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Le Grand Opéra et la philosophie française
dans la première moitié du XIXe siècle

Par

Dominique Catteau

© 2015 Dominique Catteau

    C’est au point de vue de la seule philosophie que j’aborderai ici ces problèmes, d’ailleurs passionnants aussi bien pour les vrais amateurs de la musique (les Musikanten, comme disait Nietzsche) que pour ceux de la philosophie. S’intéresser aux relations réciproques de ces deux disciplines paraît toujours plus ou moins comme un gageure, tellement elles ont gardé l’habitude historique de s’ignorer religieusement. Et pourtant il vaut la peine de chercher à déterminer autant que faire se peut l’intérêt qu’a pu représenter au XIXe siècle l’évolution musicale, notamment opératique (plus facile à aborder philosophiquement à cause de la présence du texte) pour les philosophes de ce temps. En l’occurrence, intérêt peut être entendu de deux manières : la philosophie a-t-elle d’une manière ou d’une autre, si peu que ce soit, influencé l’évolution de l’opéra, et inversement l’opéra a-t-il été une préoccupation des philosophes ?

    Pour les influences, il faut vite reconnaître que les musiciens ne sont presque jamais philosophes et rarement seulement intéressés par la philosophie. Ce qui sans doute reste bien préférable tant on peut redouter l’idée seule d’une dissertation mise en musique ou en scène. Garantie artistique élémentaire. En revanche il n’en reste pas moins exact que toute époque voit courir un certain nombre d’idées admises, de théories plus ou moins dominantes, ou de tendances simplement à la mode. Par définition personne de son temps n’est assuré d’y échapper, même pas le musicien : que Lulli ou Rameau soient, plus ou moins sans s’en apercevoir, influencés dans leurs conceptions musicales respectives par les idées diffuses de leurs temps sur le théâtre, le vraisemblable et surtout les exigences de la raison, différentes d’ailleurs pour l’un et pour l’autre, cela est assez aisé à vérifier et parfaitement normal.

    Pour les commentaires a posteriori, il est encore plus rare que les philosophes soient assez musiciens pour en être seulement capables. Pour des raisons tantôt superficielles et tantôt profondes, les philosophes fréquentent peu ou pas du tout les salles de spectacle et les opéras encore moins. Les doigts d’une seul main suffisent pour compter ceux d’entre eux qui nous ont laissé des commentaires privés ou publics des opéras qu’ils ont pu admirer ou détester. Hormis Kierkegaard avec ses pages enthousiastes sur Don Giovanni, on se résigne à ne les voir traiter des opéras que de façon biaisée : Hegel, par exemple, ne parle de Mozart ou de Gluck que pour définir les qualités idéales du texte à mettre en musique1, mais non pour nous analyser l’émotion personnelle qu’il a pu éprouver en assistant à La Flûte Enchantée. Charles Fourier ne consacre à l’opéra que des pages évasives, comme prévisionnelles, illustratives d’un système à la fois génial et délirant, mais jamais précisément ni personnellement appliquées2. Auguste Comte, seul parmi tous les autres ou presque, a laissé sa réputation d’amateur passionné d’opéras, mais ni ses lettres ni ses traités ne nous accordent jamais la confidence d’une admiration prometteuse. Tout au plus un aveu très implicite dans le dixième mois de son Calendrier Positiviste à son goût pour Gluck, Lulli, Rossini, Weber, Bellini, Donizetti et surtout Mozart.

    Même pour Berlioz, lorsqu’un philosophe français a fini par lui concéder une page, ce fut en 1885 pour parler de l’écrivain et non de musicien3… Juste retour des choses d’ailleurs, car Berlioz détestait les philosophes, et ne ratait jamais une occasion de se moquer d’eux, souvent à juste titre, il faut bien en convenir. C’est annoncer tout de suite que chez Berlioz la préoccupation philosophique est purement et simplement absente de sa production artistique, en tout cas consciemment, et que jamais il n’a eu l’idée de composer quelque œuvre que ce fût pour illustrer un système théorique ou un autre. Chez lui, l’art est premier, et la réflexion, bel et bien présente dans ses innombrables écrits (et souvent de tout premier ordre), toujours seconde, après-coup, ou, pour parler comme les philosophes, a posteriori. Ce qui augure clairement de la place, complètement originale en son temps, qu’il réservera à son œuvre dramatique. Et qui explique en retour pourquoi cette dernière a été et reste encore aujourd’hui si souvent mécomprise.

    Pour Meyerbeer, les choses semblent faciles à résumer : comme pour Berlioz, rien n’indique qu’il ait apprécié, admiré et aimé, ni même seulement connu l’une ou l’autre philosophie de son époque. Qu’il ait pu avoir l’envie de s’y appuyer pour justifier sa façon de composer son grand opéra, cela demeure parfaitement invraisemblable. Inversement aucun philosophe à ma connaissance n’a songé à analyser son travail pour en mettre à jour les éventuels présupposés ou la portée philosophiques. Consciemment donc, ignorance réciproque parfaite, même si parfois, on le verra, les coïncidences surgissent, sinon malgré elles, du moins malgré lui. Il ne faut pas mépriser les idées qui flottent dans l’air du temps. Elles sont à l’œuvre souvent où on ne les attend pas.

    Bien entendu, et comme toujours, l’exception, à la fois symptomatique et très problématique, est ici Richard Wagner. Contemporain de Berlioz et de Meyerbeer, il est le seul à avoir revendiqué à tous les vents l’influence de certaines philosophies, notamment françaises, sur sa propre création : à côté d’aveux involontaires comme Christian Hermann Weisse ou son oncle Adolf Wagner, à côté d’oublis plus ou moins voulus comme Franz von Baader ou même Pierre-Simon Ballanche, à côté enfin de confidences calculées comme Feuerbach ou Schopenhauer, il faut encore compter Pierre Joseph Proudhon, dont l’influence n’a pas été nulle. Conjointement et pas forcément pour les mêmes raisons, l’œuvre de Wagner a suscité de nombreux commentaires de la part des philosophes jusqu’à Theodor Adorno et même, si l’on y tient vraiment, André Glucksman, en passant évidemment et surtout par Friedrich Nietzsche. Cette double particularité du musicien allemand s’en adjoint une troisième qui achève de le rendre ici incontournable : en tant que philosophe de la musique, ou du moins de la sienne, Wagner a même traité expressément de Meyerbeer et écrit notamment sur Le Prophète4. Il sera donc impossible d’oublier sa présence sous-jacente tout au long des réflexions qui vont suivre, jusqu’à parvenir à une inévitable et éclairante confrontation entre ses conceptions et celles mises en œuvre dans Le Prophète.

    Pour ce faire, on envisagera successivement les grandes lignes de la philosophie en France et en Allemagne dans la première moitié du XIXème siècle, puis la forme du grand opéra au regard de ladite philosophie. On terminera en savourant l’originalité étonnante de Berlioz en cette matière.

I – La philosophie de la première moitié du XIXème siècle en France et en Allemagne

    Visiblement la France et l’Allemagne se heurtent au début du XIXème siècle à un problème majeur et commun, mais posé différemment dans les deux pays, en raison de leurs évolutions historiques particulières. Ce problème commun, de longtemps hérité, est celui de la place de la foi religieuse vis à vis de la rationalité philosophique : quelle valeur peut-on alors encore accorder à la croyance religieuse, singulièrement chrétienne, tandis que la raison des philosophes et des savants n’a cessé de part et d’autre du Rhin de conquérir triomphalement des domaines traditionnellement occupés par la religion ? Incontestablement cette question décisive se pose dans un climat partagé d’exigence de liberté venue des Lumières. Sitôt énoncée, pourtant, cette communauté de problèmes trahit la disparité de ses perspectives : préventivement on dirait vite que l’Allemagne pose la question de la foi chrétienne au cœur de ses présupposés protestants, tandis que « la Fille aînée de l’Eglise » ne peut renier son propre terrain catholique. Sans doute cela explique-t-il pour une bonne part les divergences qui s’ensuivent aussitôt, aussi bien dans l’histoire respective de leurs philosophies que dans la teneur de leurs philosophies de l’histoire.

    On commencera par dégager les grandes lignes de la philosophie allemande, mais dans une optique décidément infléchie par le prisme de la philosophie française de cette époque, dont les Français, soit dit en passant, gardent encore aujourd’hui l’étrange monomanie de parler si peu. Meyerbeer au moment de la gestation puis de la création du Prophète vivait en France : c’est donc depuis la France qu’il convient d’envisager les choses.

    Au sortir du XVIIIème siècle, marqué de loin par les expériences françaises de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, l’Allemagne faute d’avoir été prête elle-même à faire réellement sa révolution, va la faire, et de manière éclatante, dans le domaine de la pensée et des idées. Coutumière depuis Luther de la prise en charge personnelle de l’exigence de penser, et emprisonnée politiquement dans l’éparpillement de petits états archaïques, l’Allemagne confie à ses Universités la mission de libérer hardiment la pensée humaine5. Sans entrave ni limite, les grands maîtres vont aussitôt se presser pour penser ou repenser ouvertement le sujet brûlant de l’actualité de leur histoire : celui de la vérité du christianisme face à la rationalité potentiellement menaçante.

    Dans un premier temps particulièrement illustre, le christianisme sera comme sauvé par l’Idéalisme régnant. Kant, en limitant les prétentions de la rationalité scientifique, avait légitimé à nouveau la foi comme prolongement logique des exigences insuffisantes de la raison. Fichte put alors retourner les impuissances de la raison kantienne dans l’affirmation de la toute-puissance de son moi absolu qui ne retrouve jamais que lui-même dans la rationalité de tout l’univers qui l’environne jusque dans ses moindres détails. Hegel enfin n’eut plus qu’à révéler son mouvement historique à cette prise de conscience progressive de la puissance illimitée de la Raison de l’Humanité. La Raison, partout présente et partout triomphante se reconnaît Absolue Vérité de l’homme et du monde, et de leurs destins respectifs, et par là même s’empare des prodigieux attributs traditionnellement réservés à Dieu. La Raison divinisée, ou Dieu intégralement rationalisé, les deux termes finissent par s’équivaloir. Ce disant, le philosophe semble sauver la religion en confirmant brillamment la réalité et l’accessibilité de l’Absolu. Le croyants respirent.

    Pourtant ce triomphe allait peser lourd, car il apparut en même temps porteur d’une redoutable ambiguïté, que les successeurs de ces grands Idéalistes s’empresseront de tirer au clair. Si la Raison, ou Dieu, est tout, et partout, si le fini est ainsi réconcilié avec l’infini, alors l’infini n’est plus différent du fini, Dieu n’est plus transcendant au monde, et à terme Dieu pourrait bien n’être plus Dieu, et donc n’être plus du tout. Le triomphe du christianisme coïncide avec son déclin, son apogée avec sa perte. Le concept de l’achèvement du christianisme chez Hegel annonçait déjà cette terrible ambivalence : atteindre sa perfection, c’est aussi buter sur son terme. L’Idéalisme absolu se dilue vite en panthéisme6 et prépare ainsi fatalement sa disparition : si vraiment l’infini est partout dans le fini, il menace de ne plus être infini du tout.

    Cette déception qui pèse sur la pensée allemande va se trouver aggravée d’une part par la mort de Hegel en 1831, d’autre part par l’exemple de la France, surtout à partir de 1830 et de l’échec de sa Restauration monarchique et religieuse. D’autant que les hommes et les idées traversent le Rhin avec une fréquence de plus en plus intéressante7, les échanges francoallemands s’intensifient, Le Globe saint-simonien notamment étend son influence et contribue entre autres à donner une orientation nouvelle à cette quête de l’infini au cœur du fini : le monde idéal est fait désormais pour être réalisé ici-bas, le Royaume de Dieu pour être installé sur la terre. Forts de cette impulsion nouvelle, les penseurs ont tendance à se retourner contre leur récent idéalisme qu’ils soupçonnent maintenant de n’avoir été qu’une tentative de détournement de l’attention humaine loin des problèmes réels. Anticipant sur les analyses marxistes qui, dans les années 1840 demeurent à peu près inconnues8, l’Idéalisme est condamné comme étant idéologie mystificatrice, et la philosophie de ceux qu’on appellera les Jeunes Hégéliens se mobilise complémentairement en vue du retour au réel, et donc d’abord de l’abolition de la croyance religieuse au moyen d’un antithéisme virulent et parfois violent. David Strauss, puis surtout Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach9 dévoilent l’essence rien qu’humaine du christianisme et révèlent ainsi, selon certains, leur parenté inattendue avec Pierre Leroux10.

    En France, la question du statut de la foi s’était posée sur le terrain proprement révolutionnaire, celui de la liberté politique d’agir, lui-même corollaire d’une accoutumance catholique universaliste qui avait trop découragé la liberté personnelle de penser. Ce qui explique sans doute le recours un peu inévitable aux explosions réactives dans la vie collective. Chez nous, les choses apparaissent extrêmement complexes sous cet angle : la philosophie du XIXème siècle hérite d’abord d’une sorte d’énigme théorique initiale venue d’Allemagne. Quel sens faut-il accorder à la philosophie kantienne ? Madame de Staël y lit avec ravissement le retour de la foi, en se focalisant sur la Critique de la Raison Pratique (Kritik der praktischen Vernunft). Heinrich Heine lui répond vertement, en insistant sur la Critique de la Raison pure (Kritik der reinen Vernunft), qu’il y voit l’abolition de la croyance et l’inauguration de l’athéisme qui promet la mort du vieux Dieu à brève échéance. Cette énigme théorique, symptôme d’une fructueuse hésitation, se double encore d’une incertitude pratique rare : que faut-il retenir à la fin de l’expérience révolutionnaire ? Certains s’arrêtent sur son échec tragique et sur le désespoir de la Terreur : au nom de la Raison des philosophes et en vue du bonheur universel, la Révolution a sombré dans le plus effroyable et injustifiable Arbitraire. D’autres surmontent cet écueil affreux mais passager et en profitent pour confirmer leur espérance : la vraie Révolution reste, sinon à refaire, du moins à achever, car elle s’est arrêtée en route, 89 et 93 n’en étaient que des étapes, il faut la reprendre…

    Ces deux balancements douloureux trahissent en fait une ambiguïté plus fondamentale encore, cette fois vis à vis des Lumières. Quand les premiers s’enfoncent dans leur déception devant les promesses non tenues de la Raison, ils ont tendance à se réfugier, par retour du balancier, dans les bras réconfortants de la sentimentalité, du penchant pour toutes les formes d’irrationnel justement, l’obscur, le nocturne, l’imaginaire, et bien entendu la foi et la religion comme pendants séculaires à la prétendue lumière rationnelle, les seconds se consolident patiemment dans leur idéal encore insatisfait de rationalité à poursuivre.

    Ce double mouvement rend bien compte des deux grandes directions franchement antagonistes expérimentées par la philosophie française pendant toute cette première moitié du XIXème siècle. En premier lieu, ceux qu’on peut désigner globalement, et donc un peu sommairement, comme théistes. C’est-à-dire les nostalgiques de l’ordre pré-révolutionnaire, pour ne pas dire même pré-XVIIIème siècle, à la fois l’ordre monarchique et l’ordre cosmologique et théologique. De Bonald, De Maistre et surtout, beaucoup plus renommé et influent, Chateaubriand, rêvent de restaurer le christianisme dans son éclat passé. Maine de Biran également veille à rétablir Dieu dans ses attributs millénaires de source à la fois de l’existence du monde et de la loi morale en inaugurant, dans la ligne de la philosophie kantienne, la distinction préliminaire de la représentation spatiale vouée aux sciences causalistes de la nature et de l’accès direct au sens intime de la volonté libre11. Cette réhabilitation hante les esprits français et européens bien au delà des thuriféraires de cette littérale ré-action avec des arguments majeurs qui marqueront la pensée philosophique largement après eux, et même en un sens jusqu’à aujourd’hui inclus, en passant alors par des philosophes comme Félix Ravaisson qui résumeront même rétroactivement leur siècle par ces présupposés indépassés12 : au point de vue de la connaissance du monde, y compris sous sa forme scientifique, seule la religion permet d’expliquer l’ordre présent dans tous les phénomènes naturels en se fondant clairement sur l’admission de la finalité présidant à la création. Sans la religion et la volonté divine créatrice et ordonnatrice, impossible de comprendre le miracle de l’ordonnancement universel. Au point de vue moral, même inusable efficacité : si Dieu n’était pas là pour imposer sa loi d’en haut à des hommes incurablement égoïstes, ce serait partout le règne chaotique de l’anarchie des désirs incontrôlés. Seule l’autorité supra-humaine garantit solidement la loi aussi bien morale que politique, et par là le bon ordre social.

    En face de ces positions séculaires et passablement hétéronomes pour ne pas dire enfantines, se poursuit patiemment le travail plus modeste et plus porteur d’avenir en même temps de tous ceux qu’on peut ranger parmi les matérialistes athées : les Idéologues, soit dit en passant fondateurs du mot dont le sens se verra largement détourné ensuite notamment par Marx, disciples directs de Condillac, acharnés à expliquer la formation des idées dans l’intelligence humaine à partir des seules sensations en n’ayant recours qu’à des explications naturelles ; puis les lointains fondateurs de la médecine moderne comme Cabanis, ou les découvreurs de l’évolution biologique comme Lamarck, lui aussi fondateur du mot ; et encore les physiciens comme Laplace, se refusant à expliquer l’univers autrement que par lui-même ; pour finir même par Proudhon qui, en un sens, tentera le même genre de démarche pour les relations sociales et politiques entre les hommes. Un fond commun à tous, précisément leur matérialisme, ou pour mieux dire si du moins le mot n’avait un autre sens, leur naturalisme : la nature, extérieure ou humaine, doit toujours pouvoir s’expliquer par elle-même et par le jeu des forces qu’elle contient et qu’on y observe, et non plus par l’intervention trop facile d’êtres ou de volontés supra-naturels.

    Une telle présentation ne peut manquer de pécher par simplification abusive, c’est l’évidence. D’autant qu’entre ces deux extrêmes répertoriés, il faut encore situer le moins mal possible une multitude de penseurs plus ou moins originaux et puissants, à la fois plus nuancés et plus complexes, mêlant de multiples façons des traces d’influence qui les rattachent tantôt aux théistes tantôt aux matérialistes. Dans cette improbable famille, on peut classer des gens aussi différents par ailleurs que Victor Cousin et tous ceux qu’on regroupera encore sous l’étiquette d’utopistes.

    Victor Cousin incarne presque à lui seul la philosophie française établie, reconnue, institutionnalisée de ces quelques décennies. Sa reconnaissance officielle est notoire pour des raisons inhérentes sans doute à ses conceptions. L’éclectisme dont il est l’auteur s’enracine d’abord dans un souci véritablement scientifique au sens kantien : garantir la fermeté de la connaissance humaine en s’appuyant sur les seules forces de la raison. Mais en même temps, ce même éclectisme, en prenant une allure historique inspirée par la philosophie de Hegel, l’oriente de plus en plus vers l’accession à l’Infini et à l’Absolu. Matérialisme ou théisme ? L’éclectisme, en posant en principe que des bribes de vérité se trouvent partout disséminées, appelle évidemment à les retrouver pour les réunir dans une conciliation, qui, si elle ne satisfait pas vraiment tout le monde, au moins ne fâchera jamais personne. Chacun y trouvera à la fin un petit quelque chose qui ne lui déplaira pas. Peut-être est-ce le secret de la réussite certaine mais sans lendemain de Victor Cousin : une pensée accommodante, jamais inquiétante, de quoi suffire à plaire sans jamais menacer… Une philosophie prédestinée à l’avènement d’une bonne bourgeoisie sans méchanceté particulière mais sans audace, et de ce fait, promise à disparaître avec elle.

    Chez les utopistes, on retrouve les mêmes écartèlements mais avec la passion en plus. D’un côté un attachement affiché à une méthodologie rationaliste : une volonté de principe de tenir compte d’abord et avant tout, et parfois exclusivement, des faits réels et observables, doublée du parti-pris de les analyser d’une manière intégralement rationnelle. Cela se trouve aussi bien chez Saint-Simon que chez Auguste Comte, à qui on doit la première définition rigoureuse de la démarche scientifique par opposition aux anthropomorphismes puérils et dépassés des méthodes théologiques puis métaphysiques. Mais d’un autre côté, et presque toujours au cœur des mêmes doctrines, on voit affleurer un cadre conceptuel à la fois d’origine et de portée nettement religieuses, et singulièrement d’influence chrétienne. Ballanche, Lamennais, Saint-Simon, Fourier, Leroux et même Comte, chacun à sa manière qu’on devine éventuellement très différente de celle des autres, ne peuvent éviter tôt ou tard de penser l’histoire des hommes à partir de la Révolution en termes de chute et d’expiation, la première appelant tout logiquement la seconde. L’humanité a failli, sinon commis la faute, en sombrant dans la folie révolutionnaire, elle mérite sa condamnation à la douleur conséquente qui fera seule le prix de son expiation possible. Il faut payer pour mériter son rachat. Après le déclin ou la dégénérescence13, le temps de la rédemption ou de la régénération, morale, sociale et historique ne pourra être espéré qu’après celui de la juste expiation dans la peine et la souffrance. On voit que l’histoire des hommes se conjugue de plus en plus nettement en trois temps : le temps passé de la chute, le temps présent de l’expiation, et le temps à venir de la régénération, qui seul parachèvera enfin l’idéal corrompu de la Révolution et lavé de la culpabilité de ses errements. On voit aussi que cette structure conceptuelle des utopies à venir et à réaliser s’enracine de manière très ambiguë dans l’héritage chrétien. Pour faire simple, les deux premiers temps rappellent très clairement l’enseignement chrétien traditionnel : chute et expiation restent le sujet central des toutes premières pages de la vision biblique. Mais les deux derniers ouvrent sur une perspective qui rompt avec le christianisme : car le salut du chrétien était fondamentalement personnel et réservé pour l’autre monde. La régénération humaine, qui fait ce qu’ils sont des utopistes, est annoncée maintenant comme collective, et surtout destinée à être réalisée dans ce monde. Des penseurs aussi différents que Lamennais et Leroux, Ballanche et Comte sont sur ce point symptomatiquement d’accord.

    C’est au cœur de ce climat de prophéties de lendemains qui devaient chanter un jour que Meyerbeer aura donc composé la musique de son Prophète. Cela mérite d’autant plus de considération que les conceptions de l’art en général et des arts en particulier se trouvaient engagées nécessairement dans la mouvance globale de ces grands courants de pensée. Dans sa propre cohérence, il n’est pas anodin d’annoncer que la réflexion esthétique allemande profite majoritairement des traits principaux de son Idéalisme : l’art y est défini au moins depuis Hegel comme la révélation sensible de l’essence (intelligible) de l’homme. Ce qui implique que tous les arts successivement seront convoqués tout au long de l’histoire de l’humanité, des Grecs jusqu’à nous, pour compléter peu à peu et parfaire patiemment cet immense et difficile venue au jour de tout son contenu humain. En France, avec une même cohérence dans les perspectives très différentes de sa philosophie surtout utopiste, l’art devient le moyen le plus sensible à tous et donc le plus efficace pour les hommes de chair que nous sommes tous, pour exalter et impulser l’utopie future, et tous les arts se retrouvent appelés à unir leurs forces de persuasion (et presque de propagande) au service de la régénération promise. Dans leurs divergences mêmes, France et Allemagne élaborent curieusement un projet artistique qui se coule étrangement dans des termes analogues : celui de l’art total.

    C’est sans doute en ce sens que Heine comparait Le Prophète à la cathédrale d’Amiens pour lui adresser le magnifique compliment de représenter une immense et admirable unification d’une multitude de petits détails merveilleux qui le composent. Ni politique ni religieux, voilà que Le Prophète se révèle d’abord architecture géniale.

    Comme l’architecte unifie en effet tous les détails d’une construction dans la perspective justificatrice de la totalité de l’ouvrage, de même que Claude-Nicolas Ledoux réalisa des ensembles à la fois théâtraux et industriels prophétiques14 fondés sur le même principe de l’orientation finalisée de tous les éléments constitutifs vers le même centre global de perspective, de même que Ballanche imagina sa ville d’utopie sur le même principe unificateur totalisant, sinon totalitaire, le musicien dramatique du XIXème siècle, poussé par ces exemples illustres, ne pouvait qu’être tenté à son tour par la grande œuvre unificatrice.

II – Le Grand Opéra et la philosophie française

    Question de forme, nécessairement liée à celle du contenu. Au XIXème siècle, l’art n’échappe plus à l’exigence d’universel. Quant à son fond, il se trouve mis au service de la régénération collective de tous. Quant à sa forme, on attend de lui qu’il produise une œuvre comme synthèse de tous les arts. L’art parlera donc désormais de tout l’homme à tous les hommes avec le concours de tous les moyens artistiques humains. On sent bien qu’une telle formulation avoisine autant la volonté meyerbeerienne du Grand Opéra que la conception wagnérienne de l’Œuvre d’art de l’avenir. Même si comme on va le voir, c’est en des sens différents, ce ne peut pas être tout à fait par hasard.

    La première chose à rappeler pour comprendre au mieux ce qui advient alors, c’est le contexte général de idées philosophiques et esthétiques en Allemagne et en France. Pour l’Idéalisme allemand, l’art révèle l’essence de l’homme dans et par un support sensible, prioritairement visuel et auditif. Pour être achevée un jour, cette tâche de révélation totale de l’essence humaine implique d’abord l’apport successif de tous les arts particuliers au cours de l’histoire universelle dans la mesure où chacun vient compléter les lacunes du précédent et apporter, comme on dit communément, sa pierre à l’édifice ; et ensuite le dépassement de l’art lui-même par la philosophie, seule capable de venir vraiment à bout de l’élucidation claire et complète de la Vérité de l’Homme. Sitôt la philosophie (hégélienne) advenue, l’art deviendra une chose du passé. En un sens les Jeunes Hégéliens seront à leur tour plus hégéliens que Hegel lui-même, en rectifiant leur vieux maître sur ce point décisif : l’art aura de nouveau un avenir s’il se charge de la diffusion sensible, donc vulgarisée et non plus réservée à l’élite intellectuelle, du même message philosophique du dévoilement intégral du sens de l’homme. En France, de façon beaucoup plus incarnée, on retrouve le même genre de fil directeur : l’art en général est capable de rendre désirable aux yeux et aux oreilles du peuple, et non plus seulement des aristocrates renversés et des bourgeois incultes, le destin futur de l’Humanité régénérée et réconciliée. Pour ce faire, le concours de tous les arts surmultipliera sa puissance de persuasion, et dans le sens le plus fort du terme, d’éducation.

    La deuxième chose importante, c’est que par sa constitution même, l’opéra occupe dans cette perspective fondamentale une position privilégiée, qui n’était pas nouvelle à l’époque, mais que de nouvelles préoccupations générales ne pouvaient pas manquer de remarquer, pour en profiter aussitôt largement. Par excellence, et depuis qu’il existe15, l’opéra repose sur la collaboration de plusieurs techniques artistiques. L’illusion comique, au sens de Corneille, s’y trouve évidemment confortée par l’addition des artifices techniques de genres différents qui permettent de la provoquer. Pour faire simple, disons qu’en principe chaque art s’adresse à un seul canal sensoriel, la peinture à la vue, la musique instrumentale à l’ouïe, la poésie tantôt par la déclamation à l’oreille, tantôt par la lecture aux yeux, mais jamais aux deux à la fois. Sauf dans le théâtre, à plus forte raison s’il est musical. L’opéra fait donc exactement le contraire des arts particuliers en s’adressant en même temps à tous les sens esthétiques, vision et audition. Du coup l’illusionnement théâtral s’en trouve renforcé et décuplé, mais aussi il ne nécessite de ce fait aucune éducation particulière et affinée, et est ainsi aussitôt accessible par un biais ou par un autre à tous, sans nécessiter de formation spéciale. Par nature, l’opéra fait un spectacle pour le grand nombre et la foule. Les idéalistes le proclameront universel, les réalistes le diront populaire, les raffinés le déclareront vulgaire. Tout ce qu’on vient de suggérer là se retrouve, notons-le bien, dans l’analyse du cinéma aujourd’hui : spectacle complet qui use du concours permanent de tous les sens esthétiques, absence de nécessité de toute formation spécialisée, démultiplication prodigieuse du pouvoir suggestif de l’illusion identificatoire, et bien entendu, retentissement populaire illimité16. Ceci explique probablement largement que l’opéra en particulier et le théâtre en général se voient si cruellement concurrencés, quand ce n’est pas renouvelés, par leur rejeton direct, mais aussi que dans l’autre sens, l’opéra devait, sans le savoir, tout faire pour anticiper sur le cinéma en expérimentant avant la lettre les procédés les plus spectaculaires qui sont aujourd’hui devenus banals pour mieux concentrer ou rappeler l’attention fascinée du spectateur : je veux parler des rebondissements dramatiques, vieux comme le drame euripidien, et surtout de ce qu’on appelle désormais les effets spéciaux, rendus possibles par une technologie de plus en plus puissante, mais générée depuis bien plus longtemps par l’habileté mécanique et la machinerie industrieuse, puis industrielle. Apparitions et disparitions de personnages, métamorphoses à vue, envolées dans les airs, tous les trucages possibles et imaginables, de fait fiévreusement imaginés et réalisés sur la scène gourmande des opéras.

    C’est dans cette lignée incontestablement que Meyerbeer a pensé son grand Opéra : grand par son sujet tiré de la grande histoire, grand par le large public auquel il se voue, grand enfin par la multitude des moyens sciemment convoqués pour atteindre son but, l’émerveillement du spectateur. Avant même Wagner, le grand spectacle rassemble tous ses moyens, décor et peinture, musique et danse, poésie et mimique, machinerie et ingénierie pour capter plus sûrement l’attention en provoquant des effets spectaculaires. Le grand opéra est voué à la production d’effets. En ce sens, nul doute que Meyerbeer est pleinement de son temps – ce qui fera peut-être aussi sa limite – et qu’on pourrait le dire influencé plus ou moins consciemment par des idées qui circulent amplement. Par exemple, Charles Fourier voit dans l’opéra une clé d’éducation des enfants à ce qu’il appelle « l’Unité composée », c’est-à-dire à la fois un apprentissage de l’habileté individuelle mise au service de l’ensemble, et l’initiation au partage d’un enthousiasme commun. Pour tendre à ce but, l’opéra réunit sept branches : le chant, la maîtrise d’un instrument, la danse, le geste, la gymnastique, la poésie et la peinture. A quoi il a encore soin d’ajouter, non pas un huitième composant qui détruirait l’éternelle magie du nombre 7, mais ce qui doit être le lien de tout le reste, « le lien actif de l’opéra », ni plus ni moins que la mécanique, celle de la machinerie ou « féerie mouvante »17. Auguste Comte un peu plus tard prévoit pour le faste de ses futures « fêtes publiques » « l’intime combinaison de quatre arts spéciaux (sculpture, peinture, mimique, musique) sous la présidence de l’art fondamental (la poésie) »18. Sur ce chapitre, Meyerbeer ne craignait pas d’être seul.

    Ce débat alors incontournable fut aussi et surtout celui qui devait opposer Wagner à Meyerbeer d’une façon bien unilatérale, puisque à ma connaissance en tout cas, ce dernier n’a jamais pris la précaution de répondre à son cadet. Ce qui est regrettable d’ailleurs, car il aurait pu le faire, et avec des arguments tout à fait défendables. On essaiera de le faire à sa place. Cette polémique est très connue : Wagner accuse Meyerbeer d’avoir voulu chercher l’effet sans cause, Effekt ohne Ursache19, c’est-à-dire l’effet pour l’effet, ou plus précisément l’effet amené par des moyens péjorativement artificiels, et donc peu ou mal ou pas du tout reliés à ce qui les précède. Wagner, comme souvent, s’exprime de façon plutôt imprécise et confuse. S’il fallait entendre dans son propos la dénonciation restée célèbre d’effet sans cause, ce serait une absurdité. Par définition, tout effet exige au moins une cause, faute de quoi on ne pourrait même pas le désigner du terme d’effet. Kant aurait dit que le concept de cause est analytiquement compris dans celui d’effet. Plus simplement, tout effet, pour être dit tel, a nécessairement une cause. Wagner peut bien jouer sur les mots en usant avec une pointe de mépris du terme Effekt recopié sur le mot français auquel il préfèrera le mot authentiquement germanique de Wirkung pour parler emphatiquement de ses propres conceptions, il n’empêche qu’à strictement parler, il n’y a là rien à comprendre. Ou plutôt, il faut, pour ce faire, rappeler que Wirkung, de la même famille que wirken et Wirklichkeit, véhicule l’idée d’une élaboration, d’un travail, d’une opération ou d’une mise en œuvre exigeant du temps, de l’effort et surtout une progression. Le patient travail de l’ouvrier engendre peu à peu son ouvrage, comme le tisserand son tissu, en le faisant advenir à l’existence autonome : il y a comme une génération naturelle entre l’engendrant et l’engendré, et en même temps une sorte d’extériorisation progressive d’une idée ou d’un projet d’abord tout intérieur à l’ouvrier. Voilà la conception wagnérienne, qui mérite en effet toute notre attention, mais aussi qui l’amène à se mal exprimer contre Meyerbeer. Pour Wagner, qui construit aussi ses drames musicaux sur la production d’effets scéniques souvent très spectaculaires, l’effet doit être préparé, ménagé, d’une manière telle qu’il paraîtra, au moment même où il éclatera d’une manière de préférence surprenante, avoir été en fait inévitable. Or le seul moyen de lui conférer cette justification naturelle et nécessaire, consiste chez Wagner à lui préparer une génération proprement psychologique. C’est dans les profondeurs de l’inconscient de ses personnages, de leurs désirs sourds, de leurs motifs entremêlés d’abord dans l’ombre que Wagner prépare habilement l’éclatante explosion en pleine lumière de ces effets qui lui sont chers. Pour apparaître nécessaires et naturels, les effets wagnériens sont toujours préparés de loin par des causes dramatiques, au sens wagnérien de l’entremêlement problématique, donc explosif, des motifs, c’est-à-dire intérieurs ou psychologiques. Avec un tel présupposé en tête, il va de soi que les effets du grand opéra meyerbeerien sont injustifiables, et presque insupportables. Non pas qu’ils n’aient pas de causes, étant donné que de toute évidence ils sont préparés aussi chez Meyerbeer, mais ces causes ont les caractéristiques opposées à celles de Wagner : elles sont purement dramaturgiques, de l’ordre de la cuisine de l’intrigue, c’est-à-dire extérieures et purement événementielles. C’est toujours de la bousculade des événements imprévus que surgissent ces effets forcément calculés mais d’une manière strictement artificielle. L’exemple qu’analyse Wagner en détail confirme à la fois cette analyse et la maladresse de son exposition : la fin du 3e acte du Prophète. Les anabaptistes se sont pris à douter de Jean et hésitent à le suivre ; superbement Jean les reprend alors en mains, surmonte leurs doutes et réarme leur courage en invoquant la sainteté de sa mission et l’autorité de leur Dieu, pour les lancer enfin à l’assaut triomphal de Munster. Alors le brouillard qui obscurcissait les lieux se trouve soudain déchiré par un soleil éclatant promettant la victoire. De cette scène en effet réellement impressionnante et spectaculaire, Wagner n’a pas de mal à montrer l’insuffisance : car l’événement miraculeux de la percée solaire, rendue possible sur scène par la grâce de l’électrotechnique est présenté sans lien avec l’état intérieur de Jean. Il apparaît littéralement comme un cheveu sur la soupe. Deux événements indépendants : la reprise en mains du peuple, la percée lumineuse, réunis par le seul hasard des circonstances. Alors que pour Wagner, le second aurait immensément gagné à apparaître comme la conséquence du premier : toute l’évolution intérieure de Jean aurait dû en appeler à cette levée prodigieuse des ténèbres opaques, l’éclat du soleil en aurait manifesté la victoire admirable de sa volonté. Il est incontestable que Meyerbeer ne le fait pas et se contente de superposer sans les lier l’appel de Jean à la charge héroïque et la venue soudaine du soleil. A noter qu’on pourrait aller plus loin encore que Wagner lui-même et regretter que Meyerbeer n’ait pas songé non plus à appliquer la musique de son finale à cet événement solaire plus que symbolique. Rien dans la harangue guerrière ne rend compte musicalement de ce retour inattendu de la pleine lumière. Qui écouterait cette fin d’acte les yeux fermés n’entendrait que la marche militaro-religieuse et ne pourrait absolument pas soupçonner qu’il se passe un événement visuel majeur sur la scène. Certes aucune musique n’a jamais peint rigoureusement le lever du soleil, mais certaines ont bien su suggérer parfois des impressions très analogues20. Meyerbeer s’est contenté d’une option plus facile : un texte fanatique, une musique martiale, un lever de soleil très technique, sans réel souci de rapports entre les trois. S’il est vrai de voir en Scribe un « librettiste industriel »21, on finit par se dire que Meyerbeer fut décidément trop souvent un compositeur industrieux. D’excellents artisans en somme, mais pas toujours artistes.

    Il me semble finalement devoir retenir surtout qu’au milieu de problématiques alors largement diffusées, Meyerbeer a défendu un message entendu, celui du danger des tyrannies, et endossé une préoccupation partagée, celle de l’esthétique du grand nombre. Pour plaire le plus possible, il est prudent de déranger le moins possible. Peut-être cela justifie-t-il le décalage important que je remarque avec la philosophie utopiste de cette époque. Non sans surprise, le plus influencé par cette manière de penser le destin de l’humanité fut incontestablement Wagner, et non Meyerbeer, ce qui, soit dit en passant, explique sans doute une bonne part de l’engouement incurable que les Français continuent de vouer au premier. Chez Wagner, on trouve en effet l’usage obsessionnel du cadre conceptuel propre à cette philosophie, avec ses trois phases nécessaires de la chute ou de la faute initiale passée, de l’expiation présente et de la rédemption (Erlösung) promise dans l’après de la mort des héros. Chez Meyerbeer, de ce cadre tripédique, on ne trouverait jamais qu’une seule phase – mais une seule phase équivaut fatalement à pas de phase du tout – comme mixte impossible de la troisième et de la première précédentes : celle de la chute, non pas initiale, mais terminale, ou du massacre suicidaire final. Wagner, bien plus que Meyerbeer, prit sa part de cette pensée franco-allemande difficile à débrouiller.

    A moins que le vrai débat ne fût bien d’abord et avant tout, sur fond de philosophie à la mode du temps, entre Meyerbeer et Wagner. Ce fond, c’est celui de l’optimisme de ce temps des prophètes comme promesse simultanée d’une forme d’art nouvelle et d’un contenu inouï : l’art total au service du salut universel. Sur ce double point, la position de Wagner fut la plus cohérente, car elle joignait les deux, ou la plus naïve, parce qu’elle était trop optimiste précisément. Celle de Meyerbeer, quant à elle, peut-être plus lucide, nous laisse sur une ambiguïté sans solution : l’acceptation de la forme du spectacle total, mais le rejet du contenu du salut pour tous…

III - Le cas à part : Berlioz

    Impossible de finir sans quelques réflexions au sujet de Berlioz, relativement à la problématique précédente. Pour bien marquer son extraordinaire originalité.

    Premièrement, la préoccupation du Grand Opéra est aux antipodes de la sienne. Ce qui en soi, on ne le souligne pas assez, est absolument stupéfiant. Certes il n’a jamais caché, bien au contraire, son souci constant de composer au mieux pour la scène de l’opéra22, mais jamais avec en tête le modèle d’une œuvre d’art totale, au sens partagé par Meyerbeer et Wagner même s’ils l’ont réalisée différemment comme on vient de le voir. Aucune de ses œuvres ne rentrent dans cette perspective, même pas Les Troyens. Inutile d’insister sur le caractère littéralement anti-spectaculaire de La Damnation, ou de Béatrice et Bénédict. Même dans Benvenuto Cellini, le sujet, si on peut dire, est d’abord la libre créativité musicale. Pourquoi cette ignorance ? Parce que, pour lui, l’essentiel est toujours la musique23. A la limite, sa musique suffit toujours à suggérer intégralement la suite dramatique. Pour un peu, il fait un opéra total avec rien d’autre que la musique. L’art total, si Berlioz avait pu seulement s’exprimer ainsi, c’est-à-dire auto-suffisant, c’est la musique toute seule. La scène est accessoire, ou purement et simplement escamotée (ce qui explique qu’on ait tant de mal à représenter ses ouvrages scéniquement). Indice symptomatique : Wagner rend son orchestre invisible sous la scène pour mieux ne faire voir qu’elle, Berlioz est toujours prêt à accorder toute la place à son seul orchestre sur la scène. C’est dire. Et c’est la raison profonde pour laquelle il décida d’écrire lui-même ses livrets. Comme Wagner. Mais à l’opposé des préoccupations de Wagner. Ce dernier le faisait pour s’assurer de la qualité dramatique de ses opéras, persuadé qu’il était de l’insuffisance radicale de tous les autres livrets que les siens. C’est pour mieux construire son action selon ses propres vues dramatico-scéniques, destinées à être ensuite renforcées par l’ajout puissant de sa musique. En un sens Berlioz fait le contraire en faisant la même chose : il écrit ses livrets lui-même de manière à laisser tout le champ libre possible à la musique. Cela depuis La marche hongroise jusqu’à la Chasse royale et orage, à travers une multitude d’autres exemples.

    Deuxièmement, il faudrait analyser en détail la différence radicale chez Berlioz entre le très (trop) connu aspect visuel de sa musique et l’aspect proprement scénique de l’opéra. Ce qui est ici enjeu, c’est la réputation qu’on fait encore à ses compositions de musique à programme ou de musique descriptive, sur quoi on ne cesse d’accumuler les contresens. Car sa musique ne décrit jamais des images visuelles préexistantes (il condamne même fermement cette façon naïve de faire), mais se prolonge presque toujours inévitablement en visualisations spontanées. On me pardonnera mes vieilles marottes, mais c’est Nietzsche qui (consciemment ou pas) a le mieux analysé la chose : la musique, première, projette des images, secondes, sur la scène ou dans la pensée de son auditeur24. Pour comprendre, qu’on compare par exemple telles scènes de L’or du Rhin ou de Siegfried, et la scène du tombeau dans Roméo et Juliette. C’est cette dernière qui est réputée universellement comme descriptive, et pourtant... où est la musique qui singe de près, jusqu’à nous lasser ou du moins nous faire sourire, la démarche des nains, des géants ou des dragons, les murmures du vent dans les feuillages ou le gazouillement des oiseaux ? Dans Roméo au tombeau des Capulet, ce sont les états d’âme qui sont successivement évoqués, non les situations concrètes. La musique de Berlioz ne s’abaisse pas à peindre les choses ou les événements extérieurs, mais utilise toutes ses ressources possibles pour exprimer les sentiments intérieurs.

    Troisièmement, tout cela tient à la priorité absolue chez lui de la composition musicale et de la primauté conséquente de la musique. La cuisine dramaturgique lui indiffère profondément. L’intérêt dramatique le laisse de glace, ainsi que tous ses ressorts et ses ficelles : ni jeu de motifs psychologiques, ni enchevêtrement d’actions, ni successions d’épisodes épiques. Rien de la progression ternaire. Pas davantage de terminaison englobante, triomphale ou catastrophique, point culminant du grand spectacle. Mais toujours d’abord et avant tout, le plaisir surabondant des combinaisons sonores et l’expression purement musicale des sentiments humains. D’où cette propension native pour le chant de la douleur des hommes, que Nietzsche après les Grecs appelait le pathos, et son intuition instinctive de la dimension tragique.

    Quatrièmement et dernièrement, il faut sans doute trouver là, on le disait en commençant, la raison profonde de la mécompréhension de la création berliozienne en son temps et jusqu’à nous, presque sans exception. Il a pris le contre-pied des idées dominantes de son temps au théâtre. On l’a donc laissé à la porte, puisqu’on n’y comprenait rien ou plutôt on restait persuadé que c’était lui qui ne savait pas y faire.

    Trop inactuels, il y a des auteurs qui naissent posthumes.

Notes

1 En des propos d’ailleurs pleins de bon sens, cf. Esthétique, 3ème volume, traduction S. Jankélévitch, Champs Flammarion 1979, Paris, p. 380 à 383.

2 Fourier, L’opéra et la cuisine, Gallimard 2006, Paris, p. 9 à 19.

3 Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Fayard, Paris, 1985, p. 138.

4 R. Wagner, Opéra et drame, tome 1, traduction J.-G. Prod’homme, Les introuvables, Plan de la tour, 1982, p. 169 à 174 et Oper und Drama, Reclam, Stuttgart, 1984, p. 101 à 106.

5 La situation intellectuelle de l’Allemagne, par Saint-René Taillandier, in : Revue des deux mondes, octobre 1843, p. 113 à 117 ; voir aussi La littérature politique en Allemagne par Saint-René Taillandier in : Revue des deux mondes, janvier-mars 1844, p. 997.

6 La crise actuelle de la philosophie allemande, par A. Lebre, in : Revue des deux mondes, janvier 1843, p. 15.

7 ibid. p. 21, 22 ; également La littérature politique en Allemagne, op. cit. p. 1009 et 1014.

8 Léo Freuler, La crise de la philosophie au XIXème siècle, Vrin, Paris, 1997, p. 8.

9 La littérature politique en Allemagne, op. cit. p. 1039.

10 La crise actuelle de la philosophie allemande, op. cit. p. 37.

11 Distinction amplement reprise plus tard par Schopenhauer.

12 Félix Ravaisson, La philosophie en France au XIXème siècle, paru en 1867 et 1895, réédité chez Fayard, Paris, 1984.

13 Concepts manifestement hérités de Jean-Jacques Rousseau qui, comme par hasard, occupait au milieu des Lumières, une place particulièrement problématique.

14 Par exemple, le Théâtre de Besançon et les Salines Royales d’Arc et Senans, préfigurations étonnantes et trop peu connues du Festspielhaus de Bayreuth, puis des Phalanstères de Fourier et de Considérant, et du Familistère de Godin.

15 Faut-il remonter à Rameau, Lulli ou Monteverdi ? ou même à la Tragédie attique d’Eschyle et de Sophocle ? En tout cas, ceux qui sont allés jusque là, ne l’ont pas fait par hasard.

16 Cf. par exemple, Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, surtout chapitre I, p. 9 à 27, collection 128, Armand Colin, Paris, 2006.

17 C. Fourier, L’opéra et la cuisine, op. cit., p. 9 à 19.

18 A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, p. 330, Garnier-Flammarion, Paris, 1998.

19 R. Wagner, Oper und Drama, op. cit. p. 101.

20 Comme Wagner par exemple, dans le réveil de Brünnhilde (Siegfried, acte 3) ou Moussorgski dans l’Ouverture de La Khovantchina

21 Le mot est de Jean-Claude Yon, op. cit.

22 Cf. par exemple les Mémoires, postface, tome 2, p. 341, éditions Garnier-Flammarion, 1969, à propos des Troyens : « Comme si d’ailleurs je n’eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j’étudie depuis quarante ans à l’Opéra ».

23 Ibidem : « A ses yeux (Carvalho, ou qui l’on voudra, surtout ici — note de l’auteur) la mise en scène d’un opéra n’est pas faite pour la musique, mais c’est la musique qui est faite pour la mise en scène ». A travers cette plainte, quelle extraordinaire profession de foi artistique, qui devrait éclairer encore bien des aberrations aujourd’hui ! Dès 1835, il écrivait dans le même sens : « L’art musical semble être devenu à l’Opéra une nécessité importune dont il faut à tout prix déguiser la présence en offrant au public comme compensation ce qui peut contribuer à récréer ses yeux en le dispensant de comprendre et d’écouter » (Critique musicale, Tome 2, p. 51, Buchet-Chastel). Ou encore : « Au train dont on y va à l’Opéra, la musique ne sera pas le seul art sacrifié à la satisfaction du plus inintelligent de tous les sens, le sens de la vue... » ibid. p. 77. En passant, on comprend mieux pourquoi Delacroix détestait Berlioz...

24 L’une des pensées les plus délicates à saisir, même par les philosophes de métier, exprimées par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, officiellement vouée à la gloire de Wagner, mais écrite en 1870-1871 sous l’influence probable, sinon consciente, de Berlioz : « La mélodie ne cesse de projeter (Entladung, Effulguration der Musik in Bildern) hors d’elle des images » (p. 43, éditions Denoël, 1964). « En décharges successives, ce fonds originel de la tragédie engendre la vision du drame ». « À l’origine la scène et l’action furent seulement conçues comme vision... » (ibid. p. 58). Sur le tard, Nietzsche reconnaîtra que ces propos contredisent toute la façon de faire de Wagner...

Nous remercions vivement Dominique Catteau de nous avoir envoyé cet article.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er juillet 2015.

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