dans la Gazette Musicale de Paris, Octobre et Novembre 1834
Transcrit et présenté par Liliane Lascoux
© 2009 Liliane Lascoux
Guillaume Tell, le dernier opéra composé par Gioacchino Rossini, sur un livret d’Etienne de Jouy et Hippolyte Bis, avec la participation d’Armand Marrast et Adolphe Crémieux d’après la tragédie de Schiller (1804), la trente-septième œuvre de la création opératique rossinienne, fut créé au Théâtre de l’Opéra de Paris (Salle Le Peletier) le 3 août 1829. Berlioz émet d’abord une critique plutôt négative, où percent l’agacement et l’irritabilité que Rossini persiste à lui inspirer, au moment de la première de l’œuvre, comme en témoigne la correspondance dans la lettre à son ami Humbert Ferrand auquel il écrit le 21 août 1829 (Correspondance générale I no. 134):
« Je crois que tous les journaux sont décidément devenus fous : c’est un ouvrage qui a quelques beaux morceaux, qui n’est pas absurdement écrit, où il n’y pas de crescendo et un peu moins de grosse caisse, voilà tout. Du reste, point de véritable sentiment, toujours de l’art, de l’habitude, du savoir-faire, du maniement du public. […] Et l’on ose porter cela plus haut que Spontini ! »
Cinq ans plus tard, Berlioz est chargé par l’éditeur de musique Troupenas, soucieux de satisfaire aux exigences de Rossini en matière d’édition, de corriger les épreuves de la partition imprimée et d’en surveiller l’édition. Aussi eut-il le loisir d’étudier l’ouvrage dans ses moindres détails. Puis sollicité par le directeur de la Gazette Musicale de Paris, il rédigea quatre articles sur Guillaume Tell qui parurent les 12, 19 et 26 Octobre 1834 et le 2 Novembre 1834. Dans les pages qui suivent, nous présentons la version originale de ces articles réunis en volume dans le fonds d’Usuels de la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu-Louvois, consacré à la Musique, 2 rue Louvois, Paris 75 002, sous la cote [Fol.Vm 701] [Per 68].
Il convient aussi de mentionner une seconde version de ces articles dont le Musée Berlioz de la Côte Saint-André possède une copie (signée) dont la datation demeure incertaine. Le musicologue et critique musical Gérard Condé propose cette copie dans un article paru dans L’Avant-Scène de l’Opéra (mars 1989, n° 118, p. 81) dont il souligne l’intérêt par rapport à la première version. Il semble, en effet, selon G. Condé, que Berlioz, vers les années 1840 ait affiné son analyse, édulcoré sa critique, ce qui laisserait à penser qu’il ait peut-être amorcé une autre vision de Rossini. Reste que la critique que fait Berlioz de Guillaume Tell demeure une référence majeure autant pour juger de l’esthétique de l’un et l’autre de ces compositeurs.
Liliane Lascoux
Premier Article (Gazette Musicale de Paris, no. 41, 12 octobre 1834, p. 326-7):
Guillaume Tell.
Rossini las d’entendre sans cesse critiquer ses ouvrages sous le rapport de l’expression dramatique, plus las encore peut-être de l’admiration de ses partisans fanatiques, employa un moyen fort simple pour imposer silence à l’une et se débarrasser des autres, ce fut d’écrire une partition sérieusement pensée, méditée à loisir et consciencieusement exécutée d’un bout à l’autre suivant les conditions exigées de tous temps par le bon sens et le goût. Il fit Guillaume Tell. Ce bel ouvrage doit être considéré comme l’application des nouvelles théories de l’auteur, comme l’éveil de plus grandes et plus nobles facultés dont les exigences du peuple sensuel pour lequel il écrivit jusqu’alors avaient rendu le développement impossible. C’est sous ce rapport que sans engouement, comme sans préventions aucunes, nous allons examiner la dernière partition de Rossini.
A n’envisager que les suffrages qu’il a mérités, les applaudissemens qu’il a excités, les conversions qu’il a faites, Guillaume Tell a sans doute obtenu un succès immense ; succès d’admiration spontanée chez les uns, de réflexion et d’analyse chez beaucoup d’autres. Et pourtant on est forcé d’avouer qu’il n’a pas pu joindre à cette gloire, celui de tous les succès auquel les directeurs, souvent les auteurs, sont souvent plus sensibles, je veux dire le succès populaire, le succès d’argent. Le peuple des dilettanti est hostile à Guillaume Tell qu’il trouve froid et ennuyeux. Les causes d’une pareille divergence d’opinions ressortiront, je l’espère, des études que nous proposons au lecteur de faire avec nous sur cette importante production. Suivons l’auteur pas à pas sur cette nouvelle route où il est entré, et qu’il eût parcourue d’une marche rapide et plus ferme sans quelques regards que la force d’habitudes enracinées lui a fait jeter en arrière. Ces rares exemples viennent confirmer encore le vieil adage : « Dans les arts il faut un parti pris, les moyens termes ne valent rien. »
Pour la première fois, Rossini a voulu composer son ouverture dans les données dramatiques admises par tous les peuples d’Europe, les Italiens seuls exceptés. En débutant dans ce style de musique instrumentale qui, pour lui, était entièrement nouveau, il en a aggrandi la forme, de telle sorte, que son ouverture est devenue, à vrai dire, une symphonie en quatre parties bien distinctes, au lieu d’un morceau à deux mouvemens dont on se contente ordinairement. La première peint assez bien, à mon avis, le calme d’une solitude profonde, ce silence solennel de la nature, quand les élémens et les passions humaines sont en repos, c’est poétiquement commencer ; des scènes animées qui vont suivre naîtra un fort beau contraste ; contraste d’expression, contraste même d’instrumentation ; cette première partie étant écrite pour cinq violoncelles solo accompagnés du reste des basses et contrebasses, pendant que l’orchestre entier est mis en action dans le morceau suivant : l’Orage. Ici l’auteur aurait pu, ce me semble, abandonner avec avantage les rhythmes carrés, les phrases à correspondances égales, les cadences à retours périodiques, qu’il emploie avec tant de bonheur partout ailleurs : « souvent, un beau désordre est un effet de l’art », a dit un auteur dont la réserve classique ne peut être contestée. Beethoven l’a prouvé, dans son prodigieux cataclysme de la symphonie pastorale ; aussi a-t-il atteint le but que le compositeur italien n’a fait qu’entrevoir sans l’atteindre. Plusieurs effets d’harmonie sont remarquables et ingénieusement mis en évidence ; de l’accord de neuvième mineure, entre autres, naissent des effets vraiment singuliers. On est fâché de trouver encore dans l’Orage de Guillaume Tell ces notes jetées, d’instrumens à vent, que les amateurs appellent des gouttes de pluie ; ce moyen avait déjà été employé par Rossini dans la petite ondée du Barbier de Séville, et dans je ne sais quel autre opéra. En revanche, il a su tirer de la grosse caisse sans cimballes des bruits pittoresques où l’imagination retrouve volontiers le retentissement d’un tonnerre lointain parmi les anfractuosités des montagnes. Le decrescendo obligé de la tempête est ménagé avec une rare habileté. En somme, ce n’est pas saisissant, foudroyant comme la tempête de Beethoven, tableau musical auquel il sera peut-être impossible de trouver jamais un pendant ; il n’y a pas là ce caractère sombre et désolé qu’on admire dans l’Introduction d’Iphigénie en Tauride ; mais c’est beau et plein de majesté. Malheureusement, le musicien se laisse toujours voir ; nous le suivons constamment dans ses combinaisons, dans celles mêmes qui paraissent les plus excentriques. Beethoven, au contraire, a su se dérober entièrement aux investigations de l’auditeur, ce n’est plus un orchestre, ce n’est plus de la musique qu’on entend, mais bien la voix tumultueuse des torrens du ciel, mêlée aux fracas des torrens de la terre, aux éclats furieux de la foudre, au froissement des arbres déracinés, aux rafales d’un vent exterminateur, aux cris d’effroi des hommes et aux beuglemens des troupeaux. Cela consterne, cela fait frémir ; l’illusion est complète. L’émotion que donne Rossini dans la même circonstance est loin d’atteindre un pareil degré. Mais poursuivons. A l’orage succède une scène pastorale de la plus grande fraîcheur ; la mélodie du cor anglais en style de ranz des vaches est délicieuse, et les folâtreries de la flûte au-dessus de ce chant calme, sont d’une fraîcheur et d’une gaîté ravissantes. Nous remarquerons en passant que le triangle, qui frappe par intervalles de petits coups pianissimo, est ici fort à sa place ; c’est la sonnette des troupeaux paissant tranquillement pendant que les bergers se renvoient leurs joyeuses chansons. Ah ! vous allez voir un effet dramatique dans cet usage du triangle ? nous dira-t-on ; en ce cas veuillez nous apprendre ce que représentent les violons, les altos, les basses, les clarinettes, etc. ? A cela je répondrai que ce sont des instrumens de musique, qu’ils sont les conditions de l’existence de l’art tandis que le triangle n’est qu’un morceau de fer dont le son n’est pas rangé dans la classe des sons appréciables, ne doit être entendu au milieu d’un morceau calme et doux que dans le cas où sa présence y serait parfaitement motivée, autrement il ne paraîtrait qu’une bizarrerie ridicule. Aux dernières mesures du cor anglais, qui chante la mélodie pastorale, entrent les trompettes sonnant une fanfare rapide, incisive sur le si naturel, tierce majeure du ton de sol, établi dans le morceau précédent, lequel si devient en deux mesures dominante de mi majeur, et fixe ainsi d’une manière aussi simple qu’inattendue la tonalité de l’allegro suivant. Cette dernière partie de l’ouverture est traitée avec un brio, une verve qui excite toujours les transports de l’auditoire, mais elle est entièrement établie sur un rhythme aujourd’hui bien usé ; et le thème est presque entièrement le même que celui de l’ouverture de Fernand Cortès. Le trait en staccato des premiers violons voltigeant en ut dièze mineur à celui de sol dièze mineur est un épisode des plus heureux spirituellement jeté au milieu de cette instrumentation guerrière ; il offre en outre un moyen de retour au thème principal, qui donne à cette rentrée une impétuosité irrésistible ; l’auteur en a su tirer parti habilement. La péroraison de ce pétulant allegro est d’une grande chaleur. Enfin, malgré le défaut d’originalité du thème et du rhythme, malgré un abus de grosse caisse fort désagréable dans certains momens et l’emploi un peu vulgaire de cet instrument frappant toujours les temps forts comme dans les pas redoublés où dans les musiques des bals champêtres, il faut avouer que l’ensemble du morceau est traité avec une supériorité incontestable, une verve telle que Rossini n’en avait pas encore montré de si entraînante et que l’ouverture de Guillaume Tell est une œuvre d’un immense talent qui ressemble au génie à s’y méprendre.
La suite au numéro prochain.
Second Article (Gazette Musicale de Paris, no. 42, 19 octobre 1834, p. 336-9):
Guillaume Tell.
[1er acte]
Cet acte s’ouvre par un chœur d’une belle et noble simplicité. Une joie douce était le sentiment que le compositeur avait à peindre, et difficilement on imaginerait quelque chose de mieux, de plus vrai et de plus délicat en même temps que la mélodie qu’il a placée sous ces vers :
« Quel jour serein le ciel présage
Célébrons-le dans nos concerts. »
Les harmonies vocales, soutenues d’un accompagnement en style de ranz des vaches, respirent le bonheur et la paix. La modulation du sol naturel en mi bémol qui se trouve à la fin du morceau devient originale par la manière dont elle est présentée, et produit un excellent effet. La romance qui suit :
« Accours dans ma nacelle »
ne nous paraît pas à la même hauteur ; la mélodie n’en est pas toujours naïve comme il convient à la chanson d’un pêcheur d’Underwald ; plusieurs phrases sont entachées de ce style minaudier que les chanteurs par leurs broderies banales ont malheureusement mis en circulation. En outre, pourquoi cet accompagnement de deux harpes pour le chant d’un Suisse ? On ne sait trop. Guillaume, qui se taisait pendant toute l’introduction et la première strophe du pêcheur, débute par un monologue mesuré plein de caractère ; c’est bien là l’indignation concentrée d’un amant de la liberté, à l’âme fière et profonde. L’instrumentation en est parfaite, aussi bien que les modulations, quoiqu’il se présente dans la partie vocale quelques intervalles d’une intonation fort difficile. Le défaut général de tout l’ouvrage commence déjà à se faire sentir ici. Cette scène se prolonge trop, et les trois morceaux qui la composent n’étant pas de couleurs assez différentes, il en résulte une monotonie fatigante que vient encore augmenter le silence de l’orchestre pendant la romance. En général, à moins que la scène ne soit animée par un puissant intérêt dramatique, il est rare qu’il ne résulte pas (à l’Opéra) une froideur mortelle de cette inaction des instrumens. Le théâtre, en outre, est si vaste qu’une seule voix partie du fond n’arrive à l’oreille du spectateur que dépourvue de cette chaleur de vibrations qui est la vie de la musique et sans laquelle il est fort rare qu’une mélodie puisse se dessiner nettement et avoir toute son action. Après une sonnerie de ranz en échos où quatre cors en sol et en mi naturel représentent la trompe des pasteurs helvétiques, un mouvement allegro vivace vient réveiller l’attention. Ce chœur, plein d’une verve passionnée serait admirable si les vers n’exprimaient le contraire de ce qu’ils disent réellement. Il est en mi mineur et la mélodie est si pleine d’agitation et d’effroi, qu’à la première représentation, n’entendant pas les paroles, comme cela arrive presque toujours dans les grands théâtres, je crus à la nouvelle de quelque catastrophe, telle que l’assassinat du père Melcthal tout au moins ; cependant, bien loin de là, le chœur chante :
« On entend des montagnes
Le signal du repos ;
La fête des campagnes
Abrège nos travaux. »
C’est la première fois qu’il est arrivé à Rossini de faire un contresens de cette nature. A ce chœur, qui est le deuxième dans la même scène, succède après un récitatif obligé, un troisième chœur maestoso, remarquable surtout par une gamme du si mitoyen au si aigu, lancée au travers de l’harmonie par le soprano avec un rare bonheur. Mais l’action ne marche pas ; ce défaut est rendu plus sensible par un quatrième chœur d’un caractère violent plutôt que joyeux, toujours chanté à pleine voix, instrumenté constamment à plein orchestre, et, accompagné de grosse caisse sur chaque temps fort de la mesure. Ce morceau, absolument inutile à l’intérêt dramatique, offre peu d’intérêt sous le rapport musical. On a fait dans la partition qui nous occupe d’incroyables coupures, on se serait bien gardé de rien ôter ici, c’eut été trop raisonnable : les coupeurs ne savent retrancher que les belles choses. Dans l’opération de la castration ce sont, en effet, les parties nobles qu’on enlève. Ainsi, de compte fait, voilà quatre chœurs avec tous leurs développemens, pour chanter le jour serein, la fête des campagnes, célébrer le travail et l’amour, et parler des cors qui se répondent près des torrens qui grondent. Une semblable monotonie dans l’emploi des moyens, que n’excusent pas même les exigences du drame, dont la marche se trouve ainsi arrêtée sans but, est d’une grande maladresse, surtout en commençant. Il semble que l’ouvrage ait été dominé en beaucoup d’endroits par la fâcheuse influence qui entraînait le compositeur dans cette voie. Je dis le compositeur parce qu’un homme comme Rossini obtient toujours de son poète tout ce qu’il veut, et l’on sait que pour Guillaume Tell il a demandé à M. Jouy une foule de changemens qui ne lui ont pas été refusés.
On remarque un défaut de variété, jusque dans le style mélodique ; de nombreuses tenues sur la dominante se font remarquer dans la vocale ; une tendance presque irrésistible semble entraîner le compositeur vers le cinquième degré de l’échelle musicale, autour duquel il tourne avec une persistance fatigante. Exemples dans le premier acte :
Pendant la fanfare des quatre cors en mi bémol, Arnold chante :
« Mais quel bruit… mais quel bruit…
Des tyrans qu’a vomis l’Allemagne
Le cor sonne sur la montagne. »
Toutes ces paroles sont sur une seule note, le si bémol. Dans le duo qui suit, Arnold dit encore presque entièrement sur ce même si bémol, dominante du ton de mi, les deux vers :
« Sous le fardeau de l’esclavage
Quel grand cœur n’est abattu ? »
Plus loin, après avoir modulé en ré, Guillaume et Arnold disent alternativement sur le la naturel, dominante de mi, les deux vers :
« Soyons hommes, et nous vaincrons.
Et comment venger nos affronts ?
Tout pouvoir injuste est fragile. »
c’est à peine si cinq syllabes placées sur la note de ré, fa et ut dièze, aux désinences des phrases, peuvent se faire distinguer à travers le bourdonnement obstiné de cette dominante. Le ton de fa est établi ; aussitôt, l’ut, dominante, résonne :
« Songe aux biens que tu perds ? —
Qu’importe ! — quelle gloire espérer des revers ?...
Ton espérance ? — Est la victoire,
La tienne aussi, j’ai besoin de le croire. »
Ailleurs :
Du danger quand sonnera l’heure,
Ami, je serai prêt.
Toujours sur la dominante. La fanfare des cors recommence-t-elle en mi bémol, Guillaume s’écrie :
« Qu’entends-je ?.. c’est Gesler… Quoi ? tandis qu’il nous brave
Voudrais-tu, volontaire esclave,
D’un regard dédaigneux implorer la faveur ? »
Ces quatre vers sont entièrement sur le si dominante. Fidèle à sa note favorite, Tell l’emploie exclusivement pour dire à la fin du même morceau :
« Entends au loin les chants de l’hyménée
N’attristons pas la fête des pasteurs ;
A leur plaisir ne mêlons pas des pleurs. »
Un aussi grave défaut nuit immensément à l’effet général de ce beau duo. Je dis beau parce que malgré le carillon de dominantes, il est réellement admirable, sous les autres rapports ; l’instrumentation est traitée avec un soin et une délicatesse remarquables ; les modulations sont variées, le chant d’Arnold :
« Ô Mathilde, idole de mon âme ! »
est d’une suavité extrême, beaucoup d’autres phrases de Guillaume sont pleines d’accens dramatiques, et à l’exception de la musique du vers
« Mais à la vertu je me rends »,
tout est d’une grande noblesse. Les morceaux suivans sont tous plus ou moins remarquables, nous citerons de préférence le chœur en la mineur
« Hyménée
Ta journée
Luit pour nous »
qui serait d’un effet neuf et piquant s’il était exécuté comme on aurait droit d’exiger que tous les chœurs le fussent à l’Académie Royale de musique. L’allegro pantomime des archers est aussi d’une grande énergie ; plusieurs airs de danse se distinguent par de fraîches mélodies et un orchestre des plus soignés. Le grand final qui couronne l’acte nous paraît beaucoup moins satisfaisant. D’abord, les tenues sur la dominante dans les voix et dans l’orchestre, qui avaient cessé pendant quelque temps s’y montrent de nouveau. Après quelques exclamations du chœur des Suisses, on entend les soldats de Gesler :
« De la justice voici l’heure
Malheur au meurtrier !
Qu’il meure ! »
Tout cela est chanté sur la note si dominante de mi mineur, qui déjà a été employée comme pédale par les basses de l’orchestre, pendant les dix-neuf mesures du début du morceau. On serait tenté de croire en voyant cette persistance du compositeur à la plus usée et à la plus monotone des formes musicales, qu’il n’a agi ainsi que par paresse. Il est fort commode, en effet, d’écrire une phrase d’orchestre dont l’harmonie ne réside que sur deux accords fondamentaux du ton et, quand on a un débit de paroles à faire là-dessus, de le placer sur la note commune à ces deux accords, la dominante. Cela épargne au compositeur beaucoup de temps et de travail. A cette introduction succède une prière :
« Vierge que les Chrétiens adorent »
d’un mouvement lent, je dirai presque traînant, accompagnée d’une façon assez ordinaire, dont l’effet est de suspendre l’action et l’intérêt musical, fort mal à propos. Les a parte syllabiques du chœur de soldats pendant le chant des femmes, ne sont pas heureux.
« Les vois-tu tous tremblants ?
obéissez, il y va de vos jours. »
La musique de ces paroles n’est ni menaçante ni ironique ; c’est tout bonnement une série de notes de remplissage qui servent à compléter les accords, mais n’expriment ni le mépris ni la colère. Quant enfin les femmes ont achevé leur longue prière, la fureur de Rodolphe, le plus ardent satellite de Gesler, éclate avec violence. L’orchestre se précipite en tumulte, les trombones rugissent, les violons poussent des cris aigus, tous les instrumens peignent à l’envi les horreurs du pillage et du ravage dont les Suisses sont menacés ; malheureusement tout cela est calqué sur le finale de La Vestale. Dessins des basses et des altos, accords stridens des instrumens de cuivre, gammes incisives des premiers violons, accompagnement syllabique du second chœur sous un chant large de soprano, tout est dans Spontini. Ajoutons toutefois que la stretta de ce chœur contient un effet magnifique dû en entier à Rossini ; c’est la gamme descendante syncopée de tout le chœur en octaves, pendant que les voix aigües, les flûtes et les premiers violons tiennent avec force l’accord de tierce majeure mi sol, contre lequel les notes ré dièze, la et fa dièze des voix inférieures viennent se heurter en frémissant. Cette seule idée, par sa grandeur et sa puissance, efface absolument toutes les parties antérieures du final ; elle les fait complètement oublier ; on était fatigué en commençant, on est ému en finissant ; l’auteur paraissait manquer d’invention, il se relève et vous étonne par un trait inattendu. Rossini est plein de ces contrastes.
La suite au prochain numéro.
Troisième Article (Gazette Musicale de Paris, no. 43, 26 octobre 1834, p. 341-3):
Guillaume Tell.
2ème acte.
La toile se lève ; nous assistons à une chasse, les chevaux traversent la scène au galop ; la fanfare que nous avions entendue deux ou trois fois dans l’acte précédent retentit de nouveau, instrumentée autrement, il est vrai, et liée à un chœur d’un beau caractère, mais c’est un malheur que cette répétition si fréquente d’un thème qui par lui-même est assez peu remarquable. La marche du poème y obligeait le musicien, voilà sa justification ; pourtant, comme nous l’avons déjà dit, Rossini pouvait obtenir de l’auteur du libretto une autre disposition dans l’enchaînement des scènes, de manière à éviter d’aussi nombreuses chances de monotonie. Il ne l’a pas fait et s’en est repenti trop tard. Poursuivons. Au milieu du chœur que nous venons d’indiquer, se trouve un trait diatonique, exécuté à l’unisson par les cors et les quatre bassons, d’une énergique originalité, et l’ensemble de ce morceau serait entraînant sans le tourment causé à l’auditeur doué d’une organisation un peu délicate, d’innombrables coups de grosse caisse frappés sur les temps forts, dont l’effet est d’autant plus malheureux qu’il fait ressortir encore des formes rhythmiques qui manquent absolument de nouveauté. Je sais bien que Rossini répondra à cela : ces formes que vous méprisez sont précisément celles que le public comprend le plus aisément ; d’accord, mais si vous professez un si grand respect pour les habitudes de la foule ignorante, vous devez vous borner aux choses les plus communes en mélodie, en harmonie, en instrumentation. Vous vous en êtes gardé cependant, pourquoi alors le rhythme serait-il condamné par vous au vulgarisme ? D’ailleurs la critique artiste ne peut ni ne doit faire entrer en ligne de compte de semblables considérations. Suis-je moi qui m’occupe exclusivement d’art musical, depuis tant d’années, dans le même cas que l’amateur qui entend tous les trois ou quatre mois un opéra ? mes organes n’ont-ils pas acquis plus de délicatesse que ceux de l’étudiant qui, chaque dimanche, se délecte à jouer des duos de flûte ? suis-je ignorant comme le marchand de la rue Saint-Denis ? en un mot, admettez-vous en musique le progrès, et dans la critique une qualité qui la distingue de l’instinct aveugle, le goût et le jugement ? vous l’admettez bien certainement. Alors peu importe la facilité plus ou moins grande du public à comprendre les choses nouvelles ! ceci est une question de résultats matériels, une question d’industrie, et c’est de l’art que nous nous occupons. D’ailleurs le public n’est pas si stupide qu’on veut bien le croire, à Paris surtout ; il ne repousse pas les innovations, quand elles lui sont présentées avec une heureuse franchise ; ceux qui lui sont hostiles, il est presque inutile de les nommer, ce sont les demi-savans. Non, franchement, de pareilles raisons sont inadmissibles ; vous avez écrit un rhythme commun, non pas parce que le public n’en eût pas adopté un autre mais parce que c’est plus facile et surtout plus tôt fait de répéter ce qui a déjà été si souvent employé que de chercher des formes neuves et plus distinguées.
Le chœur lointain de la cloche semble venir à l’appui de notre opinion, en contrastant avec le style de celui qui le précède. Ici tout est d’une pureté, d’une fraîcheur et d’une nouveauté pleines de charme ; la terminaison du morceau présente une suite d’accords d’un effet délicieux, bien que ces harmonies se succèdent dans un ordre prohibé par toutes les règles admises depuis l’origine des écoles. Je veux parler d’enchaînemens d’accords parfaits diatoniques par mouvement semblable, qui se trouve sous le vers quatre fois répété :
« Voici la nuit. »
Il est écrit de la manière la plus incorrecte, au dire des magister de la science musicale, car les basses sont continuellement à l’octave des premiers soprani, et par conséquent aussi toujours à la quinte des seconds. A l’accord parfait majeur d’ut, succède celui de si naturel majeur, puis celui de la mineur, et enfin celui de la tonique sol. La raison de l’agréable effet résultant de ces quatre quintes et octaves successives est d’abord dans le court silence qui sépare les accords ; silence qui suffit pour les isoler l’une de l’autre et donner à chaque son fondamental l’aspect d’une tonique nouvelle ; ensuite dans la couleur naïve du morceau, qui non seulement autorise, mais rend pittoresque au plus haut degré cette infraction aux ordonnances des anciens. Beethoven a déjà écrit une semblable progression d’accords parfaits dans la première partie de la symphonie héroïque ; tout le monde connaît la majestueuse noblesse de ce passage. Croyez donc à des règles positives en musique ! A peine l’hymne du soir s’est-il éteint comme un gracieux crépuscule, que nous voyons revenir encore la fanfare des cors, et avec elle l’inévitable pédale sur la dominante :
« Du gouverneur le cor résonne ;
C’est notre retour qu’il ordonne. »
Ces deux vers sont dits par le chœur et le chef des chasseurs, en entier sur le si bémol. Les mêmes observations que nous avons faites plus haut deviennent ici d’une application plus directe et plus forte… Dès le morceau suivant, le compositeur prend un essor plus élevé ; c’est un tout autre style. L’entrée de Mathilde est précédée d’une longue ritournelle doublement intéressante sous le rapport de l’harmonie et de l’expression dramatique. C’est bien là une passion contenue et cette agitation fébrile qui fait battre le cœur d’une jeune fille obligée de cacher son amour. Puis vient un récitatif d’une diction parfaite, supérieurement dialogué avec l’orchestre qui reproduit les fragmens de la ritournelle. A cette introduction succède la romance bien connue : Sombres forêts. Rossini a peu écrit, à notre avis, de morceaux aussi élégans, aussi frais, d’une mélodie aussi distinguée, aussi heureusement modulés que celui-ci ; outre le mérite immense du chant et de l’harmonie, on y trouve un mode d’accompagnemens dans les altos et les premiers violons plein de mélancolie ainsi qu’un effet pianissimo de timballes au commencement de chaque couplet, qui excite vivement l’imagination de l’auditeur. On croit entendre un de ces bruits de la nature, dont la cause reste inconnue, tel qu’on en remarque par le temps le plus calme au milieu des bois ; un de ces bruits étranges qui redoublent en nous le sentiment du silence et de l’isolement. Voilà de la poésie, voilà de la musique, voilà l’art beau, l’art noble et pur, tel enfin que ses adorateurs voudraient le voir toujours. Ce style se soutient jusqu’à la fin de l’acte où désormais nous allons marcher de merveille en merveille. Dans le duo entre Arnold et Mathilde si plein de passion chevaleresque, nous signalerons seulement comme une tache une longue pédale de cors et trompettes sur le sol, alternativement tonique et dominante, dont l’effet est atroce à certains momens. Puis nous reprocherons au maestro d’avoir abondé dans le sens des anciens compositeurs français qui se seraient crus déshonorés si, quand il était question de gloire ou de victoire dans les paroles, ils n’eussent fait aussitôt entendre les trompettes dans l’orchestre. Ici, Rossini nous a traités comme des dilettanti de 1803, comme les admirateurs de Sedaine et de Monsigny, et dès qu’il a lu dans son libretto :
« Retournez aux champs de la gloire
Volez à de nouveaux exploits
On s’ennoblit par la victoire
Le monde approuvera mon choix. »
En avant, la fanfare obligée, aura-t-il dit, j’écris pour les Français. Il nous semble aussi que ce duo fort développé gagnerait à ce que le motif d’ensemble :
« Dans celle que j’aime »
ne fut pas répété. Le mouvement de ce passage étant plus lent que le reste, il s’ensuit nécessairement que ces deux interruptions brisent l’air général et refroidissent la scène en la prolongeant inutilement. Mais dès à ce moment jusqu’au dernier accord du second acte, ce défaut ne se présentera plus. Walter et Guillaume surviennent. Mathilde s’enfuit. Arnold reste pour s’entendre reprocher amèrement son amour pour la fille des tyrans de l’Helvétie. Rien de plus beau que ce récitatif, comme expression et noblesse tant dans les voix que dans l’orchestre. Des phrases frappent surtout par la vérité de leur accent, celle de Walter :
« Peut-être plus qu’un autre
Dois-tu chercher à les connaître.
Et l’apostrophe de Guillaume :
Sais-tu bien ce que c’est que d’aimer sa patrie ? »
Enfin éclate la tragique ritournelle du trio. Ici, nous avouons que malgré notre rôle de critique et les obligations qu’il impose, il nous est impossible de porter la froide lame du scalpel au cœur de cette sublime création. Analyser ?... quoi ? la passion, le désespoir, les larmes, les cris d’un fils éperdu apprenant le meurtre de son père ? Dieu m’en garde. Faire de mesquines observations de détail, chicaner l’auteur sur un gruppetto, sur un solo de flûte, sur une obscure partie de second violon, oh ! non. Si d’autres s’en sentent le courage, qu’ils le fassent. Pour moi, il me manque absolument. Je ne puis que m’écrier comme la foule : beau ! superbe ! admirable ! déchirant !…
Il faut pourtant que je ménage mes épithètes admiratives, car j’en aurai besoin pour le reste de cet acte qui se soutient presque continuellement à la même hauteur. L’arrivée des trois cantons a fourni au compositeur l’occasion d’écrire trois morceaux de caractères complètement différens. Le premier chœur est d’un style fort et robuste qui nous indique un peuple de laboureurs aux mains rudes, aux infatigables bras. Au second, d’une mélodie douce et moins accentuée, on reconnaît les timides pasteurs. L’expression de leurs craintes est d’une grâce et d’une naïveté ravissantes. Ceux du canton d’Uri, les pêcheurs, arrivent en barques sur le lac pendant que l’orchestre imite aussi bien qu’il soit possible à la musique instrumentale de le faire, les mouvemens et les efforts d’une troupe de rameurs. A peine ces derniers venus sont-ils débarqués, les trois chœurs se réunissent dans un ensemble syllabique, chanté rapidement à demi-voix, accompagné du pizzicato des instrumens à cordes et de quelques accords sourds des instrumens à vent.
« Guillaume, tu le vois,
Trois peuples à la fois
Sont armés de leurs droits
Contre un pouvoir infâme. »
Cette phrase, dite d’abord par les pêcheurs et reprise ensuite par les deux autres choeurs qui l’entremêlent de leurs exclamations et de laconiques a parte est d’une grande vérité dramatique. C’est une foule, dont chaque individu ému d’espoir et de crainte, a peine à contenir les sentimens qui l’agitent, où tous veulent parler et s’interrompre mutuellement. L’exécution de ce coro parlato est assez difficile, ceci soit dit en passant pour excuser un peu les choristes de l’Opéra qui le disent ordinairement fort mal. Mais Guillaume prend la parole ; ils se taisent : « Arrectis auribus adstant. »
Il les anime, il les échauffe, il leur apprend la mort cruelle de Melcthal, leur promet des armes et leur demande enfin directement : « Nous seconderez-vous ? » (le Chœur) : « N’en doutez pas, oui, tous. — Prêts à vaincre ? — Oui, tous. — Prêts à mourir ? — Oui, tous. » Alors, unissant leurs voix, ils jurent d’un ton grave et solennel au Dieu des rois et des bergers de se soustraire à l’esclavage et d’exterminer leurs tyrans. Cette gravité, en pareille circonstance, qui eut été absurde s’il se fut agi de Français ou d’Italiens, est admirable pour un peuple au sang froid comme le peuple Suisse, dont les résolutions sont moins soudaines sans pour autant manquer de fermeté ni de force pour les accomplir. Le mouvement ne s’anime qu’à la fin, quand Arnold apercevant les premiers rayons du soleil, s’écrie : « Voilà le jour, pour nous, c’est un signal d’alarme. — (Guillaume) : — A la victoire ! — (Walter) : Quel cri doit y répondre ? — Arnold (seul) : Aux armes ! (Arnold, Guillaume, Walter, ensemble) : — Aux armes ! aux armes ! »
Tout le chœur, les personnages, l’orchestre et les instrumens de percussion qui n’ont pas été entendus depuis le commencement de l’acte : « Aux armes ! » et toute la masse instrumentale de se précipiter comme une avalanche dans un impétueux allegro sous un dernier et terrible cri de guerre qui s’élance de toutes les poitrines frémissantes à l’aurore de ce premier jour de liberté !...
Ah ! c’est sublime. Respirons.
La suite au prochain numéro.
Quatrième Article (Gazette Musicale de Paris, no. 44, 2 novembre 1834, p. 349-51):
Guillaume Tell.
3ème et 4ème actes.
Nous avons laissé Arnold au désespoir, ne respirant que haine et que vengeance. La mort de son père lui imposant de nouveaux devoirs, l’arrache brusquement au charme qui l’eût entraîné jusque dans les rangs des ennemis du pays. Plein de sinistres pensées, ses paroles à Mathilde au commencement de l’acte suivant décèlent une sombre et farouche préoccupation.
« Je vais pour venger mon père. —
Qu’espérez-vous ? — C’est du sang que j’espère.
Je renonce aux faveurs du sort
Je renonce à tout ce que j’aime
A la gloire, à vous-même... —
A moi, Melcthal ? — Mon père est mort. »
L’expression de ces sentimens tumultueux règne dans toute la longue ritournelle qui prépare et précède l’entrée en scène des deux amans. Après un court et énergique récitatif, où nous retrouvons encore une phrase de cinq mesures dite en entier par Arnold sur une seule note, le mi, commence le grand air agitato de Mathilde. Ce morceau n’est pas à son début, aussi heureux dans le choix des mélodies et dans le sentiment dramatique que nous le trouvons à la fin. Il semble que le compositeur l’ait commencé de sang-froid et se soit animé peu à peu à mesure qu’il se pénétrait de son sujet. La première phrase est ce que nous pourrions appeler une phrase à compartimens ; elle est de la famille innombrable des mélodies de huit mesures, dont quatre sur l’accord de la tonique et autant sur la dominante, comme celles qui se trouvent au commencement de presque tous les concertos de Viotti, de Rode, de Kreutzer et de leurs imitateurs. Ce style qui se laisse deviner de fort loin aurait dû, ce me semble, être abandonné définitivement par Rossini dans la composition de son dernier et peut-être de son plus important ouvrage. En outre, les deux vers qui suivent :
« Dans ma cour quelle solitude !
Tu ne seras plus près de moi. »
sont loin d’avoir été rendus en musique avec la sensibilité qu’ils exigent, impérieusement. C’est glacial et commun, malgré une instrumentation qui pourrait être moins tourmentée dans sa richesse surabondante. Comme pour faire oublier ce début tant soit peu scolastique, la péroraison est admirable d’originalité, de grâce et de sentiment. L’imagination la plus exigeante ne saurait demander au compositeur des accens plus vrais ni plus nobles, quand il fait dire à Mathilde avec un mélancolique abandon :
« Sur la rive étrangère
Si je ne puis à ta misère
Offrir mes soins consolateurs,
Mon âme te suit tout entière
Elle est fidèle à tes malheurs. »
Nous ne sommes pas aussi satisfait de l’ensemble à deux voix qui termine la scène. Il devait être déchirant comme l’adieu de deux amans qui se séparent pour ne plus se revoir ; il n’est, à part la vocalise chromatique sur Melcthal, que brillant et surchargé d’instrumens à vent, sans oppositions ni contrastes. Malgré cela, il est fort à regretter, ne fût-ce qu’à cause des beaux élans d’inspiration que nous avons signalés, que cette scène soit aujourd’hui entièrement supprimée à la représentation. L’acte commence à présent par le chœur des soldats de Gesler, célébrant d’une façon rude et fière le centième anniversaire de la conquête de la Suisse et son adjonction à l’empire germain. Puis on danse, comme de raison ; on trouverait à l’Opéra, prétexte à ballets jusque dans une représentation du jugement dernier. N’importe, les airs de danse tout imprégnés de tournures mélodiques suisses, sont d’une rare élégance et tous (j’en excepte cependant l’allegro en sol intitulé pas de soldats) ont été écrits avec soin. C’est au milieu de ce ballet que se trouve la fameuse tyrolienne aujourd’hui populaire, si remarquable par ses modulations et le rhythme vocal qui lui sert d’accompagnement. Avant Rossini, on n’avait pas fait entendre au théâtre cette succession d’accords à l’aspect de toniques d’un caractère tranché comme celle qu’on remarque à la trente-troisième mesure, où la mélodie arpège dans l’accord majeur de si naturel pour retomber aussitôt dans celui de la tonique véritable sol.
Ce petit morceau que Rossini a écrit sans doute en déjeunant, a eu un succès vraiment incroyable, pendant que les beautés d’un ordre incroyablement supérieur n’ont obtenu qu’un nombre restreint de suffrages. Il est vrai que ces suffrages étaient d’une tout autre nature que ceux qui avaient si bien accueilli la jolie tyrolienne. Aux yeux de certains compositeurs, les applaudissemens de la foule sont utiles mais peu flatteurs, pour ces artistes l’opinion des esprits élevés est seule de quelque prix. D’autres au contraire ne font cas que de la quantité, fort peu de la qualité. Comme les sauvages de l’Amérique, avant que des relations plus fréquentes avec les Européens leur eussent appris la valeur des monnaies, ils préfèrent cent sous à une pièce d’or.
Après les danses, vient la fameuse scène de la pomme. Le style en est généralement nerveux et dramatique. Une phrase de Tell nous paraît surtout d’un beau caractère, c’est la réponse à l’exclamation de Gesler :
« C’est là mon prisonnier.
Guillaume :
« Puisse-t-il être le dernier ! »
Ce que je crois au contraire absolument faux de sentiment et d’expression, dans les paroles comme dans la musique, c’est le mouvement de Tell au moment où, concevant des craintes pour son fils, il le prend à part, l’embrasse et lui ordonne de fuir. Au lieu de :
« Espoir de ma race,
Ô toi que j’embrasse,
Porte au loin tes pas. »
il ne devrait que lui faire signe et prononcer rapidement ces deux mots : Sauve-toi. S’appesantir dans un andante sur cette idée serait indifférent peut-être dans un opéra italien, bien italien, mais dans une conception comme Guillaume Tell, où la raison a droit de cité, où tout n’est pas exclusivement consacré à faire briller les chanteurs, un tel morceau est plus qu’un non-sens, c’est un contresens. Le récitatif suivant remplit exactement au contraire toutes les conditions voulues par la vérité :
« Rejoins ta mère, je l’ordonne ;
Qu’au sommet de nos monts la flamme brille et donne
Aux trois cantons le signal des combats ! »
Ce débit précipité rend plus sensible encore le défaut d’expression dont on est choqué la première fois que cette même idée se présente. Mais quelle revanche prend le compositeur dans les touchans avis de Guillaume à Jemmy :
« Sois immobile et sur la terre
Incline un genou suppliant. »
Comme l’accompagnement des violoncelles pleure admirablement sous le chant de ce père dont le cœur se brise en embrassant son fils ! Et cet orchestre presque silencieux ne laissant entendre que des accords pizzicato, coupés par des repos d’une demi-mesure ! Et ces bassons qui tiennent pianissimo de longues notes plaintives ! comme tout cela est plein d’émotions, d’angoisses et exprime l’attente d’un grand évènement qui va s’accomplir ! Les dernières phrases du chant :
« Jemmy ! Jemmy ! songe à ta mère ;
Elle nous attend tous les deux. »
sont d’une irrésistible vérité, cela arrache les entrailles. Oh ! les partisans du suffrage populaire ont beau dire, quoique cette sublime inspiration n’excite que de rares et froids applaudissemens, il y a quelque chose là-dedans de plus noble, de plus haut, de plus fait pour qu’un homme s’enorgueillisse de l’avoir produit, que dans une tyrolienne gracieuse, fut-elle applaudie par cent mille mains et chantée par les femmes et les enfans de toute l’Europe. Il y a une différence entre le joli et le beau ! Affecter de se ranger du côté du grand nombre pour faire valoir de petites gentillesses au dépens de ce qui s’adresse aux sentimens les plus intimes du cœur, c’est se montrer industriel habile, mais non pas artiste qui sent sa dignité et son indépendance. La première partie du Finale de ce troisième acte renferme un passage d’une admirable énergie, qui toujours a été annihilé à l’Opéra par la faiblesse des moyens de la cantatrice : je veux parler de cet éclat soudain qui échappe à la timide Mathilde.
« Au nom du souverain je le prends sous ma garde.
Quand tout un peuple indigné vous regarde
Osez, osez l’arracher de mes bras ! »
Cette indignation est heureusement rendue tant par la voix que par les instrumens ; c’est vrai comme Gluck et Spontini. Le thème syllabique du choeur d’hommes « quand l’orgueil les égare » accompagnant le chant si ingénieusement modulé des soprani est d’un excellent effet. La stretta de ce chœur ne contient plus que des cris furieux, que motivent les paroles il est vrai, mais qui ne produisent aucune émotion chez l’auditeur dont ils brutalisent l’ouïe fort inutilement. Là encore, il eût fallu peut-être changer les vers du libretto, car il était fort difficile, sinon impossible de dire : Anathème à Gesler, autrement qu’avec de furibondes vociférations qui ne comportent ni mélodie ni rhythme et empêchent par leur violence toute appréciation de l’harmonie.
Le quatrième acte nous ramène les passions individuelles et par conséquent un repos nécessaire après le fracas de l’acte précédent. Arnold vient revoir la chaumière déserte de son père ; son cœur rempli d’un amour sans espoir, de projets de vengeance, tous ses sens agités par les scènes de sang et de carnage toujours présentes à sa pensée, succombent accablés sous le poids du plus déchirant contraste. Tout est calme et silencieux. C’est la paix, c’est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux en un pareil moment de répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel, seul, le sien pourrait battre avec moins de douleur, l’infini l’en sépare... Mathilde ne sera jamais à lui… La situation est poétique, elle est d’une tristesse poignante même, aussi a-t-elle inspiré au musicien un air que nous n’hésitons pas à appeler le plus beau de la pièce. Toute l’âme souffrante du jeune Melcthal y est répandue ; les plus douloureux retours sur le passé y sont peints avec de ravissantes mélodies ; l’harmonie et les modulations n’y sont employées que pour renforcer l’expression mélodique, jamais par caprice musical ; l’allegro avec chœurs qui suit est plein de fougue, il couronne dignement une aussi belle scène. Ce morceau, cependant, à en juger par les applaudissemens qu’il reçoit, ne produit sur le public qu’un médiocre effet. C’est trop fin pour lui ; les nuances délicates de cette nature lui échappent presque toujours… Ah ! si l’on pouvait réduire le public à une assemblée de cinquante personnes sensibles et intelligentes, quel bonheur alors de faire de l’art !... — Le trio accompagné des instrumens à vent et la prière pendant l’orage, qui seuls succèdent à l’air dont je viens de parler, ont été supprimés avant la première représentation. Cette coupure est bien fâcheuse surtout à cause de la prière qui nous paraît être d’un pittoresque achevé. D’ailleurs la donnée musicale du morceau était assez neuve pour qu’on y fît une exception en sa faveur. Sans doute, il y eut, lors de la mise en scène, quelques raisons de machines ou de décors qui firent supprimer cette partie intéressante de la partition ; il n’y avait donc pas à hésiter, on sait qu’à l’Opéra les directeurs supportent la musique.
Dès ce moment jusqu’au chœur final, on ne trouve plus guère que du remplissage. Ce sont des éclats d’orchestre pendant que Guillaume lutte sur le lac avec la tempête, des fragmens de récitatif, entremêlés de chœur, etc… ; toutes choses que le musicien écrit avec la certitude qu’on ne les écoutera pas. Le dernier chœur en revanche,
« Tout change et grandit en ces lieux…
Quel air pur ! »
est une belle expansion harmonique. Les ranz des vaches flottent gracieusement sur ces larges accords et l’hymne solennel de la liberté suisse s’élève vers le ciel, imposant et calme, comme la prière de l’homme juste.
H. BERLIOZ
* Nous remercions vivement Madame Liliane Lascoux de nous avoir envoyé cet article.
Madame Lascoux, Agrégée de Lettres Classiques et Docteur en Littérature comparée, est membre de l’Équipe de Recherche Musique et Littérature du Centre de Recherche en Littérature Comparée (CRLC), Université Paris Sorbonne – Paris IV. Elle a écrit une thèse de doctorat sur Rossini et la vie littéraire à Paris (Rouen, 1994).
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