Site Hector Berlioz

symphonie

par

Jean-Jacques Nguyen

© 2003 Jean-Jacques Nguyen.  Tous droits de reproduction réservés.

Il découvrit l’antique microsillon au rayon Musique Classique de la Fnac-Montparnasse.

C’était une fraîche matinée de janvier, peu après la ruée des fêtes de fin d’année, alors que l’immense magasin de la rue de Rennes – pour une fois silencieux et désert – offrait à sa curiosité experte ses rayons interminables et à moitié vides, sinistrés comme après le passage d’un cyclone.

De rares vendeurs aux yeux las erraient parmi les piles d’invendus et les monceaux de papier qui jonchaient la moquette, accablés par l’énormité du travail à effectuer pour redonner un semblant d’ordre et d’allure à cette immense cathédrale de néon, toute dédiée à la consommation culturelle de masse.

En tant que critique musical d’une certaine renommée, ayant colonne ouverte dans les rubriques spécialisées du Monde de la Musique et de Diapason, François Delcrouze recevait la plupart des nouveautés en service de presse. Mais il aimait fouiller dans les bacs des disquaires à la recherche d’enregistrements rares et de gravures historiques à demi oubliées. La musique française du début du XIXe siècle, assez mal servie par le disque, figurait au premier plan de ses préférences. Un doux frisson lui parcourait l’échine lorsqu’il tombait par le plus grand des hasards, au gré de ses recherches, sur la réédition en série économique d’un oratorio introuvable de Lesueur, sur le pressage en import d’un opéra de Daniel-François Auber, ou sur quelque enregistrement britannique de pièces rarement jouées d’Hector Berlioz.

D’année en année, le rayon de la Fnac réservé aux 33 tours diminuait comme une peau de chagrin, laissant place aux étalages rutilants des disques laser, enrubannés dans leur cellophane comme autant de précieuses confiseries. Il n’avait rien contre les « CDs »; il reconnaissait volontiers le progrès qualitatif apporté à l’écoute de la musique depuis leur introduction sur le marché. Mais quand il furetait parmi les bacs des disquaires, à la recherche de la pièce rare, c’était toujours vers le rayon des bons vieux « disques noirs » qu’il dirigeait ses pas, guidé par les odeurs de carton poussiéreux, de colle et de vinyle qui s’échappaient des pochettes. Il n’éprouvait aucun plaisir à manipuler un boîtier de disque compact, ou à essayer de décrypter les minuscules inscriptions figurant sur les jaquettes; par contre, à parcourir de l’index les bacs contenant les microsillons, à laisser glisser leur masse sous son ongle, à voir défiler leurs pochettes bariolées, une joie toute physique, quasi-sensuelle, s’emparait de son être; son cœur battait plus vite, comme lorsqu’une jolie femme, passant devant lui, l’enivrait de son parfum. Le souvenir des jours anciens lui revenait en mémoire: une époque où les disques laser n’existaient pas, même dans les laboratoires de Philips; où la stéréophonie sortait des limbes, et où l’on trouvait encore des 78 tours sur les étalages des disquaires; un temps où, jeune adolescent découvrant la musique, il sacrifiait toutes ses économies pour acheter des disques et les passer continuellement, sans jamais s’en lasser, sur le modeste pick-up familial.

Il n’aimait guère venir à la Fnac, lui préférant certains disquaires de sa connaissance disséminés un peu partout sur la rive gauche de la Seine, qui souvent lui réservaient les « incunables » qui passaient par leur magasin, et chez qui il avait ses habitudes. Mais il s’était dit qu’il pourrait être intéressant de venir faire un tour rue de Rennes après le tourbillon des fêtes de fin d’année, une fois que les rayons auraient été vidés des albums « vedettes » de la saison, souvent sans intérêt, et des fracassantes nouveautés lancées à grand renfort de publicité par les grosses compagnies. Ne restaient alors dans les bacs que les disques les plus intéressants à ses yeux, ceux boudés par le public, édités par des petites maisons inconnues et consacrés à des compositeurs oubliés.

Le disque qu’il recherchait sans le savoir faillit lui échapper. Il parcourait rapidement le bac de microsillons, saisissant au vol le nom du compositeur, le titre de l’œuvre et les rangeant au fur et à mesure dans les cases dûment répertoriées de son érudition. Soudain, un nom aperçu sur une pochette refusa absolument de se laisser classer dans l’une des catégories pré-établies où il avait coutume de les placer. Le temps que son cerveau réagît, et plusieurs autres disques avaient défilé sous son doigt. Il revint en arrière, retrouva le disque et le retira du bac en cachant mal son excitation.

Il s’agissait de la Première symphonie, dite « de l’au-delà », composée par un certain Charles-Emile Le Clerc. Sous le titre de l’œuvre était marqué: « Orchestre Symphonique sous la direction d’Ernest Landemieux ». La photo de couverture représentait un banal paysage forestier au crépuscule. Le dos de la pochette ne lui apprit pratiquement rien d’autre: étaient reprises les indications déjà mentionnées au recto, avec les dates de naissance et de décès du compositeur (« 1806-1870 »). Le reste de la surface disponible était consacré à la présentation des autres références de la collection, des œuvres archi-connues dans des enregistrements sans grand intérêt, passant des habituelles Valses de Vienne au désespérant Adagio d’Albinoni. C’était une collection dite économique, connue sous le nom de « Double Croche », abandonnée depuis de nombreuses années déjà par DKS Records, la grande firme phonographique d’origine allemande qui tenait ses luxueux bureaux parisiens sur les Champs- Elysées.

Un frisson délicieux lui remonta le long de la colonne vertébrale: il la tenait, sa pièce rare! Charles-Emile Le Clerc ne lui était pas vraiment inconnu; il avait lu son nom dans divers ouvrages de référence, mais il n’arrivait pas à situer précisément le personnage, pas plus qu’il n’était capable de citer le titre d’une seule de ses compositions. Il ignorait jusqu’à ce jour qu’une de ses œuvres avait été enregistrée.

Le chef d’orchestre Ernest Landemieux bénéficiait d’une renommée plus grande, même s’il n’avait pas atteint la célébrité de certains des chefs de sa génération, tels Pierre Monteux ou Charles Munch. On se souvenait moins, d’ailleurs, de ses qualités musicales que de certains aspects scandaleux de sa vie, comme sa collaboration avec les Allemands pendant la Seconde Guerre Mondiale et sa disparition mystérieuse à la fin des années 50, en Amérique du Sud, où il vivait en exil. Comme il n’avait plus rien enregistré depuis la fin de la guerre – et même si la pochette du disque ne l’indiquait pas – on pouvait être sûr que l’enregistrement lui-même remontait au plus tard à l’année 1945. La réédition dans la collection « Double Croche » datait probablement, quant à elle, du milieu des années 60.

Les choses paraissaient claires: il avait entre les mains un enregistrement rarissime du grand chef Ernest Landemieux, datant de la Seconde Guerre Mondiale, effectué à l’époque par une firme discographique allemande, donc par « l’occupant ». Landemieux dirigeait pour l’occasion un orchestre anonyme – une pratique courante en ces années mouvementées – et exécutait la symphonie d’un compositeur français oublié du début du XIXe siècle, contemporain de Berlioz. C’était probablement la première fois – et la seule – qu’on enregistrait cette symphonie!

Ses mains tremblèrent d’excitation devant l’importance de cette découverte. Comment un tel disque avait bien pu se retrouver dans les bacs d’un distributeur comme la Fnac? C’était plutôt le genre de trouvaille qu’il se serait attendu à faire chez certains disquaires spécialisés, ou au Marché aux Puces. La pochette et le disque lui-même paraissaient absolument neufs, comme s’ils venaient de sortir de l’usine de pressage. Il ne s’agissait donc pas d’un exemplaire d’occasion égaré par mégarde sur les rayons, ou prélevé dans un vieux stock traînant depuis des années dans les hangars poussiéreux de la DKS. Mais comment était-ce possible, puisque la firme allemande avait abandonné cette collection économique depuis au moins une dizaine d’années?

Il fronça les sourcils, en proie à une intense perplexité. Non seulement le disque qu’il tenait entre les mains lui paraissait trop neuf, et la pochette trop brillante, mais il se demandait comment une telle œuvre avait pu être rééditée dans une collection qui ne comptait que des standards de la musique classique. Lui-même, spécialiste de la musique française du XIXe siècle, et en particulier de Berlioz, ne connaissait Charles-Emile Le Clerc que par le biais de notes de bas de page figurant dans certains ouvrages de référence. Jamais il n’avait entendu parler de sa Symphonie de l’au-delà, pas plus d’ailleurs que de ses autres compositions. Alors pourquoi son enregistrement figurait parmi ceux des sempiternelles Valses de Vienne, de l’Adagio d’Albinoni ou du Canon de Pachelbel, dans une collection économique qui réunissait des gravures depuis longtemps amorties par la DKS et destinée au grand public? Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il ne se rappelait pas que la DKS – ni aucune autre compagnie d’ailleurs – aie pu prendre le risque de rééditer un enregistrement d’Ernest Landemieux, ce chef « scandaleux » définitivement discrédité en raison de ses coupables activités pendant l’occupation allemande. Seuls quelques disques de lui datant tous d’avant la guerre, à une époque où il était encore honorablement connu, figuraient au catalogue de certaines collections spécialisées dans les gravures historiques.

Ce n’était pas seulement une pièce rare qu’il venait de dénicher dans un bac de la Fnac, mais aussi une excitante énigme, tant historique que musicale, qu’il lui tardait de résoudre.

Comme il avait encore un peu de temps devant lui, il se dirigea vers les cabines d’écoute du magasin. Il tendit le précieux disque à un employé pas très réveillé, en lui expliquant qu’il désirait écouter le début du premier mouvement. L’employé acquiesça en bâillant et lui désigna une cabine. C’aurait pu être n’importe quelle cabine d’ailleurs, car à cette heure matinale aucun client n’avait demandé les services de l’auditorium.

Dès les premiers accords, il comprit pourquoi Charles-Emile Le Clerc n’avait jamais atteint la célébrité de son contemporain Berlioz. Ce n’était pas une musique désagréable à écouter, même dans un enregistrement monophonique qui avouait tristement son âge, mais l’inconsistance des idées mélodiques et du tissu harmonique, le manque d’originalité des cadences, la lourdeur de l’orchestration classaient son auteur parmi les « faiseurs » de musique, au même rang qu’un Salieri ou qu’un Meyerbeer, très loin du génie de Mozart ou de la puissance de Berlioz. Parfois on se prenait à rêver, lors d’une montée de tout l’orchestre, à quelque explosion romantique à la façon du grand Hector, mais la musique retombait aussitôt comme un soufflé, enchaînant sur la reprise peu inspirée d’une phrase déjà entendue auparavant et dont on a épuisé les charmes dès la première écoute. L’opposition des cordes et des cuivres restait par trop manichéenne, et les percussions se contentaient de battre la mesure comme pour essayer – en vain – de revitaliser des mélodies anémiées. Dans ses meilleurs moments la musique rappelait certaines œuvres de jeunesse de Berlioz, celles composées avant la Symphonie fantastique. On y sentait le même bouillonnement romantique, la même énergie juvénile, mais aussi la même absence d’expérience et de technique. Le Clerc, dans ce premier mouvement, avait probablement voulu décrire la nature, quelque sombre forêt au crépuscule, comme celle photographiée sur la pochette du disque. On y entendait l’imitation aux flûtes, piccolos et hautbois de divers chants d’oiseaux, le bruissement des ramures sous le vent d’automne rendu par de grands élans des violoncelles, le murmure d’un ruisseau confié aux altos. Des solos langoureux de cor anglais étaient utilisés pour représenter les états d’âme d’un héros romantique en quête de son destin, tandis que les contrebasses, renforcées par l’appui des tubas et des timbales, martelaient une sourde et mystérieuse menace, qui devait sans doute se révéler au grand jour dans les mouvements suivants. Mais comme on était loin en inspiration de la « Scène aux champs » de la Symphonie fantastique, ou de la Pastorale de Beethoven!

Il sortit de la cabine d’écoute en se demandant s’il avait fait une si bonne affaire. Ce disque gardait bien entendu son intérêt historique, mais il devait avouer sa déception. Charles-Emile Le Clerc méritait parfaitement l’oubli dans lequel il était tombé ; il ne comprenait pas pourquoi Ernest Landemieux et le personnel de la DKS de l’époque avaient jugé bon d’exhumer une œuvre si médiocre.

Il se promit cependant de faire toute la lumière sur l’origine de ce disque, sur la personnalité du compositeur comme sur celle, controversée, du chef d’orchestre. Qui sait? Il y avait peut-être là matière à rédiger un article érudit pour Le Monde de la Musique, ou à défaut pour certaines revues savantes auxquelles il avait coutume de prêter sa plume.

Le lendemain après-midi il s’attabla enfin à son bureau, dans un coin de sa bibliothèque, avec à portée de main tous les ouvrages qu’il avait pu réunir sur l’histoire de la musique française au début du XIXe siècle.

Il consulta tout d’abord la fameuse et imposante Histoire de la musique française en huit volumes de René Paulhan. Il ne trouva pas mention de Le Clerc dans l’index, mais en parcourant le chapitre consacré à la jeunesse de Berlioz il eut la satisfaction de rencontrer un premier indice, libellé en ces termes:

« [...] Un de ses condisciples du Conservatoire, Charles-Emile Le Clerc, l’encouragea fortement à terminer sa Symphonie fantastique, lui donnant même à lire quelques ouvrages de sa bibliothèque ayant trait à la sorcellerie et aux sciences occultes, dans le but de créer le climat adéquat pour La marche au supplice et Le songe d’une nuit de sabbat, les deux mouvements qui couronnaient son œuvre en gestation... »

Une note de bas de page renvoyait pour plus de précision à la Correspondance de Berlioz établie par Pierre Citron chez Flammarion, en trois volumes.

Dans l’index de cet ouvrage, il eut la satisfaction de rencontrer une entrée consacrée à Le Clerc, renvoyant à plusieurs lettres écrites par le compositeur de la Fantastique à quelques uns de ses amis, dont principalement Humbert Ferrand.

Dans une première lettre adressée à sa sœur Nanci, datée du 18 septembre 1823, Berlioz parle d’un jeune homme rencontré à la bibliothèque du Conservatoire, « ... un certain Charles-Emile Leclère (sic), un jeune homme de ma génération, aux traits pâles et au regard triste, qui m’a avoué sa passion pour Gluck et Spontini. Evidemment nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, en nous appelant « frère » et en pleurant doucement de félicité, puis nous avons fini la soirée dans un troquet du Quartier Latin, vidant verre sur verre et causant jusque tard dans la nuit d’ Iphigénie en Tauride, d’ Orphée... »

Suivent plusieurs lettres, écrites entre 1823 et 1830, où Hector fait mention de son nouvel ami, de leurs études communes au Conservatoire, de leurs violentes altercations à l’Opéra, lors de représentations d’œuvres de Gluck, Weber ou Spontini, avec des spectateurs récalcitrants, « ces faibles esprits qui ordonnent à la musique de les caresser, de les divertir, n’admettant point que la chaste muse puisse avoir une plus noble mission... »

Une lettre du début de l’année 1830, date primordiale dans la vie de Berlioz puisqu’elle correspond à la création de la Symphonie fantastique, apportait d’intéressantes précisions sur la personnalité de Le Clerc:

« ...Mon Dieu, Humbert, cette bibliothèque! Notre petit Charles-Emile est mignon tout plein, il veut m’aider à « trouver un angle », comme il dit, pour ma Nuit de sabbat, et il a sorti de ses rayons certains ouvrages incroyables dont j’ignorais jusqu’à l’existence: le De vermis mysteriis de Prinn, Le culte des goules du comte d’Erlette, L’image du monde de Gauthier de Metz, le Unaussprechlichen kulten de Von Junzt et un certain Al Azif qui aurait été écrit par un Arabe dément répondant au doux nom d’Abdul Alhazred! ... Sur son insistance j’ai parcouru quelques uns de ces sinistres volumes, et je dois avouer que j’en ai été tout retourné! Quelles monstruosités immondes, quels univers d’horreur indicible et opiacée sont ainsi décrits dans ces pages d’une terrible antiquité! Et tous ces cultes innommables, ces démons fourchus qui auraient trouvé refuge au fond des océans! A mon avis, Charles-Emile a perdu la raison! Il donne l’air de considérer tout cela avec le plus grand sérieux, et fait mine de s’offusquer dès que je commence à émettre ne serait-ce que l’ombre d’une objection à la lecture de certains chapitres par trop délirants! Il est vrai que depuis quelque temps j’ai la très nette impression qu’il se détourne de la musique... Je dois avouer toutefois qu’une grande partie du Songe d’une nuit de sabbat, que je viens tout juste de terminer, doit beaucoup à ces lectures terrifiantes... »

Suit une longue période où Berlioz ne cite son ami que pour faire part de son air perpétuellement préoccupé, de ses étranges absences, de ses recherches très éloignées du domaine musical... Dans une lettre à Ferrand, il rapporte qu’un soir où il venait lui rendre visite, dans sa petite maison d’Arcueil, il aperçut du dehors, par les fenêtres donnant sur la rue, des lueurs bizarres passant par toutes les couleurs du spectre, lui faisant croire à un début d’incendie chez son ami. Affolé, Hector se précipita à la porte et frappa pendant de longues minutes en criant et gesticulant comme un forcené. Charles-Emile vint finalement lui ouvrir, et fut très étonné d’appendre qu’il y avait le feu chez lui. Il invita Hector à visiter l’ensemble de sa maison, et ce dernier dut convenir qu’il venait d’être frappé par quelque hallucination pernicieuse, causée sans doute par sa fatigue et ses récents démêlés conjugaux... Car nulle part il n’y avait trace d’un incendie, et les fenêtres par lesquelles il avait cru entrevoir des flammes avaient retrouvé leur opacité habituelle.

En 1846, les relations entre les deux hommes s’étaient fortement relâchées. Le Clerc devenait de plus en plus distant et solitaire. Berlioz, quant à lui, mettait la dernière main à sa Damnation de Faust, et cherchait des paroles évocatrices pour illustrer la chute terrifiante de Faust dans les profondeurs des enfers, chute accompagnée par un chœur frénétique de démons. Il écrivit donc à son ancien ami pour savoir s’il était en mesure de lui livrer certaines incantations, extraites de ses livres et si possible d’une grande force dramatique, qu’il pourrait placer dans la bouche de toutes ces créatures de l’Enfer... A sa grande surprise, Charles-Emile lui répondit fort aimablement, accompagnant sa lettre d’un texte curieux qui plongea Hector dans des abîmes de perplexité.

Lettre de Berlioz à Humbert Ferrand du 8 février 1846:

« [...]
Ph’nglui mglw’nafh
Cthulhu R’Lyeh
Wgah’nagl fhtagn !!!

Voilà ce qu’il me propose, l’animal! Selon lui, cela voudrait dire:

...Dans sa demeure de R’Lyeh la morte
Cthulhu rêve et attend...

Quelle dérision, n’est-ce pas? Je n’imagine pas les choristes de l’Opéra entonner à pleins poumons ces vers imprononçables ! Quant au rapport avec ma légende dramatique inspirée de Goethe... Que Charles-Emile soit devenu une sorte d’autorité dans le domaine de la sorcellerie et de la démonologie, je n’en disconviens pas, mais en tant que dramaturge c’est une autre histoire! ... Finalement je me suis penché sur la question, et en laissant vagabonder mon imagination j’ai trouvé quelques paroles assez infernales pour saisir d’effroi les foules viles et impressionnables qui composent l’ordinaire des soirées musicales parisiennes:

Tradioun marexil fir trudinxé burrudixé,
Fory my Dinkorlitz
O mérikariu. Omevixé méri kariba...

Cela ne veut strictement rien dire, mais avoue-le, quelle allure! »

Dans les années qui suivirent cet épisode désolant, toute relation cessa entre les deux hommes. Berlioz ne le citait même plus dans ses lettres, et il fallut attendre l’automne 1850 pour retrouver trace de son existence dans ses écrits.

Lettre à Liszt du 15 octobre 1850:

« ...Je viens d’apprendre l’internement dont est victime mon pauvre ami Charles-Emile Le Clerc... Il faut dire que cela fait plusieurs années que le pauvre garçon n’a plus toute sa tête... D’après ce qu’on m’a dit, il souffrirait d’une sorte de dédoublement de la personnalité. Il prétend être quelqu’un d’autre... Cela me touche car à une époque nous étions très amis. C’est un peu de ma jeunesse qui s’en va...»

En poursuivant ainsi l’étude de la correspondance de Berlioz, on apprenait que le séjour de Le Clerc dans un asile se prolongea jusqu’au printemps de l’année 1856, date à laquelle ses médecins le jugèrent suffisamment rétabli pour lui rendre sa liberté. Il ne souffrait plus, apparemment, de dédoublement de personnalité. Il manifesta un regain d’intérêt pour les études musicales, en particulier pour l’œuvre de Berlioz. Il se remit bientôt à fréquenter l’auteur de la Fantastique. Parallèlement, il semblait avoir perdu tout attrait pour l’occultisme et la sorcellerie. Après avoir consacré ses dernières années à défendre l’œuvre de son génial ami, essayant notamment d’assurer la promotion de son opéra Les Troyens, il s’éteignit paisiblement à Paris en juillet 1870 (Hector Berlioz étant mort l’année précédente, ce n’est évidemment pas dans une de ses lettres que nous apprenons la date et les circonstances du décès de Charles-Emile Le Clerc, mais dans une note de bas de page rédigée par le compilateur de la Correspondance).

François Delcrouze compulsa également les Mémoires de Berlioz, ainsi que le monumental Hector Berlioz de Henry Barraud, paru chez Fayard, mais il n’apprit pas grand chose de plus sur l’auteur de la Symphonie de l’au-delà. En particulier, aucun indice ne lui permettait de déterminer la date de composition de cette œuvre. D’ailleurs Berlioz ne faisait aucune allusion, tant dans ses lettres que dans ses Mémoires, à l’activité de compositeur de son ami.

A ce stade de ses recherches, il jugea préférable d’abandonner – pour un temps – le mystérieux auteur de la Symphonie de l’au-delà pour se consacrer au chef d’orchestre qui avait eu l’idée pour le moins saugrenue de l’enregistrer, près d’un siècle plus tard. La clé de l’énigme résidait sans nul doute dans la personnalité d’Ernest Landemieux et dans les rapports qu’il entretenait avec la DKS.

Il sortit des rayonnages de la bibliothèque un imposant volume qui portait en titre Les grands chefs de notre siècle et rechercha l’article consacré à Landemieux.

Après une formation tout à fait classique le jeune chef s’illustra rapidement dans l’interprétation de la musique française, de Berlioz à Debussy. Il n’hésita pas non plus à diriger les œuvres de ses contemporains, et son nom reste attaché à la création souvent tumultueuse de certaines compositions d’Igor Stravinski et d’Arthur Honegger. En dehors de la musique, ses goûts le portaient vers l’archéologie et l’architecture. A partir des années trente il entreprit de nombreux voyages à travers le globe à la recherche des ruines d’antiques civilisations disparues. Il revint gravement malade d’une expédition au Proche-Orient, alors qu’il enquêtait sur les fondements du culte porté à certaines divinités connues sous les noms de Dagon et Pazuzu, et d’après son biographe il ne s’en remit jamais complètement. Quand les Allemands envahirent la France il se rangea à leur côté, n’hésitant pas à diriger des concerts donnés en l’honneur des grands dignitaires nazis et du régime de Vichy, et à tenir en public comme en privé des propos très hostiles envers les juifs, les communistes et les francs-maçons. Il collabora avec la firme allemande DKS, enregistrant de nombreux disques pour elle jusqu’à l’extrême fin de la guerre. Il entretenait d’excellents rapports avec un certain Fritz Weingartner, un médecin nazi disciple du sinistre docteur Mengele, qui fut pendu en 1946 par les Alliés en raison de certaines expériences innommables qu’il pratiqua sur des prisonniers dans les camps de concentration. Landemieux eut plus de chance que lui: à la Libération il réussit à s’enfuir d’Europe et à gagner les rives hospitalières de l’Amérique du Sud. Il y changea de nom, mais on croit savoir qu’il abandonna définitivement la carrière musicale pour se consacrer à l’exploration des ruines précolombiennes des Andes chiliennes et boliviennes, avec l’aimable bénédiction des autorités locales. On perd sa trace à la fin des années 50, au cours d’une de ses missions archéologiques dans les Andes. Des agents du Mossad et du 2ème Bureau, lancés à sa recherche, n’ont jamais retrouvé ni son corps, ni sa sépulture. ll laisse le souvenir d’un chef d’orchestre talentueux, dans ses meilleures années l’égal d’un Monteux, d’un Munch ou d’un Stokowski, mais qui se discrédita sur la fin de sa vie par des options politiques scandaleuses. Encore aujourd’hui son nom n’est évoqué qu’avec réticence par les historiens et les musicologues, et quand il est cité par eux, c’est presque toujours pour illustrer leur propos sur la collaboration de certains milieux intellectuels français avec l’occupant, plutôt que pour ses qualités indéniables de musicien.

D’un geste las, François repoussa les lourds volumes qu’il venait de consulter. De nombreux points restaient dans l’ombre. Rien ne lui permettait de donner une date à la composition de la Symphonie de l’au-delà, pas plus qu’à l’enregistrement réalisé par Landemieux. D’autre part, il ne comprenait pas les raisons qui avaient poussé l’illustre chef d’orchestre à diriger cette œuvre médiocre d’un musicien justement oublié. Il avait noté l’étrange similitude entre les destins respectifs des deux hommes, leur attrait commun pour certaines études occultes en marge de la science officielle, mais il ne comprenait pas comment cette coïncidence d’ordre historique avait pu être à l’origine du disque bien réel qu’il avait acheté la veille à la Fnac.

Il s’approcha de la chaîne stéréo et considéra le disque mystérieux qu’il avait posé sur le couvercle de la platine. Il ne l’avait pas encore écouté dans son intégralité et se demanda si les mouvements suivants présentaient la même absence d’inspiration que le premier. Il sortit le disque de sa pochette et le posa sur le plateau. Il se servit un verre tandis que les premières notes de musique s’élevaient dans l’appartement. Un fauteuil au cuir fatigué lui tendait les bras et il s’y affala de tout son long. Il rêvassa en observant les glaçons qui fondaient lentement dans son verre, alors que par la fenêtre les rayons pourpres du soleil couchant, perçant à travers l’épaisse couche de nuages gris, venaient caresser la reproduction d’un portrait de Berlioz ornant le mur.

Il eut l’idée d’appeler un de ses informateurs de la DKS, un ancien condisciple du cours de Nadia Boulanger qui travaillait à présent au bureau parisien de la firme phonographique allemande. Tandis que résonnait la tonalité dans l’écouteur du téléphone, son attention revint sur le flot de musique que déversaient toujours les haut-parleurs. Il avait sélectionné l’ensemble de la première face, et le premier mouvement qu’il avait déjà écouté déroulait son tapis d’harmonies quelconques et passablement ennuyeuses. Mais bientôt, il eut l’impression que ce n’était plus la même musique que la veille. Les mélodies semblaient avoir gagné en force évocatrice, l’orchestration se montrait plus subtile, aérienne. C’était peu de choses, mais suffisant pour transfigurer l’ensemble du morceau et le porter à un niveau que peu de symphonies de l’époque avaient approché. Les grands crescendos de l’orchestre ne tombaient plus à plat, mais se résolvaient en d’éclatants triomphes des vents et des cuivres; l’évocation de la nature, des sombres bosquets d’une forêt au crépuscule, démontraient une maîtrise de l’écriture, une inspiration sans cesse renouvelée qu’il n’avait pas notées lors de la première écoute.

Une voix qu’il connaissait bien grésilla à l’autre bout de la ligne.

« Germain Durand-Charbonière. A qui ai-je l’honneur?
– Germain? C’est François. »

Le chant des oiseaux s’élevait à présent dans l’appartement en une polyphonie savante, préfigurant les recherches les plus modernes d’Olivier Messiaen.

« François? Sacrée vieille branche! Alors, toujours à idolâtrer le génial fumiste de la Côte Saint-André, hein? Justement il y a pas longtemps j’en parlais à Hubert, tu sais, le grand ponte de la DKS, et on a bien rigolé! »

Une cascade de rires et de gloussements divers s’échappa de l’écouteur, tandis qu’au fond de la forêt évoquée par Charles-Emile de sourds accords de basse trahissaient une présence gigantesque lourde de menaces inconnues.

Germain s’arrêta de rire et un silence bourdonnant s’établit pendant quelques instants sur la ligne. La musique montait et descendait en de fulgurantes spirales, puis éclatait à la façon d’un feu d’artifice.

« Qu’est-ce que tu écoutes? »

François s’arracha avec regret à l’audition du final du premier mouvement.

« J’ai trouvé un disque de la DKS, en « Double Croche »...
– C’est de la préhistoire !
– Précisément. C’est pourquoi j’ai besoin de ton aide. Il s’agit de la Symphonie de l’au-delà d’un certain Charles-Emile Le Clerc, enregistrée par Ernest Landemieux.
– Plutôt étonnant.
– Tu peux faire quelque chose pour moi ? »

Germain ne répondit pas immédiatement. Le second mouvement venait de commencer, entraînant l’orchestre dans la ronde étourdissante d’une danse macabre ponctuée de dissonances plutôt étonnantes pour l’époque.

« Ça ne me dit absolument rien, mais je vais voir ce que je peux faire. Tu sais, la DKS n’a jamais ressorti les enregistrements de Landemieux datant de l’Occupation, et ton Le Clerc est inconnu au bataillon! »

Les cris de grands oiseaux de nuit couvraient à présent les éclats morbides de la danse. Le frémissement des contrebasses, repris de loin en loin par les bassons, exprimait l’horreur de l’humanité livrée en pâture aux puissances des ténèbres. La musique atteignait des sommets expressifs que seul le plus grand Berlioz, peut-être, avait approchés.

A l’autre bout du fil, l’employé de la DKS émit ce qui ressemblait fort à un ricanement.

« Mon pauvre François, la fréquentation excessive de Berlioz te tape vraiment sur le système! Tu as fouillé dans les poubelles pour trouver ce disque, ou quoi? »

Une grande sonnerie de trompettes à réveiller les morts s’éleva depuis les profondeurs de la forêt plongée dans la nuit. A son écoute, François sentit le sang se figer dans son cœur.

« Quel vacarme! Encore un émule du grand Hector, ce Le Clerc, je suppose? Ecoute, je ferai ce que tu me demandes, au nom de notre vieille amitié; je vais me renseigner, mais je t’en supplie, je t’en conjure, ne me passe plus jamais ce disque. Mes oreilles! »

Ils se saluèrent amicalement puis il raccrocha le combiné. La musique, sublime et malsaine à la fois, continuait de se déverser par les haut-parleurs. François se rendit compte de l’extraordinaire qualité du son, digne d’un disque laser, et de la surprenante profondeur de l’effet stéréophonique. La veille, il aurait juré qu’il ne s’agissait que d’un disque monophonique, au bruit de fond et aux craquements parasites atteignant les limites du supportable. Par quel prodige un enregistrement datant des années quarante présentait-il soudain une telle qualité d’écoute?

Depuis les profondeurs de la forêt maudite plongée dans la nuit, un sombre et lourd battement martelé aux timbales résonnait à présent, évoquant la progression terrifiante de quelque créature géante encore invisible. La musique gonflait peu à peu, englobant de nouveaux pupitres de l’orchestre à chaque enjambée monstrueuse de cette chose à travers la forêt. La tension devenait insoutenable. Jamais il n’aurait pensé qu’on puisse rendre un tel climat de terreur avec de simples notes de musique.

Un incroyable déchaînement orchestral, échappant à toute tentative d’analyse musicale, emplit soudain l’espace clos du salon. C’était maintenant une musique proprement terrifiante, qui ne parlait plus à l’intellect raffiné du mélomane mais aux instincts primordiaux de l’homme. Il ne savait plus s’il écoutait de la musique ou s’il la percevait par la vue, l’odorat, le toucher ; un éclat aveuglant, des remugles bien plus atroces que ceux exsudant de caveaux antiques se dégageaient à présent de chacun des accords qui s’échappaient des enceintes acoustiques, mêlés à des râles, des ricanements effroyables comme sans doute les pauvres petits démons familiers connus des hommes n’en poussèrent jamais!

C’était plus qu’il n’en pouvait supporter: d’un pas fébrile il se dirigea vers la chaîne et rejeta brutalement le bras de lecture vers sa position de repos. Un court instant il sentit une forte résistance tandis qu’il séparait la pointe des sillons du disque. Un reflet kaléidoscopique illumina fugacement la surface de vinyle.

Le silence retomba dans l’appartement, et en même temps l’étrange fièvre qui s’était emparée de lui.

La nuit avait pris ses quartiers d’hiver sur la ville, mais il ne s’en était pas encore aperçu et n’avait pas allumé de lampe. Seul le néon du bar de l’autre côté de la rue vint éclairer le pâle sourire de Berlioz sur le mur, en un clignotement criard de bleu électrique mêlé de vert abyssal.

Le lendemain, quand il se remémora la façon brutale dont il avait interrompu l’audition du disque de Le Clerc, il pensa à un cauchemar qui lui serait venu alors qu’il somnolait dans son fauteuil. Ce n’était pas la première fois qu’il rêvait de la sorte de musique et de musiciens. Souvent, perdu dans les brumes du sommeil, il avait entendu nombre de musiques sublimes, étonnantes de réalisme, qu’il cherchait vainement à retranscrire quand il se réveillait.

Comment une symphonie gravée sur disque aurait-elle pu se modifier en l’espace de vingt-quatre heures, au point de transfigurer le pensum plutôt ennuyeux d’un obscur tâcheron en un chef-d’œuvre immortel digne des plus grands génies? Même Berlioz dans les moments les plus apocalyptiques de son Requiem, ou Mahler quand il évoque la brutale apparition de la mort dans sa Neuvième symphonie, n’avaient atteint ces sommets d’expression musicale.

Il se répétait qu’il avait rêvé, et pourtant il n’osait pas remettre le disque sur la platine pour s’en assurer. La pochette traînait toujours dans un coin ; la photo de couverture représentant une sombre forêt au crépuscule lui inspirait désormais une crainte diffuse, inexplicable.

Il essaya de travailler sur une étude consacrée au mythe de l’artiste dans le Benvenuto Cellini de Berlioz, mais il ne réussit pas à dérouler le fil de ses pensées. Il tournait sans cesse le regard vers l’endroit où il avait laissé le disque, et d’où lui parvenaient des bruits secs et furtifs, comparables à ceux produits par les pages d’un livre abandonné dans un courant d’air.

En fin d’après-midi, le téléphone sonna. C’était Germain qui l’appelait pour lui donner des nouvelles de ses recherches:

« J’ai trouvé trace dans les archives (et en questionnant quelques vieux de la vieille de la maison-mère à Munich qui faisaient déjà partie des meubles sous l’Occupation) de cet enregistrement de Landemieux dont tu m’as parlé. La Symphonie de l’au-delà de Charles-Emile Le Clerc, direction Ernest Landemieux, musiciens venus de tous les horizons et réquisitionnés pour la circonstance. J’ai même la date d’enregistrement: le 23 mai 1944 à Paris. Une chose me chiffonne dans cette histoire: le disque n’est jamais sorti. Les bandes de l’enregistrement ont disparu sans laisser de traces... probablement perdues au cours des nombreux déménagements qui ont précédé ou suivi la Libération ! J’oubliais le principal : jamais la DKS n’a sorti cet enregistrement dans la collection « Double Croche ».

– Pourquoi Landemieux a-t-il enregistré cette symphonie ?
– Il paraît qu’un jour il est entré dans le bureau du directeur avec les partitions d’orchestre sous le bras, et a exigé de l’enregistrer pour la postérité... Vu les services qu’il avait rendus, on ne pouvait rien lui refuser! »

Ils convinrent de dîner un soir ensemble dans une brasserie du boulevard St-Germain, puis François raccrocha.

Son regard capta un étrange reflet renvoyé par la pochette du disque de la DKS. Nerveusement, il se leva et s’en empara. Celle-ci rayonnait d’une étrange tiédeur, comme s’il l’avait laissée toute la journée au-dessus de l’amplificateur allumé. Ce qui était peut-être le cas, bien sûr, mais il ne l’aurait pas juré. Une excitation déplacée s’empara de lui tandis qu’il sortait le disque immaculé de la pochette et le posait sur le plateau.

Une nouvelle fois, les premières mesures de la symphonie résonnèrent à ses oreilles. Immédiatement cette fois-ci, il remarqua le changement qui affectait la musique. Elle semblait s’être encore améliorée depuis la veille! C’étaient les mêmes mélodies, les mêmes mouvements d’ensemble, mais transfigurés, maintenant tous marqués du sceau du plus grand génie. Hier encore la symphonie portait en elle les conventions de son époque, mais à présent elle semblait échapper à toute règle, à toute chronologie, mêlant harmonieusement cette musique « vaste comme le monde » dont rêvait Gustav Mahler, aux recherches les plus modernes d’un Schoenberg, d’un Charles Ives ou d’un Boulez. C’était l’ultime symphonie, celle dont des fragments épars lui parvenaient de temps à autre par-delà les murs du sommeil.

De nouveau il parcourut les sombres allées de cette forêt au crépuscule, entraîné par de grands élans de tout l’orchestre, quintessence de trois siècles de musique occidentale. La nature entière chantait, soutenue par le frémissement divin de tous les pupitres. De sublimes chœurs d’oiseaux montaient du rang des flûtes, des piccolos et des clarinettes. Le doux bruissement des ramures sous la brise du soir était rendu par l’ondulation calme des cordes. De sombres accords de basse, remontant lentement des profondeurs de l’orchestre, trahissaient la présence d’une sourde menace.

Le premier mouvement s’achevait en un reflux majestueux, ponctué d’une longue plainte nostalgique des hautbois qui s’en allait mourir contre un mur dressé de cordes employées au plus grave de leur registre.

Alors que retentissaient les premiers accords de la danse macabre annonçant le début du second mouvement, une crainte insurmontable l’envahit et il voulut aussitôt arrêter le disque. Il le voulait, mais son corps refusa obstinément d’obéir: ses pieds restèrent obstinément collés au sol, comme attirés par un aimant. La musique développait ses arcanes terrifiantes, animant des lignes infinies de squelettes dansants, sous une lune obscurcie par le passage de hordes hurlantes de démons.

Péniblement, au prix d’un effort surhumain, il avança d’un pas en direction du tourne-disques. Il avait l’impression de lutter contre un vent soufflant en tempête, ce même vent glacé qu’il entendait à présent dans la musique de Le Clerc, jaillissant d’entre les mondes.

Les yeux exorbités, le visage en sueur, il essayait d’avancer vers la chaîne hi-fi. Des reflets aux couleurs changeantes brillaient à la surface du disque, qui tournait maintenant à une vitesse bien supérieure aux 33 tours/minute spécifiés par le fabricant.

La créature géante parcourait à grandes enjambées les sombres allées de la forêt. Elle se rapprochait. La musique prit une consistance qu’il ne parvint plus à analyser. De quels instruments prodigieux s’échappaient ces plaintes hystériques, suraigus, qui vrillaient les nerfs? Quels étaient ces musiciens qui plaquaient tous ces accords impossibles, nécessitant bien plus que les dix pauvres doigts accordés chichement par la nature aux misérables humains?

Mètre après mètre, il grignotait la distance qui le séparait encore du disque qui continuait à tourner imperturbablement sur son socle. Un chœur effroyable de démons, qu’il n’avait pas remarqué lors des précédentes écoutes, psalmodia ces paroles terribles, incompréhensibles:

« N’GAI, N’GHA’GHAA, HUGHSG OGGOG,
Y’HAH YOG-SOTHOTH! »

Il atteignit enfin le meuble vitré contenant son installation haute-fidélité. Penché en avant pour résister à la puissance incroyable du vent, il essaya de relever le bras de lecture. Mais en dépit de tous ses efforts il n’y parvint pas. Le diamant parcourait inlassablement les sillons, soudé à la surface éblouissante du disque.

La musique se déchaîna en un paroxysme assourdissant. Mille démons échappés des enfers poussèrent ensemble un hurlement effroyable. Le monstre de la forêt apparut devant lui, sa tête hideuse se perdant dans les étoiles. Un éclair aveuglant jaillit du contact de la pointe de lecture avec le disque, et il hurla à son tour, glissant dans un abîme de ténèbres peuplé de créatures rampantes et visqueuses, parmi les cauchemars oubliés de divinités disparues, sombrant sans fin entre les surfaces désolées de mondes éteints depuis une infinité d’éons.

Dès qu’il ouvrit les yeux, Charles-Emile Le Clerc comprit qu’il avait réussi.

Il était étendu sur le dos dans une pièce curieusement meublée, au pied d’un étrange appareil à la façade de métal satiné, couvert de boutons et de cadrans étranges. Par les fenêtres de l’étrange appartement montaient de la rue le grondement des monstres mécaniques qu’il avait si souvent entrevus sous l’empire des drogues, au cours de ses visions des temps futurs, après avoir prononcé à cet effet les incantations préconisées par Abdul Alhazred, l’Arabe dément.

Sur l’un des murs il découvrit un portrait de Berlioz. Comme il le soupçonnait, sa gloire avait franchi l’abîme des siècles.

Il savait pertinemment que tel n’était pas son cas, mais qu’importe! Un univers nouveau s’offrait à lui, un monde de confusion des valeurs, de culture de masse, où des médiocres sans génie, sans talent, tenaient sous leur emprise des foules innombrables réunies dans des salles immenses, pouvant contenir dans leurs travées la population de toute une grande ville! Grâce aux prodiges de la science nouvelle, la moindre musiquette au refrain facile atteignait les villages les plus reculés des cinq continents, à la vitesse de l’éclair!

Que de splendides opportunités à saisir pour un homme aussi habile que lui!
Il remua ce corps qui n’était pas le sien, s’habituant à ses nouveaux muscles, jouant des articulations.
Bientôt les plus belles femmes du monde succomberaient à ses charmes (et à sa fortune!). Sa renommée en ce siècle dépasserait celle du génial Hector!
Fort de cette conviction, il se redressa péniblement sur les coudes et, l’œil aux aguets, se demanda par quoi il allait commencer.

Lettre d’Hector Berlioz à sa sœur Adèle, du 4 août 1857:

« ...Cette chaleur terrible dont tu te plains tant nous convient beaucoup; je trouve ce temps-là [à Plombières] admirable, c’est un climat tropical... Tu n’as pas d’idée de la beauté de nos bois au lever du soleil et au lever de la lune. Il y a trois jours ... je suis allé de grand matin tout seul à la fontaine Stanislas; j’avais porté mon manuscrit des Troyens, du papier réglé et un crayon; le maître de la maisonnette m’a arrangé une table à l’ombre, ornée d’une jatte de lait, de kirsch et de sucre, et j’ai travaillé là tranquillement, devant ce beau paysage, jusqu’à neuf heures... Puis Charles-Emile est venu me rejoindre, comme de coutume, et nous avons passé quelques moments plaisants à bavarder de choses et d’autres. C’est un gentil garçon qui porte bien sa cinquantaine, mais Dieu qu’il me tarabuste avec sa nouvelle manie de me donner du « Maître » par-ci, du « génie » par-là! D’accord, je préfère le voir comme ça plutôt qu’enfermé dans un asile… Il évite de parler de cette triste période de sa vie. J’ai su par un de ses médecins, qui fut mon condisciple à la Faculté, que durant ces années il prétendait ne pas être Charles-Emile Le Clerc, mais un homme arrivé du futur par un douteux tour de passe-passe (tu sais qu’il a toujours été féru de magie noire...)! Et pour prouver ses dires, il s’est mis à raconter l’histoire des temps à venir, un tissu abracadabrant d’événements plus délirants les uns que les autres! ... Enfin, il semble s’être calmé, bien que parfois je m’interroge... Un jour il est venu me voir en chantonnant la ligne mélodique de mon Septuor... que je venais juste de composer et que je n’avais montré à personne. Imagine mon émoi! Il a juré ses grands dieux que je lui avais déjà laissé voir la partition, et je n’ai pas voulu le contrarier pour éviter une possible rechute... Mais bon, c’est maintenant le plus gentil et le plus doux des hommes, il s’intéresse beaucoup à mes Troyens, et – oserai-je l’avouer? – je me sens honoré de le compter à nouveau au rang de mes amis!

...Puissent les mélomanes du futur se montrer aussi compréhensifs que lui envers ma musique! »

Nous remercions vivement M Jean-Jacques Nguyen de sa contribution originale à notre site.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 14 novembre 2003.

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