Le Siècle, 6 décembre 1837 (p. 242-3)
Cette page présente un compte-rendu contemporain de la première exécution de la Grande Messe des morts le 5 décembre 1837, à Saint-Louis des Invalides, dirigé par Habeneck. Le texte du compte-rendu et l’image qui l’accompagne sont reproduits ci-dessous d’après notre propre exemplaire du numéro du 6 Décembre 1837 du Siècle.
La cérémonie funèbre qui vient d’avoir lieu dans l’église des Invalides, en l’honneur du général, des officiers et des soldats qui ont péri devant Constantine, nous a fourni l’occasion d’entendre cette messe de Requiem qu’un ministre avait demandée à M. Berlioz pour la fête funéraire du 28 juillet, et qu’un ministre avait supprimée du programme sans plus de façon que s’il se fût agi d’une décoration commandée au tapissier du garde-meuble : tant on porte loin chez nous le respect pour les arts, tant on sait comprendre la dignité de ceux qui les professent ! La justice un peu tardive que vient d’obtenir M. Berlioz n’a pas été tout à fait complète, en ce sens que l’église des Invalides, très allongée, très assourdie par de longues tentures de drap noir, n’est pas si favorable à la musique que la coupole du Panthéon, au milieu de ses quatre nefs en croix.
M. Berlioz avait raison lorsqu’il a demandé, dit-on, mille musiciens pour l’exécution de sa messe, et son calcul était parfaitement juste. Avec les trois cents voix ou instrumens dont il disposait, l’effet, qu’on croyait devoir être colossal, a paru plutôt faible et mesquin. Cela fait comprendre toute la différence qui existe entre un théâtre et une église, et comment, par exemple, on est obligé d’employer à la fois quatre orchestres ou quatre orgues, disposés à des intervalles égaux, pour remplir un peu l’enceinte immense de Saint-Pierre de Rome. Cela nous confirme aussi dans l’opinion que les orchestres de théâtres sont incomplets et misérables sous les hautes arcades d’une cathédrale, où les violons, même réunis en masse, sont d’une maigreur désespérante et ridicule, où les petits instrumens à vent, flûte, hautbois, clarinette, n’ont pas le moindre retentissement, où les altos, enfin, ces liens importans des parties extrêmes de l’harmonie, ne s’entendent pas à quatre pas ; cela nous confirme dans l’opnion que les vrais orchestres d’église, les vrais accompagnemens des chœurs religieux sont les orgues, auxquelles il suffirait d’ajouter, pour quelques effets, des contre-basses et des instrumens en cuivre.
Nous voudrions parler du Requiem de M. Berlioz avec tout le soin et tous les détails d’analyse que mérite ce bel et important ouvrage. Mais si nous éprouvons, comme tout le monde, une difficulté presque insurmontable à préciser nos impressions et à formuler un jugement dès la première audition d’un opéra, que sera-ce après l’unique audition possible d’un oratorio, c’est-à-dire d’une partition bien autrement vaste et compliquée, dont l’espèce de musique, beaucoup moins familière à nos oreilles, ne se prête pas, comme celle de la scène, à ces petites coupures qui soulagent l’intelligence et la mémoire ? D’un autre côté, comment donner au public des détails d’analyse qui manqueraient des indications les plus indispensables, et pourquoi les lui donner s’il ne doit plus avoir l’occasion d’admettre ou de rejeter l’opinion qu’on lui expose ? Quand on cite, à propos d’un opéra, tel air, tel duo, tel chant de tel acte, chacun sait ce que cela veut dire et retrouve aisément le passage lorsqu’il assiste à la représentation de la pièce. Mais à quoi pourrait-il être bon d’indiquer minutieusement les qualités et les défauts de chacun des douze morceaux dont se compose une messe des morts, depuis le Requiem jusqu’à l’Agnus Dei, si aucune des personnes auxquelles s’adresserait ce détail ne peut aller en vérifier l’exactitude ? Toutes ces raisons nous obligent à ne pas aller au delà d’une opinion générale sur l’ensemble de l’œuvre. Encore ne la hasardons-nous qu’avec une extrême réserve, une extrême appréhension, tant nous sommes peu certain d’avoir raison dans notre avis, et de ne pas devoir en changer complètement si des auditions nouvelles faisaient succéder la réflexion et le raisonnement aux illusions souvent trompeuses de la première impression.
Le Requiem de M. Berlioz est probablement le plus important des ouvrages qu’il ait jusqu’à présent composés. Et cependant nous ne pensons pas qu’il doive terminer ni même avancer beaucoup la querelle entre les amis et les ennemis de son système. Au contraire, il aura peut être fourni aux uns et aux autres de nouvelles armes pour soutenir leur opinion. Les premiers vanteront avec pleine justice sa science profonde, sa grande connaissance des ressources de l’instrumentation, la riche invention et l’originalité de ses effets ; les seconds continueront à lui reprocher de ne pas vouloir séparer assez le chant et les accompagnemens, de ne pas détacher les voix de l’orchestre, et de tout confondre en une commune symphonie. Ceux-là exalteront, comme une découverte ingénieuse et sublime, l’emploi de cette langue musicale qui peut se passer de paroles, de cette peinture musicale qui doit retracer jusqu’aux objets matériels ; ceux-ci continueront à ne voir dans cette prétention qu’une véritable puérilité, qui dépense de grands moyens pour obtenir de petits résultats, et qui ferait descendre l’art de la musique à l’état déplorable où le goût des trompe-l’œil jetterait l’art de la peinture.
Nous ne sommes ni des prôneurs fanatiques, ni des détracteurs jaloux de M. Berlioz, et nous n’avons jamais désiré de sa part que l’abandon des défauts volontaires où l’ont conduit sa théorie, suivant nous dangereuse, et les adulations plus dangereuses encore de ses admirateurs, pour lui laisser dans toute leur plénitude ses qualités solides et brillantes. Nous dirons donc avec autant de plaisir que de sincérité, qu’il nous a paru, dans son Requiem, avoir fait un progrès très marqué, en s’éloignant de ce que nous appelons le mal, en se rapprochant de ce que nous appelons le bien. S’il nous est difficile de porter une opinion sur ses mélodies, au moins sommes-nous sûr qu’on ne pourra point l’accuser encore d’avoir fui, comme à dessein, celles qui se présentaient à son esprit. Il les a bien accueillies cette fois, il les a développées et caressées, en quelque sorte, con amore. Pour preuve, nous citerons deux morceaux des genres les plus éloignés, le Tuba mirum spargens sonum, où éclate dans toute sa pompe le bruyant appel des trompettes du dernier jugement, et un chœur à voix seules, que nous croyons le Lacrymosa ou l’Hostias, très doux, très calme, très touchant.
Un autre mérite, presque nouveau dans la musique de M. Berlioz, et nous dirions volontiers dans la musique du genre, c’est la clarté. Il est rare qu’un oratorio ne soit pas fort embrouillé, fort difficile à comprendre, au moins à l’exécution dans une église, et nous savons quel effet différent produit, par exemple, le Requiem de Mozart à la représentation (si ce mot peut être employé) et à la lecture au piano. Il faut donc doublement féliciter M. Berlioz d’un mérite qui pourra être encore mieux apprécié s’il publie la partition de sa Messe des Morts. C’est d’un heureux augure pour l’opéra qu’il a promis à l’Académie royale de Musique, où nous l’attendons, car c’est là seulement que M. Berlioz peut et doit être définitivement jugé.
L. V.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mai 2018.
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