprendre sans trop de peine ; et au bout de deux jours je fus maître de régaler de mon air de Marlborough toute la famille.
On voit déjà, n’est-ce pas, mon aptitude pour les grands effets d’instruments à vent ?..... (Un biographe pur sang ne manquerait pas de tirer cette ingénieuse induction....)
Ceci inspira à mon
père l’envie de m’apprendre à lire la musique ; il m’expliqua les premiers
principes de cet art, en me donnant une idée nette de la raison des signes
musicaux et de l’office qu’ils remplissent. Bientôt après il me mit entre les
mains une flûte avec la méthode de
Devienne, et prit, comme pour le
flageolet, la peine de m’en montrer le mécanisme. Je travaillai avec tant d’ardeur
qu’au bout de sept à huit mois j’avais acquis sur la flûte un talent
plus que passable. Alors, désireux de développer les dispositions que je
montrais, il persuada à quelques familles aisées de la Côte de se réunir à
lui pour faire venir de Lyon un maître de musique. Ce plan réussit. Un second
violon du Théâtre des Célestins, qui jouait en outre de la clarinette,
consentit à venir se fixer dans notre petite ville barbare, et à tenter d’en
musicaliser les habitants, moyennant un certain nombre d’élèves assuré et
des appointements fixes pour diriger la bande militaire de la garde nationale.
Il se nommait Imbert. Il me donna deux leçons par jour. J’avais une jolie voix
de soprano ; bientôt je fus un lecteur intrépide, un assez agréable
chanteur,
et je jouai sur la flûte les concertos de Drouet les plus compliqués.
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J’avais découvert parmi de vieux livres le traité d’harmonie de Rameau, commenté et simplifié par d’Alembert. J’eus beau passer des nuits à lire ces théories obscures, je ne pus parvenir à leur trouver un sens. Il faut, en effet, être déjà maître de la science des accords et avoir beaucoup étudié les questions de physique expérimentale sur lesquelles repose le système tout entier, pour comprendre ce que l’auteur a voulu dire. C’est donc un traité d’harmonie à l’usage seulement de ceux qui la savent. Et pourtant je voulais composer. Je faisais des arrangements de duos en trios et en quatuors, sans pouvoir parvenir à trouver des accords ni une basse qui eussent le sens commun. Mais à force d’écouter des quatuors de Pleyel, exécutés le dimanche par nos amateurs, et grâce au traité d’harmonie de Catel, que j’étais parvenu à me procurer, je pénétrai enfin, et en quelque sorte subitement, le mystère de la formation et de l’enchaînement des accords. J’écrivis aussitôt une espèce de pot-pourri à six parties, sur des thèmes italiens dont je possédais un recueil. L’harmonie en parut supportable. Enhardi par ce premier pas, j’osai entreprendre de composer un quintette pour flûte, deux violons, alto et basse, que nous exécutâmes, trois amateurs, mon maître et moi. Ce fut un triomphe. Mon père seul ne parut pas de l’avis des applaudisseurs. Deux mois après, nouveau quintette. Mon père voulut en entendre la partie de flûte, avant de me laisser tenter la grande exécution, selon l’usage des amateurs de province, qui s’imaginent pouvoir juger un quatuor d’après le premier violon. Je la lui jouai, et à une certaine phrase : « A la bonne heure, me dit-il, ceci est de la musique. » Mais ce quintette, beaucoup plus ambitieux que le premier, était aussi bien plus difficile ; nos amateurs ne purent parvenir à l’exécuter passablement. L’alto et le violoncelle surtout pataugeaient à qui mieux mieux. J’avais à cette époque douze ans et demi. Les biographes qui ont écrit, dernièrement encore, qu’à vingt ans je ne connaissais pas les notes, se sont, on le voit, étrangement trompés.
J’ai brûlé les deux quintettes quelques années après les avoir faits ; mais il est singulier qu’en écrivant, beaucoup plus tard à Paris, ma première composition d’orchestre, la phrase approuvée par mon père dans le second de ces essais me soit revenue en tête et se soit fait adopter. C’est le chant en la bémol exposé par les premiers violons un peu après le début de l’allegro de l’ouverture des Francs-Juges.
Imbert, à cette époque, voulut retourné à Lyon. Il eut presque immédiatement, à la Côte, un successeur beaucoup plus habile que lui, nommé Dorant. Celui-ci, Alsacien de Colmar, jouait à peu près de tous les instruments et excellait sur la clarinette, la basse, le violon et la guitare. Il donna des leçons de guitare à ma sœur aînée qui avait de la voix, mais que la nature a entièrement privée de tout instinct musical. Elle aime la musique pourtant, sans avoir jamais pu parvenir à la lire et à déchiffrer seulement une romance de Romagnesi. J’assistais à ses leçons ; je voulus en prendre aussi moi-même ; jusqu’à ce que Dorant, en artiste honnête et original, vint dire brusquement à mon père : « Monsieur, il m’est impossible de continuer mes leçons de guitare à votre fils ! — Pourquoi donc ? vous aurait-il manqué de quelque manière, ou se montre-t-il paresseux au point de vous faire désespérer de lui ? — Rien de tout cela ; mais ce serait ridicule, il est aussi fort que moi. »
Me voilà donc passé maître sur ces trois majestueux et incomparables instruments, le flageolet, la flûte et la guitare ! Qui oserait méconnaître dans ce choix judicieux l’impulsion de la nature me poussant vers les plus immenses effets d’orchestre ?... La flûte, la guitare et le flageolet !!!... Je n’ai jamais possédé d’autres talents d’exécution ; mais ceux-ci me paraissent déjà fort respectables. Encore, non, je me fais tort, je jouais aussi du tambour.
Mon père n’avait pas voulu me laisser entreprendre l’étude du piano. Sans cela il est probable que je fusse devenu un pianiste redoutable, comme quarante mille autres. Fort éloigné de vouloir faire de moi un artiste, il craignait, sans doute, que le piano ne vînt à me passionner trop violemment et à m’entraîner dans la musique plus loin qu’il ne le voulait. La pratique de cet instrument m’a manqué souvent, elle me serait utile en maintes circonstances ; mais si je considère l’effrayante quantité de platitudes dont il facilite journellement l’émission, platitudes honteuses et que la plupart de leurs auteurs ne pourraient pourtant pas écrire si, privés de leur kaléidoscope musical, ils n’avaient pour cela que leur plume et leur papier, je ne puis m’empêcher de rendre grâces au hasard qui m’a mis dans la nécessité de parvenir à composer silencieusement et librement, en me garantissant ainsi de la tyrannie des habitudes des doigts, si dangereuses pour la pensée, et de la séduction qu’exerce toujours plus ou moins sur le compositeur la sonorité des choses vulgaires. Il est vrai que les innombrables amateurs de ces choses-là expriment à mon sujet le regret contraire ; mais j’en suis peu touché.
Les essais de composition de mon
adolescence portaient l’empreinte d’une mélancolie profonde. Presque toutes mes
mélodies étaient dans le mode mineur. Je sentais le défaut sans pouvoir l’éviter. Un crêpe noir couvrait mes
pensées. . . .
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. . . Dans cet état de mon âme, lisant sans cesse l’Estelle
de Florian, il était probable que je finirais par mettre en musique
quelques-unes des nombreuses romances contenues dans cette pastorale, dont la
fadeur alors me paraissait douce. Je n’y manquai pas.
J’en écrivis une, entre autres, extrêmement triste, sur des paroles qui exprimaient mon désespoir de quitter les bois et les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux3
de . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cette pâle poésie me revient aujourd’hui, avec un rayon de soleil printanier, à Londres, où je suis en proie à de graves préoccupations, à une inquiétude mortelle, à une colère concentrée de trouver encore, là comme ailleurs, tant d’obstacles ridicules..... En voici la première strophe :
Je vais donc quitter pour jamais
Mon doux pays, ma douce amie,
Loin d’eux je vais traîner ma vie
Dans les pleurs et dans les regrets !
Fleuve, dont j’ai vu l’eau limpide,
Pour réfléchir ses doux attraits,
Suspendre sa course rapide,
Je vais vous quitter pour jamais.
Quant à la mélodie de cette romance, brûlée comme le sextuor, comme les quintettes, avant mon départ pour Paris, elle se représenta humblement à ma pensée lorsque j’entrepris en 1829 d’écrire ma Symphonie fantastique. Elle me sembla convenir à l’expression de cette tristesse accablante d’un jeune cœur qu’un amour sans espoir commence à torturer, et je l’accueillis. C’est la mélodie que chantent les premiers violons au début du largo de la première partie de cet ouvrage, intitulée : Rêveries-Passions. Je n’y ai rien changé.
Mais pendant ces diverses tentatives musicales, au milieu de mes lectures nocturnes, de mes études géographiques, de mes aspirations religieuses et des alternatives de calme et de tempête dans . . . . . ., le moment approchait où je devais me préparer à suivre une carrière. Mon père me destinait à la sienne, n’en concevant pas de plus belle, et m’avait dès longtemps laissé entrevoir son dessein. Mes sentiments à cet égard n’étaient rien moins que favorables à ses vues, et je les avais aussi dans l’occasion manifestés avec énergie. Sans me rendre compte précisément de ce que j’éprouvais, je pressentais une existence passée bien loin du chevet des malades, des hospices et des amphithéâtres. N’osant m’avouer celle que je rêvais, ma résolution pourtant me paraissait bien prise de résister à tout ce qu’on pourrait faire pour m’amener à la médecine. La vie de Gluck et celle de Haydn que je lus à cette époque dans la Biographie universelle, me jetèrent dans la plus grande agitation. Quelle belle gloire ! me disais-je, en pensant à celle de ces deux hommes illustres ; quel bel art ! quel bonheur de le cultiver en grand ! En outre, un incident, fort insignifiant en apparence, vint m’impressionner encore dans le même sens et illuminer mon esprit d’une clarté soudaine qui me fit entrevoir au loin mille horizons musicaux étranges et grandioses. Je n’avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique à moi connus consistaient en solféges accompagnés d’une basse chiffrée en solos de flûte, ou en fragments d’opéras avec accompagnement de piano. Or, un jour, une feuille de papier réglée à vingt-quatre portées me tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu ; et je m’écriai : « Quel orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus ! » A partir de ce moment la fermentation musicale de ma tête ne fit que croître et mon aversion pour la médecine redoubla. J’avais de mes parents une trop grande crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées, quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d’Etat pour détruire ce qu’il appelait mes puériles antipathies et me faire commencer les études médicales. Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais bientôt avoir constamment sous les yeux, il avait étalé dans son cabinet l’énorme traité d’ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures de grandeur naturelle où les diverses parties de la charpente humaine sont reproduites très-fidèlement.
« Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées hostiles à la médecine ; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur quoi que ce soit. Et si au contraire, tu veux me promettre d’entreprendre sérieusement ton cours d’ostéologie, je ferai venir de Lyon pour toi une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles clefs. » Cet instrument était depuis longtemps l’objet de mon ambition. Que répondre ?... La solennité de la proposition, le respect mêlé de crainte que m’inspirait mon père malgré toute sa bonté, et la force de la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un oui bien faible et rentrai dans ma chambre où je me jetai sur mon lit accablé de chagrin.
Etre médecin ! étudier l’anatomie ! disséquer ! assister à d’horribles opérations ! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art sublime dont je concevais déjà la grandeur ! quitter l’empirée pour le plus triste séjour de la terre ! les anges immortels de la poésie et de l’amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d’affreux garçons d’amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les plaintes et le râle précurseur de la mort !... Oh ! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l’ordre naturel de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant.
1 La
traduction et la reproduction sont interdites.
2 Au chapitre III, que je crois devoir supprimer
ici.
3 Lafontaine, —
Les
Deux Pigeons.
HECTOR BERLIOZ.
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Tayeb;
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musicien – Le Monde Illustré
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