Site Hector Berlioz

dois a Davis

Par

Christian Wasselin

© 2007 Christian Wasselin

    Sir Colin Davis a eu quatre-vingts ans, et il n’aime pas les anniversaires. Moi, j’en avais douze quand la musique de Berlioz m’est apparue. Ce fut par le disque, d’abord, et pour de longues années : une Fantastique dirigée par Charles Munch (Boston, RCA, 1962 !) puis, très vite, les enregistrements que Colin Davis signa pour Philips et ceux qu’il avait commencé de graver pour l’Oiseau-Lyre dès le début des années 60. Le Requiem, un beau soir de novembre 1971, scella mon admiration pour un homme et un artiste que je continue de considérer comme un modèle d’élégance et de détachement passionné (non, il n’y a là aucune contradiction), vertus que j’ai pu vérifier, plus tard, à l’occasion de plusieurs entretiens que Sir Colin m’a fait le plaisir de m’accorder dans le cadre de mes activités de journaliste. Comment oublier ce moment passé à ses côtés dans les rues de Vienne, le long des rails du tramway, alors qu’il venait de diriger Roméo et Juliette au Musikverein et qu’il me conviait à partager avec lui une bouteille de Ruländer dans le hall de son hôtel pour que nous parlions de Berlioz ?

    Les yeux gris-bleu de Sir Colin, profonds et rieurs, ses cheveux, ses gestes toujours souverains, toujours bienveillants (dans la vie comme au pupitre), sa voix douce, procèdent d’une humanité que notre monde me donne l’impression de perdre ou d’abandonner de jour en jour.

    Colin Davis, indissolublement lié à Berlioz ? On a beau vouloir se faire l’avocat du diable, essayer de lui trouver des failles, prétendre qu’il a occupé un terrain laissé vide par d’autres, il n’empêche : Colin Davis est, qu’on le veuille ou non, le chef qui depuis quarante ans a le plus fait pour Berlioz. Qui a enregistré quatre fois la Fantastique, trois fois Roméo et Juliette, l’Enfance du Christ, les Nuits d’été et Harold en Italie, deux fois les Troyens, Cléopâtre et la Damnation (en attendant un second Benvenuto) – et trois fois Béatrice et Bénédict ? Le flambeau a été repris, pour citer deux magnifiques chefs anglais, par John Eliot Gardiner, par Roger Norrington, mais sait-on qu’ils ont joué, autrefois, sous la direction de Davis ?

    Ses enregistrements se ressemblent tous ? Raison de plus : Davis, à l’instar du roi de France Charles X, n’a rien oublié ni rien appris avec le temps ; il s’est fixé une vision des œuvres de Berlioz, une fois pour toutes, et n’en a guère changé. D’autres que lui ont mis face à face les violons I et les violons II ; lui, non. Et pourtant, quelle transparence, quel souffle !

    Tout a commencé, on le sait, le jour où il interpréta, au poste de clarinettiste, l’Enfance du Christ : ce jour-là, ce fut une révélation. Davis s’appropria littéralement Berlioz, qui devint son intime et dont il se fit une idée immédiatement précise et définitive. Au point que seules les distributions, depuis quarante ans, apportent des changements notables à ses interprétations et à ses enregistrements successifs. Aurait-il eu raison avant tout le monde ?

    Et qu’on ne lui fasse pas le procès du flegme ou de la réserve so british : encore un préjugé à renverser ! Il suffit d’avoir assisté à un concert dirigé par Sir Colin pour mesurer à quel point il s’engage de tout son être, il faudrait plutôt dire : de toute son âme. Avec le temps, ses interprétations sont de plus en plus apolliniennes, là où d’autres chefs iront voir du côté de Dionysos. J’ai cité les disques de Sir Colin, parce que ce sont eux qui me fascinèrent de prime abord, mais j’ai eu par la suite la chance de l’entendre diriger Roméo, la Fantastique, les Nuits d’été, Benvenuto, la Damnation, les Troyens (trois fois, ce que jamais je n’aurais imaginé !). Je me rappellerai toujours certain Requiem donné pendant l’été 2001, en la cathédrale Saint-Paul de Londres, où tout paraissait aller de soi, comme si Sir Colin était chez lui dans cette musique dont il sait mieux que quiconque transcender la puissance.

    Le Requiem, justement. Il suffit d’écouter cet enregistrement qui m’a empoigné pour la vie et auquel je reviens toujours, implacable et ineffable à la fois, pour comprendre la vision qu’a Davis de la musique de Berlioz : choix des tempos (plutôt mesurés), art des contrastes et du relief (le «Rex tremendae» est vraiment ici d’une redoutable majesté), ampleur de l’ensemble, soin apporté aux détails et la matière même des silences, tout me comble. Le drame et la prière ne font qu’un : la polyphonie des timbales est la plus terrifiante jamais enregistrée, les phrases de cordes cisaillantes (dans la reprise des fanfares du «Tuba mirum»), les «Preces meae» du chœur dans le «Quaerens me», le «poco sf» des violoncelles et contrebasses sur lequel prend appui le crescendo final du «Lacrymosa», la pulsation des bois et l’entrelacs des cordes dans l’«Offertoire», tout me saisit encore aujourd’hui, et aujourd’hui plus que jamais, jusqu’à la lumineuse péroraison de l’«Agnus dei».

    Qu’on réécoute aussi le premier enregistrement de Benvenuto Cellini, et on réapprendra ce qu’euphorie et fougue réglée (comme l’exigeait Berlioz) veulent dire.

    Si Colin Davis incarne cette double vertu de précision et de sentiment intime de la musique, on ne s’étonnera pas qu’il ait toujours dirigé Berlioz comme un disciple que le compositeur-chef d’orchestre n’a jamais eu. Mais Mozart et Sibelius, pour n’en citer que deux, appartiennent aussi à son panthéon : n’ayons garde d’étiqueter un artiste dont la fantasy est aussi l’une des vertus.

Christian Wasselin,
22 octobre 2007
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* Le texte de cet entretien viennois a été publié dans le Cahier de l’Herne consacré à Berlioz que j’ai piloté en compagnie de Pierre-René Serna.

** On trouve chez Philips et dans la collection « LSO live » l’essentiel des enregistrements de Colin Davis consacrés à Berlioz.

Nous remercions vivement notre ami Christian Wasselin d’avoir écrit cet article pour ce site.

Voyez aussi sur ce site:

Deux comptes-rendus, en anglais, par Gene Halaburt et par Michel Austin du Requiem 
dirigé par Sir Colin Davis en juillet 2001, en la cathédrale Saint-Paul de Londres.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 23 octobre 2007.

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