FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 14 AVRIL 1894
REVUE MUSICALE.
Questions musicales: Sur les morceauz inconnus ou peu connus de Berlioz; sur son goût des remaniements et des mystifications.
[…] Et toutes les œuvres que lui-même [Berlioz] avoue avoir détruites, iriez-vous jusqu’à soutenir qu’il a dû se tromper et qu’elles ne sont pas sorties de sa plume? Ici, j’aborde un point délicat, car, presque toujours, en livrant certaines de ses compositions aux flammes, Berlioz aurait voulu les effacer même de la mémoire du public. La plus importante, et de beaucoup, celle dont il poursuivit la destruction avec le plus d’acharnement est le recueil de Huit Scènes de Faust, qu’il avait été si pressé de faire graver à ses frais, en 1829. Il en eut regret par la suite et attribua presque au hasard le fait que quelques exemplaires se fussent comme égarés en France et en Allemagne; mais sur le moment même il était ravi de les répandre et pestait contre le graveur trop lent à la besogne. Il s’empressait d’adresser sa partition à Goethe et hâtait de tous ses vœux l’instant où il recevrait du maître une réponse annoncée par intermédiaire et qui n’arrivait pas; il l’attendait tous les jours, mais ne la vit jamais venir; il envoyait un exemplaire à son ami Ferrand qui s’était galamment offert à fournir 100 fr. pour payer l’imprimeur et lui faisait observer que l’œuvre était dédiée par reconnaissance à M. de Larochefoucauld, bien que « ce ne fût pas pour lui ». Un peu plus tard, il annonçait encore à son ami que Faust avait le plus grand succès parmi les artistes; Meyerbeer l’avait fait demander de Bade; Urhan, Chélard et beaucoup d’autres musiciens de l’Opéra se l’étaient procuré et lui adressaient de nouveaux compliments chaque soir; enfin Onslow, qui « depuis la mort de Beethoven tient le sceptre de la musique instrumentale », Onslow lui-même était venu de sa personne, un matin, le déconcerter par les éloges les plus chaleureux: « J’aime bien ma musique, aurait-il dit; mais, en conscience, je me crois incapable d’en faire autant ». Comment un jeune compositeur qui voyait pour la première fois paraître un gros recueil de lui, aurait-il fait la sourde oreille à de pareils compliments et n’aurait-il pas rêvé de donner bien vite un grand concert pour faire entendre au public ce précieux Faust?
Pourquoi donc, plus tard, mit-il tant d’acharnement à le détruire? Eh! mon Dieu, tout simplement parce que, quand il eut résolu, vers 1845, de faire un opéra de Faust, dont il parlait alors à d’Ortigue, et qui devint la légende dramatique de la Damnation de Faust, il voulut faire croire ou crut naïvement, tant un artiste comme lui est prompt à s’illusionner, que c’était là, dans toutes les parties, une œuvre de sa pleine maturité et que, s’il avait mis à profit ses essais de jeunesse, il les avait sensiblement modifiés, remaniés, agrandis pour les faire entrer dans ce nouveau cadre. Et ne désirait-il pas aussi pouvoir avancer, comme il le fit un jour, qu’il s’était tout d’abord bâti un plan général pour la Damnation de Faust, tandis que les faits et surtout ses morceaux antérieurs prouvent qu’il choisit et traita ces différents épisodes au gré de son caprice, et qu’il s’occupa, après, de les réunir, négligeant d’y ajouter certaines scènes capitales, soit qu’il n’en fût pas épris, soit qu’il jugeât déjà son œuvre assez volumineuse? En tout état de cause, il préférait qu’il devint très difficile ou même impossible, après lui, de vérifier ses allégations.
Ce n’est pas ici le lieu de refaire l’analyse minutieuse et comparée, page par page, à la Damnation de Faust, des Huit Scènes de Faust, de 1829; — autre chose est un livre, autre chose, un feuilleton musical; — mais je dois au moins répéter en gros que les modifications apportées par Berlioz à son premier texte sont insignifiantes. Les huit morceaux qu’il avait écrits dans le feu de la vingt-cinquième année, après avoir ressenti une impression extraordinairement vive en lisant le Faust traduit par Gérard de Nerval, ont été insérés tels quels, à très peu de chose près, dans la Damnation de Faust. Celui qui subit les changements les plus notables est le concert des Sylphes berçant le sommeil de Faust, et voict en quoi consistent ces variantes: l’auteur, en faisant chanter par tous les choristes ce qu’il avait écrit primitivement pour six solistes, a transporté le chant d’une partie à une autre, a donné de préférence aux premiers dessus ce qu’il avait marqué pour les seconds, a supprimé de ci, de là quelques mesures épisodiques et ajouté les mesures finales où la voix du Démon se fait entendre sur de longues tenues des chœurs. A cela près, c’est le même morceau qu’on jugea tout d’abord froid, confus, dépourvu de mélodie et qu’on trouve aujourd’hui délicieusement tendre et très clair.
Savez-vous quelle paraît avoir été l’origine de ces Huits Scènes de Faust? Une ballade du Roi de Thulé, qu’il avait composée en voiture un beau jour de 1828, quand il était à la campagne, auprès de sa famille, et qu’il envoya tout de suite à son ami Humbert Ferrand pour la glisser dans un Faust quelconque. Et beaucoup plus tard, quand il traversait les plaines de Bohême et de Hongrie en ruminant le Faust qu’il voulait rapporter à Paris, l’idée lui vient de mystifier un peu cet excellent public d’Allemagne qui lui faisait pourtant si bon accueil. Pour se divertir, peut-être aussi pour juger des chances de succès de son œuvre, il fait exécuter cette même ballade du Roi de Thulé en la donnant comme une page inédite de l’auteur du Freischütz, nouvellement découverte au milieu des papiers qu’il avait laissés. Les plus chauds partisans de Weber, les plus fins connaisseurs s’y laissent prendre et quelques Allemands de la vieille roche insinuent poliment à Berlioz que jamais un Français n’écrirait une semblable mélodie: Weber seul, à les entendre, avait pu trouver ce chant gothique si coloré, si simple. Et Berlioz de rire en les écoutant, comme il avait déjà ri, comme il rira plus tard des amateurs favorables, par ignorance, à la romance de Benvenuto Cellini, au chœur des bergers de l’Enfance du Christ, et qui se seraient signés d’effroi s’ils avaient appris le vrai nom de l’auteur.
Berlioz, vous le voyez, demeura pareil à lui-même durant toute sa vie et se complut toujours à ces mystifications vengeresses; mais il ne s’est vanté dans ses écrits que de celles qu’il avait infligées à ses compatriotes et n’a pas parlé du plaisant tour qu’il avait joué à ses amis d’Allemagne. Une nouvelle preuve à ajouter à tant d’autres que, pour les moindres faits de sa vie aussi bien que pour ses compositions, il aurait bien voulu ne laisser aller à la postérité que ce qu’il jugeait opportun de lui faire connaître. Heureusement qu’il rêvait l’impossible et qu’il devait fatalement échouer: le génie appelle la lumière, et l’on n’a jamais assez de clartés sur la vie et les œuvres d’un Berlioz ou d’un Wagner.
ADOLPHE JULLIEN.
Note: Cet article, parfois contestable, est à utiliser avec précaution; remarquons ici que Berlioz n’a nullement cherché à cacher l’existence des Huit Scènes de Faust ni leur utilisation dans la Damnation de Faust plus tard; voir Mémoires, chapitre 26 et chapitre 54.
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